lundi 14 octobre 2024

Si Nathan avait su (9)

 

La naissance de Benjamin figea dans l’esprit de la communauté la mauvaise opinion développée depuis le retour de Daniel et son mariage avec Jésabelle. Ayant choisi de ne pas faire baptiser leur premier fils, cette famille devint définitivement infâme. La mère avait accouché à la maison accompagnée d’une sage-femme venue de la grande ville. L’enfant n’accompagnait jamais ses parents lorsque ceux-ci se présentaient au village - qui s’occupait de lui alors ? - dans les faits avant son entrée en classe de maternelle, personne ne l’avait vu, même aperçu. Son nom avait été communiqué à la secrétaire municipale afin qu’il soit inscrit au registre officiel des naissances. Vivant principalement la nuit, il dormait le jour, passait des heures à écouter de la musique que sa mère choisissait selon les aléas de la météo et des saisons. Il parla avant de marcher, s'enfuyait «dans la lune» refusant d’être ramené à la réalité, partageait avec sa mère une alimentation que son père jugeait inadéquate, mais n’ayant aucun ascendant sur son fils, il se soustryait de son éducation, exigeant toutefois que Benjamin aille à l’école coûte que coûte, même si Jésabelle s’évertuait à le convaincre qu'elle pouvait s’occuper de cela à la maison.
 
Dès l’âge de trois ans, le jeune garçon lisait ayant appris la lecture de manière peu conventionnelle. La maison achetée par le père de Daniel afin d’éloigner bru et belle-mère, située sur un lopin de terre en retrait du village, cette maison avait appartenu à une famille qui possédait une imposante bibliothèque demeurée intacte dans la pièce principale composée de la salle à manger et du salon. Les nouveaux acheteurs n’y tenaient pas vraiment, mais l’intervention énergique de Jésabelle lui permit de survivre. Plusieurs livres des « vieux pays », comme on disait à cette époque, s’y retrouvaient, ainsi que des ouvrages religieux, mais aussi des recueils de poèmes, la plupart québécois, que l’on nommait canadiens-français. S’amusant à déplacer, replacer, reprenant la même opération des centaines de fois, Benjamin, un jour, demanda à sa mère que signifiaient ces signes qui n’étaient pas des images. Elle prit le temps de lui lire des passages pigés dans ces bouquins, l’incita à reconnaître les lettres, puis les mots, enfin les phrases et chercher à en dégager du sens. Un jour, s’adressant à sa mère « Lis-moi Rina Lasnier et je te lirai Alain Grandbois.» Ce fut le début de son entrée dans l’imaginaire.
 
À cinq ans, il récitait par coeur LES ÎLES DE LA NUIT, lisant  ce recueil qu’il chérissait parmi tous les autres même s’il ne saisissait pas tout, lui pour qui la nuit était son royaume auquel il pouvait maintenant y ajouter des îles, des tunnels planétaires, des «au-delà des étoiles», des murs protecteurs de songes, lui permettant «que la nuit soit parfaite».
 
Sa mère préférait davantage la prose à la poésie. Elle lui déclamait principalement celle de Rina Lasnier, dont le texte «L’école ouverte» qu’elle chérissait, insistant pour la lui relire plusieurs fois: « Ici, l’école s’adapte à l’écolier, et l’écolier ne sent plus l’école comme une écorce morte qui ne laisse passer ni la création ni le Créateur. Ici, le semeur sème, l’épouvantail épouvante et le soleil oriente.  Celle-là qui le jour ouvre les fenêtres pour nommer les choses, et les intelligences pour élever les choses, tu la vois, le soir, remonter doucement sa lampe et préparer pour tous le levain de la sagesse.»
 
Cette poétesse particulièrement religieuse résonnait dans la vie de Jésabelle comme des échos lui rappelant de grands vides, ceux que sa vie antérieure, celle passée dans la grande ville, des vides qu’elle avait sciemment creusés afin d'y laisser choir les diktats familiaux. Au moment où elle décida de s’affranchir du joug parental qui ne cessait de lui casser les oreilles des mêmes rengaines sempiternellement répétées:  « les filles ne font pas ça », « qu’est-ce qu’on va penser de toi ? », « t’as pas honte d’agir ainsi ? » et on en oublie, une vie nouvelle, hippie celle-là, s’ouvrit devant elle. Les parents la renièrent.
 
