mercredi 5 avril 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT-QUATRE) 24





 1z)     les hirondelles et les chauves-souris…


… alors que le jour s’épuise, auront repris à tour de rôle leurs grands balayages nettoyant l’air des moustiques que le soleil a cuits durant tous ces après-midis et cela depuis des semaines.


Des semaines ont passé.     
                                                                       Puis d’autres encore.


Le calme revint dans le quartier. Dep et Madame Quá Khứ font bon ménage ensemble, l’une à la cuisine, s’affairant à ses beignets; l’autre servant les clients avec cette gentillesse qui en fera la favorite de l’endroit. Aux habitués s’en ajoutèrent d’autres. La bande des xấu xí… accrue de la présence de Dep, continuait à se réunir autour de Daniel Bloch au rythme de deux à trois fois la semaine. Les dîners s’étiraient à tel point que la patronne dut engager des employés supplémentaires qu’elle affecta à la vaisselle et au nettoyage du nouveau parquais resplendissant. Tous remarquèrent que la mauvaise habitude des Vietnamiens de jeter papiers et restes de nourriture par terre, aux pieds des tables, se produisait de moins en moins.

Il aura fallu plus de temps que prévu pour la réfection des planchers et des murs, recouverts maintenant de bois de lim vernis, à un Thần Kinh (le nerveux) entièrement concentré sur le travail. La surveillance de près dont il était l’objet de la part du garde de sécurité ne donnait à ce dernier aucun élément qui puisse faire croire que le jeune homme, taciturne et consciencieux, alimenta quelque projet que ce soit autre que la tâche à laquelle il s’astreignait minutieusement du matin au soir. Rien à mettre sous la dent coriace de l’inspecteur-enquêteur (la Main). Ponctuel, il ne s’absenta jamais. Une fois la journée terminée, ses deux ou trois verres de vodka engloutis entre deux bouffées de pipe à eau, il enfourchait sa moto noire, déguerpissant jusqu’au lendemain matin. L’inspecteur-enquêteur (la Main) rugissait à l’intérieur de son incontrôlable haine.


Le temps… celui qui doit s’occuper de tout arranger, devait être en panne de commandes car il se mit à adoucir les relations entre le groupe des xấu xí… et Cây (le grêle). Il n’y eut que Khuôn Mặt (le visage ravagé) qui fut mis au courant de la rencontre entre Cây (le grêle) et celle que tout le monde appelait maintenant par son prénom, non plus la jeune fille qui vend des ballons multicolores. Elle eut lieu suite à un dîner proposé par Daniel Bloch au cours duquel il annonça que si tous étaient d’accord on en tiendrait un à tous les deux jours. Tùm (le trapu) n’aurait plus à les convoquer, seulement lancer la chaîne téléphonique si un inconvénient survenait. De manière précise frôlant l’autoritaire, lors de la même occasion, Daniel Bloch invita le grand bambou à régler ses différends avec chacun afin que l’atmosphère lors des dîners redevienne respirable. Le regard supportant ses mots laissait peu d’équivoque. Il tint ses yeux droits dans ceux de celui qui plia quasi sur le coup.


      2z)      les hirondelles et les chauves-souris…


… annoncent la venue prochaine de la nuit. Les premières vagabondent, vrillant sur elles-mêmes à vitesse supersonique, rapportant à leurs nids des charges impressionnantes de nourriture qu’elles enfournent dans des becs ouverts. Les deuxièmes slaloment sans arrêt, virevoltant à folle allure, recueillant dans leurs aveugles envolées la même quantité d’insectes que celle de leur poids. Elles se ressemblent les hirondelles et les chauves-souris bien que fort différentes. Diurnes et nocturnes. La dualité de leur existence dans les airs pose un agréable problème. Devons-nous tous être du même acabit pour œuvrer dans le même sens?

Dep avait saisi au vol le message de Daniel Bloch. Elle annonça à Khuôn Mặt (le visage ravagé) que ce soir ils n’iraient pas marcher ensemble car elle voulait s’entretenir avec Cây (le grêle). Depuis plusieurs jours déjà, à sa demande, la jeune fille et le garçon qui lui servait de compagnon, déambulaient dans le quartier se rapprochant de plus en plus de la pinède. Elle voulait bientôt y entrer, un peu comme une catharsis. Le tour du lac serait pour plus tard. Le jeune homme comprit et, sans maugréer, demanda à Thần Kinh (le nerveux) de le raccompagner chez lui. La moto noire détala dans un bruit sourd.

