Jésabelle, ayant entendu rouler un moteur de voiture dans la cour, ouvrit la porte d’entrée, Walden à ses côtés.
Elle lui assigna une chaise autour de la table de cuisine et, faisant bouillir l’eau, le considérait à la dérobée.
- Vous possédez une bibliothèque impressionnante, dois-je conclure que vous êtes une grande lectrice ?
- Nous sommes très attachés à ces livres, principalement les recueils de poèmes pour mon fils Benjamin.
- Puisque vous le nommez, permettez-moi de vous entretenir de la raison qui m’amène chez-vous de bon matin.
- Je vous écoute monsieur Raphaël.
- Sans que ce soit nommément une plainte, mon service a reçu de façon confidentielle des appels en lien avec la sécurité de votre garçon. Selon ce que nous en comprenons, ça pourrait se résumer en quelques mots : on ne voit jamais cet enfant, on s’inquiète qu’il soit seul lorsque les parents quittent la maison, on s’interroge sur les conditions de sa socialisation puisqu’il semble ne jamais se trouver en contact avec d’autres enfants de son âge et, ici je vous avoue que ce point nous apparaît très peu important, le fait qu’il ne soit pas baptisé.
- Je vous sers la tisane.
Jésabelle, en aucun moment, ne manifesta quelque réaction que ce fût, encore moins l’intention d’interroger le représentant du service de la protection des enfants sur qui avait signalé ce qui apparaissait aux yeux de l’administration comme assez important pour qu’une démarche soit entreprise. Elle reprit sa place à la table, deux tasses fumantes devant eux, le regard dirigé droit dans les yeux de monsieur Létourneau.
- Je respecte les inquiétudes manifestées par votre service au point de vous déléguer pour nous rencontrer. D’abord je tiens à vous signaler que mon mari, le père de Benjamin, est actuellement à surveiller ses champs et qu’il endossera tout ce que je vous dirai. Nous souhaitons que ça clairifie la situation. Elle s’arrêta un instant, prit une gorgée de tisane. Son interlocuteur, de même.
Dehors, la pluie se faisait colérique. Daniel, installé dans sa camionnette, regardait ses champs, ceux qui furent à l’époque un lieu dans lesquels les troupeaux de son père se prélassaient pour se nourrir et qui, à la suite de son décès, devinrent, sous son élan, de vastes étendues de céréales. Une première année peu rentable, classée avec le temps, comme la pire de toutes. Daniel apprenait. Découvrait que se lancer dans la nouveauté comporte des risques et seule la certitude de faire le bon choix importe. Il demeurait sourd aux railleries de ceux qui, encore, se reposant sur des habitudes séculaires, n’envisageaient aucunement d’y changer quoi que ce soit, même modifier un tant soit peu leur manière de faire, cela ne frôlait même pas l’esprit.
Sa femme le mettrait au courant de la visite du représentant des services à l’enfance, s’en tenant ainsi au pacte conclu entre eux, les amenant à respecter chacun son domaine de responsabilités.
- On ne peut, monsieur Létourneau, empêcher les gens de parler, mais votre visite me permet d’exposer les valeurs que cette famille souhaite inculquer à son fils. D’abord, je vous informe que Benjamin a reçu tous les vaccins que la Santé publique exige de chaque enfant. Une infirmière de la ville d’où je viens, celle qui m’a accouchée il y a cinq ans, s’est fait un devoir professionnel de les lui inoculer. De plus, et c’est fort important pour Daniel, moins pour moi, notre fils sera inscrit à l’école maternelle du village des Saints-Innocents et s’y rendra dès l’ouverture des classes en septembre prochain. Ici, nous avons deux façons de voir la scolarisation des enfants. Celle de mon mari, plus traditionnelle et je la respecte, alors que la mienne se base sur deux livres qui m’ont beaucoup marquée: LIBRES ENFANTS DE SUMMERHILL du psychanalyste A.S. Neil et UNE SOCIÉTÉ SANS ÉCOLE de Ivan Illich.
- Vos références pour appuyer votre opinion sont solides.
- Qu’il ne soit pas baptisé est-ce une entrave à sa sécurité?
- La société dans laquelle nous vivons et sans doute celle dans laquelle il vivra plus tard ne s’est pas encore affranchi de cette certitude.
- Puisque vous évoquez, monsieur Létourneau, le concept de société, permettez-moi de vous dire que notre fils non baptisé, vivant en retrait du village, dans un rang au bout duquel notre maison loge, solitaire, eh bien ! il se socialise avec les livres, partage ses moments libres lorsque nous quittons provisoirement la maison avec notre chien qui lui sert de compagnon et d’ami fidèle, celui que nous avons surnommé Walden en hommage à Henry David Thoreau. Sa sécurité ne me semble pas mise à l’épreuve dans de telles conditions. Qu’en pensez-vous ?
Interloqué, cherchant une réponse qui tiendrait la route sans dévier des politiques qu’il se doit de faire appliquer, le jeune homme encore humide de pluie scrutait le fond de sa tasse dans laquelle refroidissait la tisane dont il espérait recevoir un augure.
- Vous comprendrez, madame, on ne m’emploie pas afin de juger les gens ainsi que leurs opinions, mon devoir est de m’assurer que la sécurité des enfants et dans ce cas-ci, celle de votre fils, soit garantie.
- Soyez tranquille, nous faisons tout pour que Benjamin, et il en sera de même pour le prochain enfant qui s’en vient, respire l’air le plus sain possible, que nous installons des filtres adaptés à son intelligence afin qu’il conçoive correctement ce que nous lui inculquons, de même que notre façon de vivre.
- Souhaitez-vous recevoir une copie du rapport que j’enverrai à mon supérieur ?
- Non merci, nous ne sommes pas des gens qui accumulent inutilement les papiers.
Jésabelle demeura quelques instants sur le balcon alors que, disparaissant lentement sous la pluie, le fonctionnaire songeait à la note qu’il rédigera pour que son supérieur soit en mesure de classer le dossier parmi ceux nécessitant un suivi ou ceux que l’on ferme.
Quelques minutes plus tard, la camionnette de Daniel se stationna là où la voiture de Raphaël Létourneau venait de creuser des ornières.