Lorsqu’elle rencontre Daniel, celui-ci traverse une période sombre. Jésabelle sera son épiphanie. Le jeune homme fraîchement sorti de la campagne, encore et malgré lui imbu de principes sur lesquels de moins en moins il s’appuyait, découvre un autre monde. Du tabac il passe au haschich, de la bière Molson au cocoroco et à l’absinthe, du travail quotidien au farniente, entrant dans le monde exalté des plaisirs sexuels. Il pouvait, lui et son groupe contre-culturel, décamper sans savoir où aller, revenir pour devoir trouver un nouvel abri servant parfois de repaire.
 
Jésabelle s’intéressa à lui en raison de son esprit qu’elle qualifiait de rebelle, certaine qu’un jour ou l’autre, tout comme elle, il rentrera dans le rang conventionnel entretenant au fond de lui-même ce désir effréné de tout revoir de manière différente, tout remettre en doute et l’appliquer quotidiennement pour le reste de ses jours. Le profond sentiment de culpabilité qui l’habitait à ce moment-là se trouva malmené par une femme qui venait de choisir sa voie, celle de la liberté inconditionnelle.
 
Lorsqu’ils formèrent un couple, que les autres membres du groupe leur reprochaient de s’isoler, de ne plus participer activement aux divers échanges autant verbaux que sexuels, ils sentirent le moment venu de quitter le clan ainsi que la grande ville. Daniel revint dans son village, Jésabelle à son bras. Une Jésabelle qui se reconnût dans cet environnement plus calme, à proximité de la terre et de la nature, ne s’attendant pas à la révulsion d’une population aux antipodes de ce genre d’authenticité. Elle choisit de ne se mêler à personne, d’intérioriser les valeurs cultivées durant son expérience qualifiée de beatnik par ses proches et les campagnards.
 
La naissance de Benjamin bouscula les habitudes de cette famille atypique. Le fait que les grands-parents de l’enfant soient pris en étau entre leur aversion pour sa mère et le besoin de s’approcher du premier fils obligea Daniel à redéfinir sa perception de la «famille». Il se décida promptement, coupa drastiquement les liens avec son père et sa mère, au risque d'ostraciser davantage son ménage et d'amplifier les médisances et les calomnies principalement dirigées à l’encontre de l’étrangère venue de la grande ville.
 
Jésabelle n'en tenait pas compte, ne commentait jamais ces ragots, se consacrant entièrement à son fils dont elle souhaitait qu’il fût conscient de qui il pouvait être, cultivant ses capacités intellectuelles et semant dans son  appétit un insatiable goût de liberté et d'autonomie. 

L’été, elle modifiait son propre horaire et vivait la nuit pour se rapprocher de lui alors que le père, fort occupé, passait la majorité de son temps dans ses champs céréaliers.
 
Un jour de juillet, il pleuvait à boire debout, un fonctionnaire responsable de la sécurité des enfants se présenta à cette maison au bout du rang le plus éloigné du village.




mercredi 9 octobre 2024

Un peu de politique à saveur batracienne ... (Billet 13)

 


Qu'est-ce que « The Snake » vient faire dans la campagne présidentielle américaine ?

Prenez d'abord le temps d'écouter cette vidéo, celle du chanteur américain Al Wilson à partir d'un texte de Oscar Brown, écrite afin de promouvoir les droits civiques des Noirs américains. 
Elle est inspirée de la fable d'Ésope « Le fermier et la vipère ». 
Voici qu'elle revient à nouveau s'insinuant dans le déroulement déjà assez olé-olé de la course à la présidence des USA.

https://www.youtube.com/watch?v=fHIcVuqQgVo

Voici maintenant le texte anglais de la chanson ainsi qu'une traduction. Je vous reviens après que vous en ayez pris connaissance.