Dep s’approcha de celui qui semblait maintenant davantage plier que pousser comme du bambou :

– Tu te rappelles ce que je t’ai dit lors de notre première rencontre au café?
– Je ne peux oublier tes mots.
– Ce soir également tu ne les oublieras pas car ils sont importants et destinés qu’à toi. À toi seul.

Cây (le grêle) reculait à chacune des syllabes prononcées par la jeune fille. S’il eut été au bord d’un précipice, il y serait tombé.

– Je sais que du groupe, tu es celui qui a fréquenté l’école le plus longtemps. Tu as abandonné des études où tu réussissais à merveille. Ton intelligence vive et ta grande mémoire, encyclopédique m’a-t-on dit, ont fait de toi un élève appliqué, un étudiant prometteur.

Le garçon s’immobilisa fixant la jeune fille droit dans les yeux.

– Je me suis toujours intéressé à l’Histoire. Surtout aux événements survenus lors de la Deuxième Guerre Mondiale, la Pologne en particulier et les camps de concentration.
– Est-ce que je me trompe en disant que le fait d’être Juif, te rend Daniel Bloch mal à l’aise? reprit Dep certaine d’exploiter un bon filon.
– Tu as raison. Il me fait peur. Je ne réussis pas à comprendre comment il peut encore respirer après avoir vécu Auschwitz…

Le souffle manqua à sa voix éraillée :
– … comment survivre à la mort de ses parents…

Les larmes coulant de ses yeux, Dep les aperçut malgré l’obscurité ambiante :
– … comment…

Et il s’arrêta net, incapable d’ajouter un seul autre mot.

Il leur fallut quelques instants pour mastiquer les propos qui venaient d’être échangés. La jeune fille, calme et droite, qui revêt depuis plusieurs semaines un ao dai couleur des fleurs du frangipanier trônant à l’entrée du café Con rồng đỏ : blanc pur et jaune d’œuf. Le noir charbon de ses longs cheveux ajoute au contraste, rehaussant sa beauté.

– J’ai un projet dont je veux absolument t’entretenir puisque tu en fais partie.
– Un projet, reprit Cây (le grêle) qui, tout petitement, remonta les épaules.
– Laisse-moi quelques jours encore puis je t’en reparle. Des autorisations se font attendre mais je suis assurée qu’une fois arrivées et son acceptation obtenue, ce projet sera magnifique.
– Je suis curieux d’en apprendre plus.



 3z)      les hirondelles et les chauves-souris…


… se sont quittées. On se laisse parfois sans se saluer, sans se demander si l’on se reverra bientôt, si tout simplement on s’oubliera. Tùm (le trapu) dit cela souvent. On n’écoute pas toujours celui qui se perd dans l’ombre de Daniel Bloch. Il voue à cet homme une admiration sans bornes. Représenterait-il l’image du père disparu? De ce père qui doit certainement chanter dans quelque karaoké de Haïphong. Un père répudié par une mère trahie.

Un soir, le jeune musicien s’est présenté chez Cây (le grêle). Ce dernier n’y était pas mais sa mère avait pris le temps de se confier à lui. En peu de mots et beaucoup de larmes. De gémissements. Elle se plaignait de ne plus reconnaître son fils. Depuis la mort de l’un des membres du groupe dont elle ne savait pas le nom, il n’était plus le même. La perte de son emploi sur le chantier ne l’avait pas troublé, au contraire, semblait plutôt l’avoir débarrassé d’un fardeau. Elle ne pouvait comprendre que, déchargé de ce poids, un autre aurait pris sa place, plus pesant encore. Tùm (le trapu) écouta cette femme défaite par l’absolue indifférence que son fils lui manifestait par la suite. Il n’avait pas dit un mot : bonsoir, bonsoir et s’en retourna.

Il croisa Cây (le grêle) retournant à la maison. Lui a parlé. Beaucoup et très calmement. L’autre l’avait écouté. Beaucoup et nerveusement. Alors qu’à son habitude c’est le musicien qui étire ses doigts, cette fois c’est l’autre qui agissait ainsi. Parlé non pas des changements que tous notaient chez lui mais plutôt de Daniel Bloch. Tùm (le trapu) répéta textuellement ce que ce dernier lui avait raconté, étirant son histoire personnelle plus loin que lors du dîner auquel il ne parla que de ses deux oncles, Juifs célèbres maintenant décédés. L’ancien enseignant, l’universitaire, le linguiste avait un passé rempli d’horreurs et de souffrances. Arrêté ainsi que ses deux parents par la Gestapo – il n’avait pas trois ans – éconduit hors de chez lui vers le camp de concentration polonais d’Auschwitz. Témoin de leur séparation: les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Lui, au milieu, seul et abandonné. Quelques heures plus tard, la fumée noire que crachaient d’immenses cheminées lui remplit les narines. Dès ce moment, il se sut orphelin. Dès ce moment, il sut que survivre exigerait de lui des efforts de tous les instants.


