L’éducatrice n’avait pas eu l’occasion de profiter de son permis de chasse, très occupée par les obligations liées à son doctorat. À plusieurs reprises elle dut se rendre à Québec afin de faire valider la démarche dans laquelle elle souhaitait orienter ses travaux. Sans que ce ne fût des reproches, madame Lapointe qui supervisait sa thèse l’invitait à moins critiquer ce qui était en place actuellement pour davantage explorer de nouvelles pistes et les approfondir. Après réflexion, Abigaelle s’aperçut que son conflit, de plus en plus ouvert avec madame Saint-Gelais, teintait son travail à tout le moins le style lapidaire employé.
Le 30 novembre, donc, bouleversement complet dans la municipalité des Saints-Innocents, d’abord annoncé quelques jours auparavant par Monsieur le maire, l’homme qui s’était donné pour mandat de rafraîchir les infra-structures existantes, dans un message écrit puis remis à la maîtresse de poste afin qu’elle le distribue dans tous les casiers postaux et, aujourd’hui, fait rare et occasionnel, le tocsin rappelant à la population qu’elle était convoquée pour 10 heures de l’avant-midi dans la nef de l’église, le local municipal ne pouvant pas recevoir autant de gens.
Branle-bas de combat. 9 heures 30, les cloches retentissent, les gens arrivent par petits groupes. Facile de lire dans le visage de tout ce monde que la réunion revêt un caractère particulier. On ne parle que de cela depuis près d’une semaine. Tous ceux et toutes celles ayant une quelconque responsabilité dans la municipalité se firent un point d’honneur de passer le message : «Devant une situation urgente, tous doivent être informés.»
Madame Saint-Gelais obligea Henriette, la secrétaire, à remettre à tous les enfants un mémo adressé aux parents de l’école, mémo dont les termes étaient sans équivoque. Elle avait même appelé son collègue directeur de l’école secondaire afin qu’il puisse de son côté faire la même chose auprès des élèves résidant dans la municipalité des Saints-Innocents.
La stratégie a bien fonctionné, l’église déborde. Personne ne sachant trop s’il est permis de parler à l’intérieur de la nef observe un silence religieux. Au micro installé devant la balustrade Monsieur le curé ouvre l’assemblée en donnant la parole à Monsieur le maire qui s’approcha l’air solennel, un texte en main.
- Chers concitoyens, vous êtes tous au courant qu’un ours blessé rôde autour de la municipalité depuis quelques jours. Je vous fais un résumé des détails que nous possédons à l’heure actuelle avant de vous informer sur ce qu’il ne faut pas faire si vous vous trouvez en sa présence ; ces conseils nous ont été fournis par un spécialiste des grands animaux et animaux sauvages de la Faculté de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe qui devrait se présenter ici dans les 48 prochaines heures. Il s’agirait d’un mâle âgé entre deux ou trois ans. Ceux qui l’ont vu, je tiens à les remercier d’avoir immédiatement avisé le responsable des permis de chasse et pêche, nous disent que la blessure qui saigne beaucoup serait le résultat d’une ou plusieurs flèches tirées peut-être dans sa direction, peut-être par accident ou par mégarde, l’ayant atteint. Il boite, une flèche toujours plantée dans la cuisse. Le vétérinaire nous indique que malgré cette blessure, il serait tout de même en mesure de se déplacer rapidement si le besoin s'en faisait sentir. On aurait noté qu’il bave beaucoup en présence d’un humain. Nous vous conseillons donc de ne pas l’approcher et cela pour aucune raison, encore moins de lui donner de la nourriture. Peut-être qu'il est menaçant, alors il ne faut pas lui tourner pas le dos ni fuir en courant. Retenez votre chien si celui-ci vous accompagne. Vous avez des questions ?
Abigaelle, s’est installée à l’arrière de l’église, elle qui ne fréquente plus les endroits religieux depuis des années. Le court exposé du maire lui sembla clair et apte à rejoindre la population. Toutefois, elle avait remarqué un léger remous lorsque fut annoncé que cet ours noir d’une certaine taille en raison de son âge, avait peut-être été blessé par au moins une flèche l’ayant atteint à la cuisse, frisson accompagné de regards accusateurs vers Don, le garde-forestier. Une ou plusieurs flèches, un autochtone, le lien paraissait facile à établir. Celui-ci ne réagit pas. Chelle, sa fille qui entrant dans l’église avait salué son éducatrice d’un grand sourire, regardait son père avec l’allure d’une enfant qui ne saisit pas complètement ce qui se passe.
Autre chose avait aussi attiré son attention : l’absence de madame Saint-Gelais. Étonnant que la directrice ne soit pas à la rencontre car rien ne peut présager que cette menace, réelle, ne puisse pas éclater dans la cour de son école. Elle avait sans doute avisé le maire, mais ça n’enlevait rien à l’aspect bizarre de la situation. Peut-être devait-elle s’activer à la préparation de sa rencontre de parents prévue pour la semaine précédente, mais remise en raison de cette urgence !
Cette occasion permettait à l’éducatrice, pour une première fois, de voir réunis une bonne partie de la population de la municipalité, Don et sa fille sans les deux femmes qu’elle avait croisées, sommairement, au bout du rang sans nom, sans numéro et sans asphalte. Elle remarqua aussi Benjamin qui ne cessait de jeter des coups d’oeil du côté de Chelle, assis entre ce qui devait être ses parents, famille de l’autre rang, parallèle à celui des autochtones. Le père, un bonhomme droit comme un chêne, soucieux de bien comprendre tous les éléments de l’affaire apparaissait indifférent aux gens qui emplissaient les lieux et n’avaient de regards que pour son épouse, enceinte à un point tel que ça se remarquait. Elle fit rapidement le lien entre le fiston, Herman Delage et ces deux personnes qui deviendraient, du moins elle le souhaitait, ses possibles fournisseurs de haschisch. Un sourire qu’elle ne put contenir disait « deux de mes élèves, un autochtone et un couple original, tous en marge du village, chacun dans un rang sans nom, sans numéro et sans asphalte… nous devrions bien nous entendre.»
La rencontre terminée, chacun quittait l’église prenant bien soin de porter son regard sur la gauche, sur la droite pour éviter une surprise désagréable ; seul le vieux curé, l’air songeur, demeura assis à côté du micro.