On her way to work one morning
Down the path along side the lake
A tender hearted woman saw a poor half frozen snake
His pretty colored skin had been all frosted with the dew
"Oh well," she cried, "I'll take you in and I'll take care of you"
"Take me in oh tender woman
Take me in, for heaven's sake
Take me in oh tender woman," sighed the snake

She wrapped him up all cozy in a curvature of silk
And then laid him by the fireside with some honey and some milk
Now she hurried home from work that night as soon as she arrived
She found that pretty snake she'd taking in had been revived
"Take me in, oh tender woman
Take me in, for heaven's sake
Take me in oh tender woman," sighed the snake

Now she clutched him to her bosom, "You're so beautiful," she cried
"But if I hadn't brought you in by now you might have died"
Now she stroked his pretty skin and then she kissed and held him tight
But instead of saying thanks, that snake gave her a vicious bite
"Take me in, oh tender woman
Take me in, for heaven's sake
Take me in oh tender woman," sighed the snake

"I saved you," cried that woman
"And you've bit me even, why?
You know your bite is poisonous and now I'm going to die"
"Oh shut up, silly woman," said the reptile with a grin
"You knew damn well I was a snake before you took me in
"Take me in, oh tender woman
Take me in, for heaven's sake
Take me in oh tender woman," sighed the snake



Traduction de chanson Al Wilson - The Snake en français


En route pour son travail un matin
Sur le chemin le long du lac
Une femme au cœur tendre a vu un pauvre serpent à moitié gelé
Sa jolie peau colorée avait été toute givrée de rosée
"Eh bien," cria-t-elle, "je vous prendrai et je prendrai soin de vous"
"Emmène-moi ô femme tendre
Emmène-moi, pour l'amour du ciel
Prends-moi en ô femme tendre, "soupira le serpent

Elle l'a enveloppé tout douillet dans une courbure de soie
Et puis le coucha au coin du feu avec du miel et du lait
Maintenant, elle est rentrée du travail cette nuit-là dès son arrivée
Elle a découvert que le joli serpent qu'elle avait attrapé avait été ressuscité
"Emmène-moi, ô femme tendre
Emmène-moi, pour l'amour du ciel
Prends-moi en ô femme tendre, "soupira le serpent

Maintenant, elle le serra contre sa poitrine, "Tu es si beau," cria-t-elle
"Mais si je ne vous avais pas fait entrer maintenant, vous seriez peut-être mort"
Maintenant, elle caresse sa jolie peau, puis elle l'embrasse et le serre fort
Mais au lieu de dire merci, ce serpent lui a donné une morsure vicieuse
"Emmène-moi, ô femme tendre
Emmène-moi, pour l'amour du ciel
Prends-moi en ô femme tendre, "soupira le serpent

"Je t'ai sauvée", cria cette femme
"Et tu m'as mordu même, pourquoi?
Vous savez que votre morsure est toxique et maintenant je vais mourir "
"Oh tais-toi, femme idiote," dit le reptile avec un sourire
"Tu savais très bien que j'étais un serpent avant de m'accueillir
"Emmène-moi, ô femme tendre
Emmène-moi, pour l'amour du ciel
Emmène-moi ô femme tendre, soupira le serpent



    La chanson a gagné une attention renouvelée pendant la campagne pour l'élection présidentielle américaine de 2016. 

Le candidat républicain Donald Trump a lu ses paroles lors de plusieurs rassemblements de campagne pour illustrer sa position sur l'immigration illégale , affirmant que la décision d'autoriser les personnes demandant le statut de réfugié à entrer aux États-Unis « nous retomberait dessus », comme cela est arrivé à la femme qui a accueilli le serpent dans la chanson. 

L'œuvre d'Oscar Brown a été décrite comme « une célébration de la culture noire et une répudiation du racisme ». Deux des sept enfants de Brown ont demandé à Trump d'arrêter d'utiliser la chanson de leur défunt père, déclarant aux médias : « Il utilise de manière perverse 'The Snake' pour diaboliser les immigrants » et que Brown « n'a jamais rien eu contre les immigrants ».  Malgré une lettre de cessation et d'abstention , Trump a continué à réciter les paroles lors de rassemblements, notamment en juin 2021, en septembre et décembre 2023. 

