MARCHER
À L’OMBRE
DES FANTÔMES
quatrième marche
P H U O C
Lorsqu’il se présente au café devenu notre lieu de rencontre, il me fera voir l’album de photos enfoui dans un dossier caché de son ordinateur portatif - Power Book G4 en version 17 pouces - offert par sa cliente.
Il me laisse quelques minutes afin que je puisse parcourir avec grand plaisir ces photos captées durant leur voyage et classées chronologiquement : partant du Mékong, traversant le Centre du Vietnam avant qu’ils n’arrivent au nord du Nord, Ha Giang. Les images captées à Saigon font partie d’un dossier à part. Son talent ne fait aucun doute et la qualité de chacune est fabuleuse. Des paysages à couper le souffle avec une dominante pour les levers et les couchers de soleil.
Ayant pris soin de lancer chacune des séries de clichés par l’image d’une pancarte routière, cette attention permet d’immédiatement situer l’endroit où on se retrouve. Sans trop de surprise de ma part, c’est principalement les lieux qui priment sur les gens. Parfois, j’aperçois Fanny au milieu de quelques Vietnamiens, cigarette entre les doigts de sa main droite et un verre de vin de riz dans l’autre. Elle ne sourit pas beaucoup, mais semble heureuse de se retrouver là où elle est.
Très peu d’instantanés présentent celui qui semble ne pas souhaiter apparaître dans ce florilège en contenant près de mille.
- Si vous le souhaitez, je vous fais une copie du dossier, mais il faudra taire cette initiative auprès de Fanny.
- Ce dossier me sera très utile pour bien situer les différentes étapes de votre périple. Tout cela demeurera entre nous.
- Merci pour votre discrétion.
- Ma prochaine question vient sans doute un peu trop tôt dans nos rencontres, mais je la lance quand même.
- Allez-y et si je peux répondre, il me fera plaisir de le faire.
- Sans faire un bilan exhaustif de ces quelques mois vécus avec elle, qu’en retiens-tu ?
- Cette question est très large. La première idée qui me vient en tête, est la suivante : je crois maintenant davantage au hasard qu’au destin. Là-dessus je rejoins Fanny. Rien n’annonçait l’arrivée de cette femme dans ma vie. J’ajouterais même qu’au retour de mon voyage solitaire, la rentrée à l’université semblait être ce qui meublerait mes deux prochaines années, mais quelque chose en moi d’incertain, de vague hantait mon esprit. Je venais de passer de la théorie à la pratique, et cela quotidiennement, étais-je vraiment intéressé à retourner sur les bancs d’école après avoir croisé tant de gens de tout acabit et avoir été en contact si proche avec la nature comme ça été le cas durant sept mois ? Il aura fallu qu’une femme hésite à traverser une rue alors que je prenais des photos d’un couple qui se lançait dans un projet commun devant les lier pour une longue partie de leur vie, pour réaliser qu’il existe une multitude d’autres sentiers, d’autres marches. Vous savez, Fanny, à la recherche de quelqu’un pour l’accompagner, un guide et un interprète, me lançait ce défi qui nous a vu prendre la route plus large qu’une simple rue de Saigon, un pays que moi-même je connaissais un peu mieux. Dès les premiers jours, je me suis amusé à lui rappeler le cocasse de notre situation ; elle a pendant de si longues années été l’interprète, la traductrice de tant de gens pour arriver à devoir recourir au même service pour lui permettre de comprendre une nouvelle partie du monde. Ses 70 ans auront été des lieux d’expériences dissemblables, hétérogènes et j’allais les recevoir sans jamais l’avoir ni demander ni espérer. Dès le début de nos excursions autour de Saigon, je me suis mis à traiter ce que je recevais à partir de ma conception acquise par mes lectures de textes philosophiques. Sans juger, je me suis à comparer les choses et les idées. Me doutais-je que ma compagne allait si souvent me ramener les deux pieds sur terre, me rappelant que tout écrit porte la signature de son temps et de son espace dont il faut absolument prendre en compte ? Alors que je m’intéressais davantage aux philosophes