Daniel et son épouse sentirent le besoin de faire une synthèse de tout ce qui leur arrivait depuis l’annonce de la venue d’un deuxième enfant, leur rencontre avec la famille ojie-crie, l’entrée de leur fils à l’école et d’un certain courant d’air flottant dans le village des Saints-Innocents...
Jésabelle détailla les principales informations reçues à la suite de sa rencontre fortuite avec l’épouse de Don, insistant sur les tourments qui l’assaillent quotidiennement, ainsi que sur sa grossesse qui lui semble plus difficile que la première.
- Elle se décrit comme perturbée au point que notre courte rencontre dans le boisé que nous partageons avec sa famille lui a arraché, péniblement je dois dire, quelques confidences. Je n’ai aucune idée de l’étendue du conflit entre sa belle-mère et elle, mais à première vue je ne serais pas du tout surprise qu’elle… d'ailleurs tu sais que son nom n’est toujours pas choisi même si celui qu’elle aime conviendrait, mais pas à la mère de Don qu’elle nomme l’ancêtre, tout ça c’est une autre histoire… je reviens à mon inquiétude sur ce qui oppose les deux femmes ; il apparaît évident qu’on se retrouve devant un conflit générationnel. Ça ressemble beaucoup à ce qui nous est arrivé, toi ici et moi dans ma grande ville, à la différence que nous avons pris les moyens pour secouer les jougs qui nous oppressaient alors qu’elle semble complètement démunie. Je ne sais même pas de quel côté loge son mari. Par chance ou malchance, je ne sais trop, c’est lui qui aura le dernier mot et prend la décision finale en cas de mésentente, alors les deux femmes doivent se soumettre. On est en 1975… Incroyable d’assister à cela… C’est certain que la culture joue un rôle important dans toute l’affaire.
Daniel écoutait son épouse avec attention, sirotant la tisane qui fumait devant lui.
- Est-ce que Benjamin t’en a dit davantage sur ses premières journées à l’école? À croire qu’il souhaite que la conversation dévie un peu. Mais il est comme ça Daniel, il a besoin de temps pour réfléchir, pour retourner tous les faits dans sa tête avant de prendre position. Pour sûr, il se retrouve à l’avant-poste des informations du fait qu’il passe une bonne partie de son temps au village alors que Jésabelle s’en abstient comme si c’était une loi qu’elle s’était imposée.
- Tu déportes la question, mais ce n’est pas grave, l’important c’est que tu saches que j’ai rencontré Aanzheni. Daniel fronça les yeux. Oui, c’est le nom qu’elle souhaite adopter après son deuxième accouchement. De sa deuxième fille.
- Ça sonne bien à l’oreille, mais sais-tu ce que cela signifie en français?
- Esprit d’ange, lui répondit Jésabelle qui ne cessait de tenir son ventre de plus en plus apparent.
Au même instant, ils entendirent le bus scolaire s’arrêter, leur fils en descendre tout en demeurant debout pour répondre au salut de Chelle dont le visage emplit la vitre salie par la route sablonneuse du rang. Walden venait de rejoindre Benjamin, l’encerclant, défaisant le cercle pour tout de suite en refaire un autre, la queue allant d’un bord puis de l’autre.
*****
Le bus avait repris la route à rebours se dirigeant vers l'autre rang, parallèle à celui-ci, pour y déposer la fillette aux longues tresses noires.
La femme sans nom attendait sur l’accotement de la route, les mains jointes et les bras prêts à s’ouvrir. Chacun des retours de l’école maternelle réveillait chez la mère de Chelle un état d’inquiétude que son visage ne pouvait dissimuler, un peu comme si elle prévoyait la confirmation de son angoisse l’ayant torturée toute la journée.
À la fenêtre de la maison, dissimulée derrière les rideaux de crêpe, des yeux surveillaient la scène. Des yeux dans lesquels se lisait une désapprobation totale de la situation. L’ancêtre se disait intérieurement qu’elle devait absolument trouver une solution au problème perçu comme une attaque frontale aux traditions objibwéés. Elle se rongeait les sens à propos de cette bru pour qui elle n’avait aucune affection. Une soeur demeurée à la réserve de Sault-Sainte-Marie lui avait signifié son appréhension et conseillé de ne pas accepter cette femme auprès de son fils qui, selon elle, serait porteuse de malchance, pire, de malédiction. Sa famille agirait continuellement de manière à ce que leur groupe - leur race comme le disait l’ancêtre - lentement se désagrège en s’intégrant aux Blancs. Ce fut, a-t-on su au village une fois qu’elle fut installée, la raison de sa venue à des Saints-Innocents.