Lors d'un rassemblement dans l'Ohio le 16 mars 2024, il a de nouveau lu  The Snake, le qualifiant de « métaphore très précise, et cela concerne notre frontière, cela concerne les gens qui arrivent, et ne soyez pas surpris lorsque de mauvaises choses arrivent, car de mauvaises choses arriveront. » 

En 2024, The Lincoln Project , un groupe d'opposition républicain à Trump, a récupéré la lecture du poème par Trump dans une publicité d'attaque lors de la Convention nationale républicaine de 2024 , présentant Vance comme la femme et Trump comme le serpent. 

On ne cessera pas de nous étonner du côté des Républicains.



mardi 8 octobre 2024

Projet entre nostalgie et fantaisie... (7)

 





mémoire des choses à venir


     oublier     avoir déjà tout oublié
     le passé   il y a une minute 
     une heure   une journée
     cela arrive

     découpler mieux ce qui vient que ce qui va
     davantage les pieds sur terre
     la tête vers le ciel
     cela se fait

     tous les dix-sept heures ne sont pas les mêmes
     comme ces putains de la rue Ontario qui trottent sous la chaleur
     à la fenêtre d’un alcôve chaud un ventilateur essoufflé
     défait le lit

     une langue noire tatouée sur le froid du trottoir
     un je t’aime rouge aux lèvres            noir aux yeux
     bleu aux bras violets
     espérer dans un trou de mémoire
     qui s’emplit des choses à venir
     résister au temps
     tout comme le ciment de la rue Ontario
 
27 février 2007
Saut 156



               




vendredi 4 octobre 2024

Amos OZ

 

Amos Oz







Amos Oz est le nom de plume d’Amos Klausner né à Jérusalem (1939-2008), poète, romancier et essayiste israélien.
 
Professeur de littérature à l’Université Ben Gourion de Beer-Sheva, il est le cofondateur du mouvement La Paix maintenant  et un fervent partisan de la solution d’un double État au conflit israélo-palestinien.
 
C’est dans ce cadre - un possible embrasement au Proche-Orient - que je me suis retourné vers lui afin de mieux saisir les tenants et les aboutissants d’une telle situation.
 
De son livre LES DEUX MORTS DE MA GRAND-MÈRE, un essai publié en 1995, j’ai retiré quelques citations que je vous propose maintenant afin d’alimenter la réflexion à partir des mots de cet apôtre de la paix.

                                                        ***
 
 
.    Parlant de la Shoah -
C’est la distorsion du langage qui  a mené à ce meurtre-là. Des générations avant la naissance de Hitler, les auteurs de massacres savaient déjà qu’il faut corrompre les mots avant de corrompre ceux qui les emploient, afin de rendre les gens capables d’assassiner en guise de purification, de nettoyage, de guérison. L’individu qui appelle son ennemi ‘’animal’’, ‘’parasite’’, ‘’pou’’, ‘’bête de proie’’ ou ‘’microbe’’ forme des criminels.
 
.    Nous devons traiter les mots comme des grenades.
 
.   Comment pouvons-nous bénéficier du passé? Que peut encore Auschwitz pour les vivants, en dehors de leur inspirer l’horreur, le chagrin et le silence? Peut-être, entre autres choses, peut-il nous faire prendre conscience sans délai de l’existence du mal. Le mal n’existe pas seulement comme les accidents; ce n’est pas un phénomène social ou bureaucratique impersonnel et sans visage, ni un dinosaure empaillé dans un musée.  Le mal est une option toujours présente, autour de nous et en nous. Les horreurs du préjugé et de la cruauté ne sont pas simplement le résultat de l’affrontement perpétuel entre l’homme de la rue, doux et simple, et le monstrueux establishment politique. Souvent, l’homme de la rue n’est ni doux ni simple. Les sociétés relativement convenables se heurtent constamment à d’autres, qui ont du sang dans les mains. Pour être plus précis, nous devons nous soucier de la fréquente lâcheté d’individus et de sociétés ‘’décents’’ chaque fois qu’ils doivent se mesurer aux oppresseurs impitoyables. Bref, le mal n’est pas ‘’à notre porte’’, il rôde en chacun de nous, parfois habilement déguisé par l’idéalisme et la piété religieuse.
 