grecs de l’Antiquité et très peu à ceux qui ont vécu par la suite, certains toujours vivants, j’en suis arrivé à une première conclusion : la vie se construit de manière périodique et chaque instant concourt à nourrir l’esprit et le corps. Je veux dire par là qu’une idée provenant d’un auteur permet à un suivant d’escalader un escalier qui semble ne jamais atteindre l’endroit précis où l’être humain souhaite se rendre. Chaque philosophe permet de passer d’une marche à une autre. Parfois, c’est périlleux, déconcertant même. Une autre question a surgi à mon esprit : monter représente-il un avancement, existe-t-il le risque réel d’une descente, d’une chute libre pouvant survenir à tout moment ? Je me suis également rendu compte que les sociétés ne sont pas toujours au diapason des idées avancées par les grands penseurs que furent les philosophes. Il est devenu clair à mon esprit que l’enseignement de la philosophie, vu par mes professeurs universitaires, n’était au fond qu’une prise de connaissance et de conscience d’éléments de la pensée à l’état pur, mais sans impact sur nous. Elle m’a ouvert les yeux sur l’évolution des choses, m’indiquant comment les années ‘60, je prends cet exemple au hasard, n’ont pas nécessairement préparé les humains à ce qui suivrait alors qu’elles le devaient, se renfermant plutôt dans une sorte de fixation face aux idées prévalant à cette époque, tel un réflexe de sécurisation. Elle voulait sans doute aussi dire que les décennies suivantes - elle fonctionne beaucoup par décennies - ont puisé dans les précédentes afin d’ajuster leur discours et leur manière de tenter de conceptualiser un monde en perpétuel devenir. Jamais elle ne détachait les idées de ceux qui les créaient et de ceux à qui elles s’adressaient, prenant en compte que ces derniers pouvaient ne pas bien les comprendre. Vous concevrez mieux ce qu’elle voulait dire lorsque je vous parlerai de son concept de “ l’unicitude “ qu’au début je résumais par cette simple formule : “ tout est dans tout “.
- Ce voyage n’aura pas été strictement qu’une marche philosophique ?
- Exact, mais la philosophie est le carburant qui me fait avancer alors que pour elle c’est davantage une tentative de représenter le réel. Cela nous distançait et nous rapprochait à la fois.
- Je ne suis pas certain de bien comprendre.
- Pourquoi attendre ? Je peux vous en dire davantage sur ce que Fanny entend par son concept “ d’unicitude “. Cela vous aidera, je le crois, dans l’écriture des moments que nous avons passés ensemble.
- Tu sais, sans que ce soit une biographie - d’ailleurs elle me l’a bien précisé dès le départ - l’ouvrage sur lequel je planche ne peut faire abstraction de ses soixante-dix années de vie, de l’effet du temps sur son vécu, des lieux qu’elle a fréquentés qui englobent maintenant trois continents. Survoler différentes époques pour arriver à ce voyage qui en est comme la finale.
- Je suis au courant de la motivation intrinsèque qui l’a menée d’abord en Chine puis ensuite au Vietnam. Elle a été honnête avec moi du début jusqu’à la fin... qui n’est toujours pas arrivée.
- Il y a beaucoup d’éléments qui me sont encore cachés, que je dois découvrir, dont la fameuse lettre du Dalaï-lama.
- Elle m’a permis de la lire en entier lors de la signature du contrat verbal qui allait nous lier. Contrat informel il va sans dire, mais dans lequel il a été fait mention de ce qu’elle attendait de moi. Je passe volontairement l’aspect financier qui jamais n’a posé problème, mais sur son essence même qu’un seul mot peut résumer : la discrétion.
- J’en suis encore à la partie ( UN ). Mais avant de parler de cette lettre qui est le déclencheur de toute l’histoire, pourquoi a-t-elle insisté sur ta discrétion ?
- Vous le savez autant que moi, il ne faut à Fanny que trois courtes secondes face à quelqu’un lui adressant la parole pour s’assurer qu’il lui est recevable.
- Trois secondes durant lesquels elle jauge la voix. Mais revenons, si tu le veux bien, à cette lettre du Dalaï-lama.
