... quelques semaines auparavant…
Quelqu’un qui ne parle presque jamais, se coupe-t-il volontairement de tout système de communication ? Écoute-il pour autant ? Est-ce que grand-père Joseph aurait entendu ce que Jeanne disait à grand-mère Lacasse, un froid matin de février ?
- Herménégilde me rapportait hier que dans le village la rumeur court à l’effet que vous et grand-père Joseph deveniez un fardeau.
- Un fardeau ?
- Oui. Une espèce de boulet dans le sens que deux bouches de plus à nourrir alors que c’est déjà difficile d’arriver à le faire, eh! bien c’est de plus en plus malaisé.
- Et qu’en pense Herménégilde, avait répondu grand-mère Lacasse qui venait de laisser son torchon fixant son regard sur la fenêtre où son mari aurait pu suivre la conversation. Celui-ci, perdu quelque part dans son almanach, en semblait bien loin.
- Il trouve cela épouvantable que de telles choses puissent être colportées. Surtout que jamais il n’a envisagé que vous puissiez nous quitter.
Mais Joseph avait tout entendu. Plus fort que les aboiements des chiens. En plein cœur. Pour éviter d’en apprendre davantage, il s’était levé, pris le chemin de la chambre froide. S’étendit sur le lit. Les yeux ouverts sur le plafond, dans sa tête de vieillard impuissant, revit passer devant lui les dernières années, celles depuis que sa femme et lui, toujours dans la même maison, n’en étaient plus les propriétaires. Jamais, avant ces quelques mots encore accrochés à ses oreilles, il n’avait vraiment ressenti autant que là, le poids de la vieillesse. Son inutilité.
Il demeura plus longtemps qu’à l’habitude dans son espèce de prison dorée. Ruminant. Lorsque grand-mère Lacasse ouvrit la porte afin de le reconduire vers la fenêtre, vers sa chaise berceuse, un homme différent se leva. Les douces mains de son épouse, celles qu’il connaissait si bien, lui apparurent distantes et lointaines. Les sentaient utiles encore. Elles besognaient, donnaient le coup de pouce nécessaire qui empêchait qu’on puisse la voir vieillir. Trotteuse, elle savait ce dont sa bru avait besoin et aussitôt c’était fait. Il faut dire qu’avec douze enfants, un mari et deux personnes dorées dans les pattes, une paire de bras n’était pas de trop pour Jeanne. Tandis que lui, continuellement assis, calfeutré à la fenêtre donnant sur la forêt, refusant de sortir avec son fils, sacrant intérieurement contre les bruits des enfants et des chiens, était totalement stérile. Ce vide et ce creux lui emplissant l’intérieur, il en prit conscience par toutes ses fibres, comme un coup dans le cou.
Est-ce à ce moment-là que s’infiltra en lui ce que l’on pourrait appeler une déprime ? Une goutte faisant déborder le vase ? La clef du cadenas lancée au bout du silence ? Impossible d’ajouter plus de mutisme à celui dans lequel il s’enfermait.
Grand-père Joseph était un homme sans racines. Jamais de sa vie il n’a su dire si la mer l’intéressait, si la terre était sa vocation. Ambivalent, ce fils de défricheur de la côte gaspésienne, encore maintenant il en subissait les incontournables contrariétés. Il aimait tout et son contraire. Il ne parvenait à peu près jamais à bien préciser sa pensée. Ne voulait déplaire à personne même si dans son for intérieur il aurait crié à pleins poumons sa haine envers certains ? On lui reprochait de ne pas toujours dire ce qu’il pensait et lorsque d’aventure il le faisait, on émettait des doutes et des réserves sur ses propos.
Tout cela circulait en lui alors que les neiges de février s’amoncelaient jusqu’au milieu de son trou sur l’extérieur. Ses yeux devinrent vitreux, sans vie et craintifs ; on le dit après son départ comme on dit n’importe quoi après le départ de quelqu’un, surtout pour le dernier voyage. Aurait-il voulu que les rumeurs se concrétisent et que son fils l’invite à quitter ce lieu qui l’avait vu naître, l’avait abrité toute sa vie ? À Gaspé, on connaissait bien ce petit manoir situé juste en face de la baie, tenu par une vieille fille du nom de Magella et qui recevait les personnes seules, principalement les vieillards incapables de tenir maison. Y avait-on songé pour lui et grand-mère Lacasse ?
Les dernières semaines de grand-père Joseph creusèrent un fossé le séparant du monde, principalement de sa femme. Rien ne semblait pouvoir les aboucher. Une lutte de trop longue date les avait éloignés l’un de l’autre. La distance démarquée par plus de cinquante ans de vie commune s’était accentuée depuis que la maison grouillait de tant d’enfants, de tant de vies. Tout ce qu’aimait grand-mère Lacasse s’opposait à tout ce qu’on ignorait des goûts de Joseph. Ils avaient organisé avec le temps, en fait grand-mère l’avait fait pour les deux, une manière de vivre qui se voulait peu dérangeante et surtout avait rendu la vieille femme indispensable et le vieil homme invisible. L’ombre de l’homme invisible étant elle-même invisible !
Avait-il, dans sa tête, souhaité qu’une seule fois dans sa vie, alors qu’elle ne faisait que vivoter, boiter sans faire de bruit, prendre deux instants pour parler à cette femme qui l’accompagna sans jamais le connaître ? Que pouvait-il dire de lui à part son malheur ? Le malheur de ne pas savoir qui il était ?
Les quelques semaines qui s’écoulèrent avant qu’il ne laisse sa berceuse, son almanach et affronte sa terreur des chiens, Joseph Lacasse remonta tout doucement, retenant son souffle, vers sa vie.
Une vie de chien…
… à suivre …
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