. Comment peut-on être humain, c’est-à-dire sceptique, capable d’ambivalence morale, et essayer en même temps de combattre le mal? Comment résister au fanatisme sans devenir soi-même fanatique? Comment combattre pour une noble cause sans devenir un combattant? Comment lutter contre la cruauté sans se laisser contaminer? Comment utiliser l’histoire sans éviter les effets toxiques d’une surdose d’histoire? Il y a quelques années, à Vienne, j’ai vu dans la rue une manifestation d’un groupe d’écologistes, qui protestaient contre les expériences scientifiques sur les cochons d’Inde. Ils portaient des pancartes avec l’image de Jésus entouré de cochons d’Inde martyrisés. Leur slogan était :’’Il les aimait aussi.’’
Peut-être bien, mais certains d’entre eux m’ont paru capables, un jour ou l’autre,    d’abattre des otages pour mettre fin aux souffrances de ces animaux. Le syndrome de l’idéalisme farouche, ou du fanatisme anti-fanatique, doit inspirer de la vigilance aux personnes bien intentionnées, ici, ailleurs, et partout. En tant que conteur et activiste politique, je garde constamment présente à l’esprit l’idée qu’il est assez facile de distinguer le bien du mal. Le véritable défi consiste à identifier différentes nuances de gris; à calibrer le mal et à s’efforcer d’en définir les grandes lignes; à différencier le mal du pire.

                                                                           ***
 
J’achèverai ce billet avec un texte poétique d’Amos Oz tiré de LA TROISIÈME SPHÈRE qui date de 1994, à lire avec en tête la même intention que le précédent.
 
 
Il faut résister à la tentation idiote de croire que l’Histoire finit toujours par punir les méchants.

Cessons de nous comporter comme des enfants et apprenons enfin à gérer une situation provisoire, susceptible de durer encore des années. Les causes réelles de notre impuissance politique ne sont-elles pas à chercher dans notre inaptitude mentale à vivre à long terme, dans notre propension à faire immédiatement le tour de la question en anticipant l’avenir?
 
Existe-t-il une fraction de seconde, un laps de temps infinitésimal où se manifeste l’illumination? La lumière primordiale? Où l’obscurité se déchire et où  ce qui a toujours été opaque et inexplicable s’éclaircit subitement? Où le mot de l’énigme qu’on cherchait laborieusement depuis des années se révèle, sans crier gare, d’une extrême simplicité?
 
Il avait l’impression que ces trois jeunes filles, ainsi que les femmes qu’il avait rencontrées auparavant, y compris sa mère, morte quand il avait dix ans, n’en formaient plus qu’une. Non qu’à ses yeux toutes les femmes fussent identiques, mais en proie à l’illumination intérieure qui l’animait il lui semblait parfois qu’il n’y avait plus aucune différence entre les individus – hommes, femmes ou enfants – sinon, peut-être, sur un plan purement superficiel et éphémère : comme l’eau se transforme en neige, en vapeur, en buée, en glace, en nuage ou en grêle. Ou telles les cloches des monastères ou des églises de campagne qui, tout en possédant un timbre et une résonance propres, ont une finalité identique.
 
Son père avait peut-être raison, finalement :il n’y a pas de carte universelle. Elle n’existe ni n’existera jamais. D’une façon ou d’une autre, chacun doit se repérer dans la forêt en s’aidant des lambeaux de cartes imprécises, quand elles ne sont pas fausses, qu’il les ait reçues en naissant ou qu’il les ait trouvées en route. Bref, tout le monde se trompe. On tourne en rond. On passe du coq à l’âne. On se rencontre par hasard pour se perdre dans le noir, à jamais privé de la plus petite étincelle de lumière.
 