- La ( DEUX ) comporte une certaine surprise, si je puis dire, mais j’attendrai que vous en ayez pris connaissance avant de l’aborder. J’en viens plutôt, pour aujourd’hui, à son concept “ d’unicitude “. Nous sommes dans l’extrême sud du Vietnam, à Ca Mau pour être plus précis, lorsqu’elle m’en énonce les grands pans. Installés dans un café face au Mékong, ce gigantesque fleuve qui naît au Tibet, traverse la Chine, borde la Birmanie puis la Thaïlande, coule au Laos, traverse le Cambodge avant de devenir le delta que l’on connaît, ici au Vietnam. Elle utilise d’abord la métaphore du fleuve pour aborder sommairement son idée “ d’unicitude “. Un fleuve se développe à partir d’un nombre infini de gouttes d’eau provenant de rivières qui s’agglomèrent les unes aux autres pour devenir qui il est. Il est “ un “ , autre chose née d’une multitude d’unités elles-mêmes uniques et dissemblables. Impossible de séparer les petites unités du grand tout, lui-même unique si on le prend dans sa spécificité. Elle me servira par la suite d’autres exemples afin d’illustrer son propos. L’être humain provient de deux cellules, elles-mêmes uniques, pour devenir qui il sera. Notre cerveau se compose de parties, une à gauche l’autre à droite, pour ne faire qu’un, sans quoi il n’est pas entièrement fonctionnel, n’est pas ce qu’il devrait être, soit un organe individué, ce qu’en philosophie nous pourrions traduire par quelque chose comme “ réaliser une espèce dans un individu “. Nous naissons seuls, issus d’une certaine somme de doubles : le cerveau oui, mais aussi les membres de notre corps, de deux parents, etc. Une seule exception, les jumeaux homozygotes. Ce qui fait le charme de “ l’unicitude “ c’est le lien entre ce que nous recevons de l’extérieur pour faire notre intérieur.
- Un peu compliqué, non ?
- Complexe serait le mot mieux approprié. Chaque individu qu’il soit animal ou végétal, pour ce qui est du minéral je ne sais trop si cette théorie s’applique avec exactitude, mais globalement tout lui semble donc uni à lui-même. C’est dans sa pratique que l’ensemble prend un sens plus intéressant, selon Fanny. Nous serions donc qu’une seule entité, nous-même. L’égoïsme serait alors notre guide, notre mentor, notre machine. Il est impossible, même si nous nous efforcions de le faire, de ressentir l’autre autrement que par nous-même. Elle allait parler de la distanciation qui existe entre les individus - elle y reviendra plus tard - mais elle a plutôt abordé la question du langage, cette faculté que nous possédons tous serait, selon elle, le pont entre notre “ un “ personnel et le “ un “ de l’autre. Elle m’a beaucoup parlé de sa mère qu’elle a, toute sa vie, fondamentalement détestée, me disant que jamais elle n’a réussi - s’est-elle appliquée à le faire, j’en ai aucune idée - à ressentir en elle-même le véritable sentiment qui l’animait. Peut-être en raison du fait qu’elles n’auront pas réussi à contecter chacune leur unicité. L’a-t-elle détestée ou plus encore, haïe ? On répond aux questions auxquelles on se confronte qu’à partir de notre propre expérience intime. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait lorsqu’elle me parlait d’elle, me référant à moi-même, mon expérimentation personnelle avec ma mère et les autres. Comme nous avons durant dix mois lunaires vécu au plus intime d’une unité tout en développant la nôtre propre, il semble, pour Fanny du moins, que cet espace de temps nous apprend à nous en détacher progressivement afin d’arriver à qui nous devons être, une entité unique. Notre naissance n’est finalement qu’une création essentiellement viscérale de qui nous serons. Personne n’entre dans l’utérus d’une mère en gestation. Les influences sont imperceptibles et ne relèvent que d’aspects biologiques. Lorsque nous ouvrons les yeux sur le monde extérieur, nous cessons d’être en dualité, celle qui relie la mère et l’enfant, notre dépendance prend une autre forme, le fait d’être nourri, langé, etc. Puis, graduellement cela cesse puisque nous franchissons différentes étapes, comme si nous gravissions une échelle devant nous mener ailleurs qui est ce plus loin de celle qui a nous a permis de venir au monde. Le lait maternel est tangible et indispensable à notre survie, alors que l’amour est comme un supplément alimentaire qu’on nous offre ou pas. Il en sera de même avec tous les apprentissages que l’enfant a à effectuer par la suite. Lorsqu’il apprend à marcher, il s’éloigne, lorsqu’il s’éloigne il souhaite aller plus loin encore. Voilà ce que j’ai compris alors que le Mékong coulait devant nous dans toute sa majestuosité.
- A-t-elle développé, par la suite, cette façon de voir le monde ?