Chelle demanda à sa mère pourquoi son chien-loup n’était pas là pour l’accueillir, ce à quoi elle reçut pour réponse que Ojibwée ne se manifestait plus lorsque le bus avait repris la route sablonneuse le matin. Tu sais ma fille, depuis la rentrée scolaire elle se sent bien seule et je n’ai pas toujours le temps de m’en occuper comme toi le fais. S'éloigner c'est peut-être une façon de tromper son ennui, je ne sais pas trop. Sois certaine qu’elle t’a entendue arriver et bondira sur toi dans deux minutes.
La mère et la fille se dirigèrent vers la maison où trônait l’ancêtre, les bras croisés. Va te changer, ensuite nous irons marcher vers les bouleaux. Ouste, je t’attends.
Les paroles acérées de cette vieille femme eurent l’effet de la foudre, statufiant la mère et précipitant Chelle à l’intérieur. L’ancêtre, sans jamais regarder sa bru, descendit lentement les marches de l’escalier, siffla pour que le chien-loup la rejoigne, lui signifia d’un doigt inquisiteur de s'asseoir, puis s'installa dans l'attente, ce qui représentait le pire des supplices qu’elle puisse endurer.

Finalement Chelle et sa grand-mère s'engagèrent, sans se tenir la main, dans l’entrée du boisé, suivies par Ojibwéée, demeurant toutefois à une certaine distance, ne quittant pas l’enfant du regard, ralentissant sa marche à cause de leurs constants arrêts, des longs monologues de la vieille femme que Chelle écoutait distraitement.
- Tu m’écoutes quand je parle ! Comment pourras-tu devenir une vraie ojie-crie si tu ne suis pas mes explications ? N’oublie jamais que nous, notre race et nos traditions sont en toi, que tu auras à les protéger, à les défendre toute ta vie sans te laisser corrompre par les Blancs qui veulent nous voir disparaître et font tout pour que cela arrive.
- À l’école…
- Tais-toi. À ton âge, on se tait et on écoute. Un jour tu devras répéter à tes enfants ce que je t’enseigne, pour cela ne sois pas distraite, garde toute ton attention sur mes paroles, mes leçons.
- Oui, mais ce n’est pas la même chose que j’entends de maman.
- Ta mère n’a pas encore de nom, n’est donc pas encore une ojie-crie complète. Elle a quitté Sault-Sainte-Marie pour venir épouser mon fils, ton père, mais sa connaissance de nos traditions, de nos mœurs est incomplète et le pire c'est qu'elle cherche seulement à se mêler aux Blancs comme toute sa famille d’ailleurs. Je n’étais pas d’accord avec le fait que tu naisses à l’hôpital et que tu fréquentes l’école du village. Tous, je dis bien tous, veulent te déshériter de notre héritage ojibwé. Il faut…
- Papa aussi ?
- Depuis quand tu te permets de m’interrompre ? C’est une habitude, une mauvaise habitude que tu apprends des Blancs. Ne tiens jamais compte de ce que dit ta mère, obéis à ton père même si parfois il n’a pas raison parce qu'il est beaucoup trop en contact avec les Blancs, ça dérange son esprit, il faut que tu saches ça. C’est moi la porteuse de l’héritage de nos ancêtres depuis que ton grand-père, mon mari, est mort, que ses cendres sont enterrées ici dans cet espace de bouleaux blancs. Ce sol n’est pas le nôtre, voilà pourquoi toi et moi devons venir le fouler souvent, très souvent pour qu’il devienne progressivement une terre inviolable. Tu as remarqué que notre chienne jamais n’urine par ici. Elle a le sens du respect, elle. Tu dois l’imiter. Respecter ce sol qui avec le temps deviendra sacré. J’obligerai ta mère quand elle aura accouché de venir déposer ta sœur sur cette terre, ici, ça sera comme la présenter à son grand-père, comme un baptême ojibwé. À la suite…
- Grand-mère, tu m’en dis trop, ça m’étourdis.
- Quoi ? Ce que je te dis t’étourdit ? Serais-tu déjà une ingrate ?
Chelle paraissait de plus en plus impatiente et comme l’obligeait sa grand-mère, ses yeux ne fixaient que le sol, celui au-dessus duquel, attachés aux branches d’un bouleau blanc, flottaient des rubans multicolores.
- Je veux retourner à la maison, dit-elle, alors que le chien-loup se levait, leur tournant le dos et prit la direction du tipi qui parfois lui servait de niche. Les parents de la jeune fille avaient remarqué qu’au retour de chacune des balades au boisé, Ojibwée s’installait, l’air triste, abattu, devant le tipi. Parfois, un long soupir modulé sortait de sa gueule et ses yeux devenaient intensément tristes. Regrettait-il le grand-père ou comprenait-il dans son cerveau de chien que Chelle n’était pas heureuse de ces promenades, chamboulée par le délire de l’ancêtre ? Les chiens ne reniflent pas seulement des odeurs !