Puis Tùm (le trapu) laissa un Cây (le grêle) pantois; lui, le féru d’Histoire, lui qui se passionnait, s’informait depuis toujours sur ces pages d’un passé si peu éloigné, apprenait que cet homme bizarre, l’étranger au sac de cuir, celui dont la qualité première était de savoir rassembler, de peu parler et beaucoup écouter, il apprenait que cet homme portant une petite calotte bleue derrière la tête, n’était pas celui qu’il imaginait. Lorsque Daniel Bloch l’apostropha discrètement mais avec autorité lors d’un dîner suivant, le sommant à régler ses différends avec les autres membres de la bande, Cây (le grêle) sut exactement que deux êtres ayant ressenti la persécution quelque part dans le temps ne pouvaient que se reconnaître.


 4z)      les hirondelles et les chauves-souris…


… se partagent le ciel à tour de rôle, parfois au même moment. Jamais ne se nuisent, concentrées à faire ce qu’elles ont à faire. Différemment mais au résultat similaire.

Par la suite, celui qui pousse comme du bambou, Cây (le grêle), ne fut plus le même. Plus le même qu’auparavant, plus le même qu’après la mort du leader du groupe. Un soir, à l’occasion d’un dîner, Daniel Bloch brisant un court moment de silence, s’adressa à lui :

– J’ai beaucoup d’admiration pour toi Cây (le grêle). Lorsque l’on entoure son âme, son cœur et sa tête de fils barbelés, que l’on s’isole à l’intérieur d’une prison que soi-même on a pris soin de construire, s’évader exige une grande force de caractère. Cette force, je la reconnais en toi.

Le silence dura trop longtemps pour Thần Kinh (le nerveux) qui ajouta :

– Il faut avoir fait de la prison pour comprendre ce que tu viens de dire, prof.

C’est ainsi que l’ouvrier de la propriétaire du café le surnommait maintenant, lui qui n’avait connu de l’école que les cours de récréation où on l’envoyait réfléchir. Mais il ne savait pas comment on fait pour réfléchir, alors il tapait sur un vieux ballon mou ou fumait des mégots de cigarettes qui traînaient par terre, ce qui choqua profondément la directrice ne sachant plus comment s’y prendre pour le ramener dans le groupe et au respect du règlement. On l’expulsa tout simplement.

Le projet dont lui avait parlé Dep torturait l’esprit de Cây (le grêle). Il ne pensait qu’à cela se réfugiant parfois dans de longues périodes d’introspection qui inquiétèrent à nouveau les autres. Mais Dep, ne s’en formalisant pas, rassura tout le monde. Elle devinait ce à quoi il songeait, espérant un déblocage éminent. Madame Quá Khứ, mise au courant de ce que sa jeune protégée mijotait, la conseilla judicieusement. Faire bouger l’administration vietnamienne exige du temps, de la patience et énormément de contacts. Tout ce que la propriétaire du café possédait. Mais elle n’allait pas perdre une aussi belle occasion pour faire avancer sa quête : placer la Main entre l’arbre et l’écorce.


Je le disais, la vie du quartier avait retrouvé son calme. Le Comité populaire, en plus d’examiner en profondeur le projet de Dep, revint sur la suggestion de son président. Puisque les fêtes annuelles du Têt avaient été perturbées à un point tel qu’une foule de traditions furent abandonnées, on s’affaira à l’organisation de deux ou trois jours spéciaux remplis d’activités inhabituelles. Il n’était pas question de reprendre les fêtes du Têt mais offrir aux gens une occasion de célébrer, ensemble, la vie de quartier. Replacer en tête de lice la participation collective à l’édification d’une société socialiste dans le plus grand respect de chacun et chacune. Trois éléments furent retenus : d’abord l’annonce que "La Maison du Peuple" deviendrait réalité puisqu’on allait la construire sur le terrain de l’oncle de Dep que celle-ci avait consenti à léguer au Comité populaire; ensuite, qu’une grande fête au cours de laquelle une troupe de théâtre offrirait un spectacle; finalement, le projet piloté par la jeune serveuse du café Con rồng đỏ serait présenté et soumis à l’acceptation de la population. Évidemment, on s’enquit de l’autorisation des moines qui ne présentèrent aucune objection.


À suivre

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