- Fanny demeure encore pour moi une profonde énigme et le demeurera sans doute toujours. Il est difficile pour un homme de mon âge, sans expérience autre que celles des livres et gavé par mes parents d’apophtegmes plus que de conseils, d’échapper de cette hélice sur laquelle ils exigeaient que je reste à demeure. Cette image, celle de l’hélice, elle s’y attardera un peu plus tard. Une fois sur les routes que nous empruntions, ma cliente - au début je la percevais ainsi - et moi, je me suis aperçu qu’elle a toujours été fidèle à sa vision du monde que j’arrivais difficilement à distinguer de l’individualité. J’en concluais que dans ce mot s’y cachait “ dualité “ qui semblait être rébarbatif pour elle. Transformant mes commentaires sur ce que nous venions de voir ou de vivre, elle me ramenait continuellement à son propre modèle. Vous m’avez cité, lors d’un entretien antérieur, le précepte de Socrate qui m’est apparu sous un autre vocable, à la suite de l’enseignement de ma cliente : sois toi-même. Que cela déplaise ou pas, elle m’y ramenait toujours.
“ Tu dois accepter de renaître si tu cherches vraiment à être. Accepte de renaître. “
Combien de fois m’a-t-elle remis en pleine figure ce qui lui semblait être l’entrée vers ma route.
- Une chrysalide...
- Je dirais plutôt ceci : marche à côté de tes fantômes.
- Une autre métaphore ?
- Qu’elle ait choisi cette courte phrase pour titre de l’ouvrage sur lequel vous travaillez ne me surprend pas. Vous comprendrez peut-être un peu mieux cette idée de fantôme lorsque vous aurez pris connaissance de la deuxième partie de la lettre qu’elle a reçue des mains du Dalaï-lama. Tout comme moi, vous aussi, avez à les identifier. Mon second voyage, celui qui vient tout juste de s’achever, à mon grand étonnement, aura été un mouvement vers eux. Peut-être qu’à l’écrire vous rencontrerez certains des vôtres, car sans être indiscret, je me dis qu’une personne ayant quitté ses lieux connus pour s’installer ailleurs, doit sans doute revenir à certaines situations antérieures nées d’un passé plus ou moins éloigné afin d’y porter un regard différent et nouveau. Vous avez rompu avec le Canada, laissant derrière vous des enfants, des petits-enfants, des amis, des connaissances, pour vous installer dans mon Vietnam que moi aussi je vais quitter un jour pour toucher les contours de mon rêve.
- Pour aller où, si je peux me permettre de te le demander ?
- En Inde.
- Des raisons en particulier ?
- Une seule : découvrir mon “ unicitude “...
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Le soleil de Saïgon, en ce magnifique mois d’avril 2006, est certainement le plus resplendissant que j’aie connu depuis mon arrivée au Vietnam, cinq ans plus tôt. Il fait rejaillir les fleurs ; les arbres retrouvent leur force vive ; la vie quotidienne ne craint plus ces ondées imprévues et souvent diluviennes que la saison des pluies nous offraient il y a quelques semaines à peine. Les libellules revenues de je ne sais trop où, réunies en grappes comme un escadron d’hélicoptères, dans leur silence presque religieux m’accompagnent dans mes marches de tous les jours dans ce District 7 que j’aime tant.
Chaque mois des deux saisons qui caractérisent le sud du Vietnam, à la fois identiques et si différentes, apporte avec eux toute une cargaison de nouveaux fruits exotiques et de légumes qu’encore aujourd’hui je découvre comme autant de nouveautés étonnantes.
Lorsque je propose à Phước d’intercaler nos rencontres entre le café de la rue Ly Phuc Man et un restaurant de mon choix, voulant lui faire découvrir la cuisine occidentale, je reçois la même réponse :
“ Je suis végétarien. Nous pourrions toutefois organiser des marches quelque part dans Saïgon, changer de district à chacune d’elle. “
Toutefois, et sans doute habitué par Fanny qui l’a invité à de nombreuses reprises, il acceptait de goûter à autre chose que la cuisine vietnamienne. Je me permettais de lui dire :
“ Tu sais, si tu as à renaître, ce à quoi ta cliente te convie, tu dois secouer tes vieilles habitudes. “
Comme il est sécuritaire pour chacun de nous de s’enfermer dans nos usages et nos pratiques rassurantes et si facile d’éloigner d’un revers de la main ce qui nous en écarte.
La dernière rencontre avec lui m’a beaucoup informé sur mon personnage principal sans encore tout à fait réussir à me rendre cette figure plus accessible comme pour cela s’est produit chez mon photographe-philosophe.