Celui que Dieu a oublié n’est pas perdu pour autant. Au contraire. Il se sent peut-être léger et libre comme un lézard dans le désert. Ce n’est pas l’oubli qui pose problème, c’est la résignation. De la volonté, des regrets, des souvenirs, du désir charnel, de la curiosité, de l’enthousiasme, de la joie, de la générosité, plus rien ne reste. L’âme s’amenuise, tel le vent qui s’apaise sur les collines. La douleur diminue au fil des ans, et avec elle les signes de la vie. Les choses élémentaires, simples, paisibles, celles qu’un enfant contemple avec une stupeur fascinée, les saisons qui passent, un chat qui se faufile dans la cour, une porte en train de tourner sur ses gonds, le cycle de l’éclosion et du flétrissement, la maturation d’un fruit, le bruissement des pins, une colonne de fourmis sur le balcon, le jeu de la lumière dans les vallées et sur les flancs des collines, le halo cernant la lune pâle, une toile d’araignée scintillante de rosée au petit matin, le miracle de la respiration, de la parole, du crépuscule, l’eau qui bout ou qui gèle, un rayon de soleil qui se reflète sur un morceau de verre l’après-midi, voilà les choses que nous avons perdues. Elles ne reviendront pas. Ou, pire, si elles reviennent en clignotant de loin en loin dans notre direction, l’émotion originelle, elle, aura disparu à jamais. Tout s’altère et se brouille. La vie se couvre d’une pellicule de suie …
 
Dans un siècle, vivront ici d’autres hommes, très différents de nous. Des gens raisonnables et réfléchis, qui considéreront nos souffrances d’un œil surpris, circonspect, voire gêné. En attendant, on nous a installés à Jérusalem pour nous en confier la garde. Tâche que nous accomplissons dans la violence, l’obscurantisme et l’injustice. Nous nous humilions les uns les autres, nous nous insultons, nous nous maltraitons, non par méchanceté mais par indolence et pusillanimité. Nous recherchons le bien et faisons le mal. Nous voulons soulager les souffrances et nous les envenimons. Nous rajoutons à la détresse à force de raisonner.
 
« Espèce d’imbécile! Vous n’avez pas encore compris que votre crime est votre châtiment. »



PS:                     

Puis-je espérer que le 7 octobre prochain, date fatidique s'il en est une, sera plus celle d'un espoir de paix que celle d'une recrudescence de la violence ? 

mercredi 2 octobre 2024

Si Nathan avait su (8)

 



Nathan a toujours eu la vie facile contrairement à Benjamin, son lunatique de frère aîné. Ses parents avaient placé tous leurs espoirs en lui, le voyant perpétuer la tradition familiale - prendre la relève de leur industrie agricole - ayant abandonné, depuis longtemps, l’idée de voir le plus vieux réaliser ce rêve. C’est une des raisons qui expliquent l'achat de ce lopin de terre à l’extérieur du village, pour s’isoler, un éloignement les mettant à l’abri des cancans qui, encore aujourd’hui, ne cessent de fuser au sujet de cette famille atypique: deux fils trop peu enclins à la vie sociale, une mère excentrique, oui, mais surtout issue de la «grande ville» comme on se plaisait à le rappeler parfois méchamment et un père rêveur, convaincu qu’il devait se lancer dans autre chose que l’agriculture traditionnelle. Il opta pour l’exploitation du maïs, du blé et du tournesol. La région dans laquelle ils vivent de génération en génération depuis des décennies se spécialise presque exclusivement dans l’élevage bovin: bâtiments agricoles, terres permettant à leur troupeau de paître dans de vastes pâturages, tout cela avec la maison familiale montant la garde.
 
Les trois cultures qu'il a choisies exigent une machinerie différente de celle qui répond aux besoins des exploitants locaux, à un point tel qu’aucun mécanicien de la région n’ose y toucher par crainte de causer davantage de dégâts que de solutions. La famille de Nathan doit absolument avoir recours, pour la maintenance, à des experts d’une compagnie étrangère dont les bureaux se situent dans une grande ville éloignée du canton. Leur venue captivait l’intérêt du plus jeune fils dont toute l’attention, depuis, n’a cessé de croître, l’amenant à fouiller dans toutes les documentations disponibleles afin de renforcer son projet d'avenir, l'électromécanique. À l’école primaire, déjà, il en parlait avec une fougue non dissimulée.  
 