Avant de passer au huitième texte, je veux parler de cette foutue d’enveloppe vide.
Lorsque Fanny reçoit mes textes, tout comme elle l’a fait pour chacun des écrits antérieurs, elle en prend connaissance, les critique, parfois me hurle son désenchantement ou ajoute une note supplémentaire, puis elle me répond - toujours par courriel - joignant un élément absent de la liasse impressionnante de documents déjà en ma possession.
C’est ainsi que je reçus la partie ( UN ) quelques jours avant d’aborder la marche dans laquelle je l’ai rejointe. Le ( DEUX ) devrait alors m’arriver dans les heures qui viennent. Dire que j’en fais une idée fixe correspond à la réalité.
* - le huitième texte - *
Il n’aura jamais été question pour moi, nouvelle arrivée à la retraite, de passer tout mon temps à la maison ou encore me couper du monde entourant les activités de l’ONU. Cette organisation a été un pivot de ma vie ; suivre ses différentes activités qui de plus en plus variaient dans leur implication et cherchaient dans le nouvel étalement planétaire à demeurer un phare, un embarcadère permettant aux nations d’accoster au port de la paix dans le monde.
Mes premières interventions lorsque débute la formation offerte aux futurs traducteurs-interprètes ont tourné autour de la maîtrise de la langue qui leur est propre ainsi que celles avec lesquelles ils auront à travailler. J’insistais sur le fait que l’oral représente un élément crucial de leur boulot, qu’ils n’avaient pas à se soucier des transcriptions écrites qui en suivraient, mais que d’y retourner une fois terminées les séances auxquelles ils avaient participé leur permettrait de déceler quelques erreurs grammaticales ou syntaxiques qu’ils apprendront à corriger afin d’améliorer leurs subséquentes performances. Le mot “ performance “, je l’utilise à bon escient car traduire ou interpréter, selon sa propre perception, est vraiment celui qui s’accorde le mieux au travail qu’ils souhaitent exécuter.
J’ai conservé tous les enregistrements des traductions que j’ai eu à rendre, me faisant un point d’honneur d’y revenir lorsque le personnage qui en fut le sujet reviendrait par la suite au micro de l’Assemblée générale. Évidemment celles du Dalaï-lama ont une place d’honneur et, à les réécouter puis les relire, je me rendais compte à quel point le saint homme a toujours garder une remarquable cohérence dans ses propos et une élégance dans sa manière de les rendre.
Comme il me l’a suggéré dans la partie ( UN ) de sa lettre, les premiers moments de ma retraite furent consacrés à découvrir ce qu’était le Falun Gong. Marie se procura le livre titré ZHUAN FALUN, écrit par le fondateur de ce mouvement basé sur la pratique du yoga qi gong, Li Honghzi.
Je l’ai lu et relu à quelques reprises puisque ce mouvement qui prend sa source à “ L’École de la roue de la loi de Bouddha “ allait prendre une importante dimension dans la partie ( DEUX ) de la lettre du Dalaï-lama. Sans aller dans tous les recoins de cette théorie, il en était d’une certaine façon le centre nerveux.
Toute lecture doit être une activité ouverte ; j’entends par là que lire doit permettre à notre curiosité d’aller plus à fond dans ce qui s’y camoufle. C’est sans doute la raison pour laquelle, contrairement à ma fille libraire, je ne suis pas intéressée outre mesure aux best-sellers qui visent le grand public et m’apparaissent superficiels. Lire et déposer le livre pour ensuite passer à un autre voyageant vers d’autres frontières sans lien avec lui ne me ressemble pas. Pour moi, le besoin d’approfondir une idée parfois négligemment lancée par un auteur représente le bonheur de lire. Je pourrais vous citer une multitude d’oeuvres qui insufflèrent en moi ce besoin d’aller plus loin.
Le Falun Gong - je laisse de côté toute la polémique politique qu’il a engendrée - est une démarche d’apprentissage basée sur trois assises : un) la vérité, deux) la bonté ou compassion et trois) la patience ou tolérance. Il vise le bien-être physique, mental et spirituel. Jusque là, je reconnaissais bien les bases de tout yoga, mais en quoi pouvait-il se distancier des autres formes de disciplines toutes et chacune composées de techniques et de pratiques psychophysiologiques, d’exercices corporels et respiratoires permettant d’obtenir une maîtrise progressive des différentes fonctions physiologiques, le tout étant une recherche de l’unité ?
Je me suis intéressée au yoga, pour la première fois, lors de mon voyage en Chine en compagnie de ma fille et de l’amant chinois. C’est, je me souviens, alors que nous revenions d’une excursion à la Grande Muraille, qu’il nous invita à s’y intéresser et depuis, le qi gong ne nous a jamais quittés, elle et moi. Aucune surprise de ma part, lorsque Marie et son époux ont transmis cette pratique avec succès auprès de Léa et encaissèrent un retentissant échec chez les jumeaux lui préférant les sports collectifs.
Le Falun Gong - certains le nomment Falun Gafa - est devenu aux yeux du Parti communiste chinois une secte qu’il fallait éliminer, cela en 1996. On craignait que cela devienne une force d’opposition et les arrestations des pratiquants se changèrent rapidement en un flot de tortures, de meurtres des membres récalcitrants semblables à ce que les Ouïgours vivent présentement. En 1999, le Falun Gong devient carrément hors la loi à la suite d’une importante manifestation, un rassemblement spontané réunissant des milliers d’adeptes qui, douze heures durant, assiégèrent les locaux du Parti communiste à Pékin, méditant dans un silence complet ; c’était le 25 avril.
Depuis, le Bureau 610 que l’on peut surnommer la gestapo chinoise, s’acharne contre les poches de résistance avec pour objectif de l’éliminer physiquement et moralement.
Dans ma recherche, j’ai découvert que les diplomates chinois oeuvrant principalement au Canada et aux USA ont pour mission de traquer autant les adhérents que toute forme d’organisation s’y inspirant.
Ne voulant pas m’en tenir qu’aux documents publiés sur Internet, je fis appel à un chercheur de l’Université de Montréal, au Québec, monsieur David Ownby, un spécialiste du Falun Gong. Il confirma les informations que j’avais en ma possession et instilla dans ma tête une foule de questions en lien avec l’amant chinois.
Son travail de diplomate auprès de l’ONU comportait-il un volet Falun Gong ? Avait-il des contacts directs ou indirects avec le Bureau 610 ? Devais-je établir un lien entre nos promenades dominicales et le quartier Flushing dans le Quartier chinois de New York considéré comme étant le site américain du mouvement ?
Pour éclaircir ces questions, j’échangeais des courriels avec le chercheur universitaire, allant même jusqu’à lui demander s’il possédait des noms de diplomates chargés de surveiller le groupe.
Sa réponse, toute universitaire, ouvrit quelques pistes de réflexion :
“ Madame, je ne suis pas spécialiste des questions chinoises, encore moins des activités qui incombent aux diplomates de ce pays. Toutefois, je peux vous donner quelques informations. Vous me parlez du Bureau 610, alors il n’est pas nécessaire pour moi d’élaborer davantage sur le sujet, mais sachez qu’il est de notoriété publique que la Chine vit avec cinq (5) poisons dont elle cherche les antidotes. Sans les expliciter je vous les énumère : 1) les Tibétains exilés (ceci ne doit sans doute pas vous surprendre puisque vous vous présentez à moi comme ayant été la traductrice du Dalaï-lama) ; 2) les Ouïgours ; 3) les pro-démocrates de Hong Kong ; 4) les séparatistes de Taïwan et 5) Falun Gong. Il s’agit de ce que j’appelle le “ poison jaune “. Actuellement, les USA représentent la nouvelle patrie des Falun Gong, New York leur nouveau terrain d’activités et à certains égards, leurs actions dépassent les objectifs de son principal but, appelons-le ainsi : “ QG “. De plus en plus politique, les adhérents au Falun Gong craignent trois (3) organisations pro-chinoises oeuvrant sur le terrain américain : 1) le Parti ; 2) les Jeunes pionniers et 3) la ligue de la jeunesse communiste. Voilà ce que je peux dire en réponse à vos questions, vous rappelant que ce mouvement est de plus en plus structuré et, sans aucune preuve pour appuyer mes dires, j’ajouterai qu’il pourrait recevoir l’appui de la CIA américaine. Je termine en vous donnant cet avis très personnel : je ne serais absolument pas surpris que les représentants chinois à l’ONU soient députés auprès de cette organisation internationale afin de servir TOUTES les ambitions chinoises. Je répondrai succinctement à votre dernière question : je n’ai aucune idée si un ou des complots visant directement le personne physique du Dalaï-lama ont été fomentés si j’exclus la rumeur partant de Pékin à l’effet qu”ils soit atteint d’un cancer en phase terminale. Vous faites ce que vous voulez de ces informations, mais j’apprécierais, si vous aviez de plus amples renseignements de me les faire connaître. Bien à vous, DO. “
Cette communication, vous vous en doutez bien, a fait naître certaines présomptions qui j’avoue me torturèrent l’esprit. L’amant chinois était-il imbu, comme le spécifiait la partie ( UN ) de la lettre du Dalaï-lama, de la tâche d’organiser un complot contre lui directement de New York pour ensuite se poursuivre à Lhassa, au Tibet, sur quoi le chercheur montréalais ne pouvait m’éclairer ? A-t-il quitté son poste à l’ONU avec, dans ses dossiers, plusieurs indications sur les agissements du groupe Falun Gong dans la Big Apple ?