La question qui circulait dans le village: comment le père de Nathan et Benjamin avait-il réussi à financer tout cela ? S'ajoutait: d’où venait cette étonnante idée de cultiver des céréales? Celle-là: pourquoi a-t-il flanqué entre eux cet éloignement, installant sa maison au bout d’un rang menant au village et distante des champs qu’il cultivait. On n’en parlait plus tellement depuis des années, en fait les derniers bavardages remontent à la naissance de ce deuxième fils: Nathanaël. C’est quoi ce prénom bizarre, même pas catholique ? Lorsque les garçons furent d'âge à fréquenter l’école primaire, ils eurent droit au ramassage scolaire en raison de la distance importante les séparant du village. Les autorités responsables du transport s’en plaignirent car les chauffeurs devaient effectuer un détour considérable pour arriver au bout de ce rang isolé, sans oublier que l'hiver la route n'était pas déneigée.  
 
Alors que plusieurs habitants de cette région consacrent quelques parcelles de leurs champs à la culture des petits fruits (fraises, framboises et bleuets) et qu’ils invitent la clientèle à l’auto-cueillette, le père de Nathan travaille seul sur ses étendues à perte de vue, étendue de maïs prenant des proportions impressionnantes, de blé flottant au vent dans de longues et majestueuses ondulations et ses tournesols suivant religieusement les mouvements du soleil. En été, le village et les rangs environnants fourmillent de citadins pendant qu’un homme, seul, surveille la croissance de ses céréales.
 
Tout dans cette famille va à contresens des habitudes ancestrales d’un village éloigné des grandes villes, principalement les deux garçons nés à cinq années d’intervalle. Il n’est pas évident pour une population imbue de traditions centenaires de rompre avec ce qui est, pour elle, l’évidence, la manière de vivre comme s’il s’agissait d’une loi non écrite.


 
L’arrivée de Jésabelle, sa relation avec Daniel, leur mariage sans aucun autre invité que leurs deux témoins, union officialisée à la mairie du village - ce fut d’ailleurs le premier mariage civil à y être célébré - suivie par une promenade dans le village dans une volkswagon blanche décapotable - et pour amplifier la singularité, les nouveaux époux ne partant pas en voyage de noces.
 
Cet événement fit la une dans cette petite communauté sous le choc. Déjà que Daniel n’avait pas bonne réputation due principalement au fait qu’il s’engueulait régulièrement avec son père, lui reprochant sans cesse son manque d’ambition, son incapacité à faire différent des autres, copiant tout le monde, de la même manière, en même temps. Il s’ennuyait à répéter annuellement les travaux de façon analogue à l’année précédente et qu’il copierait l’année suivante. L’ennui s’amplifia à un point tel, qu’à l’automne de ses trente ans, il disparut.
 
Lorsqu’il revint, au début du printemps, au bras d’une jeune dame vêtue comme les comédiennes que l’on voyait à la télévision, son père fut interloqué, sa mère scandalisée et la population sidérée. Personne ne le reconnaissait tellement il avait changé. Certains s’avancèrent à dire  qu’il y avait de la drogue quelque part dans cette relation et que le couple risquait de contaminer le village. C’est sans doute pour cette raison qu’ils se marièrent au début de l’été et s’installèrent provisoirement chez les parents de Daniel, le temps que l’on construise sur une des terres de son père un domicile provisoire.  
 
Daniel accepta de participer aux travaux agricoles traditionnels annonçant son intention de se lancer dans une autre direction, la culture céréalière. Le décès de son père survenu un an après le mariage de son seul fils lui permit d’accélérer la réalisation de son projet. Comme sa mère refusait de cohabiter avec Jésabelle, c’est avec beaucoup de regret qu’elle quitta la maison familiale pour aller vivre chez une de ses soeurs habitant au coeur du village, au coeur même des ragots. Survivre à tout cela lui fut impossible et elle rejoignit son défunt mari à la fin de l’hiver suivant.
 
Une nouvelle vie s'offrait au couple qui se départit des deux maisons pour acheter ce lopin de terre en-dehors du village, y faisant transporter une habitation qui n’attendait qu’à être retapée. Daniel profita de l’hiver qui fut particulièrement rigoureux pour planifier ses projets de culture alors que Jésabelle, enceinte, modifiait drastriquement leur type d'alimentation et cessait de consommer du haschisch.
 
Et vint l’été.






Si Nathan avait su (9)

  La naissance de Benjamin figea dans l’esprit de la communauté la mauvaise opinion développée depuis le retour de Daniel et son mariage ave...