Son poste au Tibet que mon premier patron au service d’interprétation avait qualifié de secrétaire d’ambassade prenait sa véritable dénomination : adjoint au gouverneur en poste dans la capitale tibétaine. Cela signifie qu’il ne bénéficierait plus de l’immunité diplomatique.
Les dernières archives que je consultai en lien avec le Falun Gong m’apprirent que le Pari communiste chinois, percevant à ses débuts le mouvement comme une sorte de mesure sociale lui évitant d’investir davantage dans le domaine de la santé, s’éveillant à l’idée centrale de ce mouvement qui se définissait comme une miniaturisation de l’univers à saveur religieuse, il s’y est attaqué frontalement. La religion est toujours perçu comme l’opium du peuple alors que ce doit être, comme l’énonce Hegel, la révolution.
Je me suis félicitée d’avoir ramasser toutes ces informations avant d’ouvrir la deuxième section de la lettre du Dalaï-lama, mais j’étais envahie par une crainte incontrôlable, à tel point que j’en repoussais l’échéance. Ayant en tête que ma décision d’accepter ou pas la quête devait se faire dans les cinq prochaines années, j’avoue qu’à ce moment-là, je procrastinais de semaines en mois. Finalement, c’est à ma deuxième année de retraite que j’en pris connaissance.
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2001, 11 septembre. Lorsque deux avions percutent les tours jumelles - j’en suis à la fin de mon contrat avec le service d’interprétation de l’ONU - je prends un café au restaurant du siège social de l’ONU avec monsieur Antoniou qui tente par une kyrielle d’arguties de me faire accepter un renouvellement de mon contrat à titre de formatrice.
Le siège de l’ONU, édifié au bord de l’East River, est à environ 8 kilomètres au nord du World Trade Center. Les déflagrations, je les ai entendues, tout comme le vent de panique qui souffla à l’intérieur du grand édifice de verre.
Évoquer la consternation qui s’ensuivit relève de l’évidence. Je fis tout de suite un parallèle entre l’assassinat de JFK et la chute des ces édifices qui ne devaient jamais s’écrouler. C’était sans tenir compte de la manière dont on s’y est pris.
Réfugiés tous les deux dans le bureau du Directeur de l’interprétation, je me souviens de la crainte qui circulait à vitesse effrénée des fumées exhalant des tours qui, une après l’autre, s’écroulaient sous les regards médusés des spectateurs et des téléspectateurs.
Comme à son habitude, le Secrétaire général en poste à ce moment-là, Kofi Annan, dépêcha autour de lui tous les responsables des différents services de l’ONU. Il planchait sur un budget permettant à l’organisation de se protéger des gaz toxiques, d’un renforcement immédiat des systèmes d’alarme, d’un traitement de courriers pouvant contenir des risques biologiques. Ils étaient, non pas en panique, mais davantage sur des mesures d’hyper sécurité. L’astronomique somme de 57 millions de dollars ressortit de cette rencontre qui servirait à sécuriser le siège social new-yorkais ainsi que les autres centres de l’ONU en Nairobi, Addid-Abeba, Genève et Bangkok.
Je me suis demandé si monsieur Abhay eut été présent à cette rencontre au sommet, n’aurait-t-il pas exigé une protection particulière pour le jardin d’enfants qui lui tenait à coeur.
L’ordre nous fut donné de ne pas sortir de l’enceinte et surtout d’éviter une sur-utilisation de nos portables ; on craignait je ne sais trop quel effet pouvait être néfaste au bunker dans lequel nous logions. C’est donc très tard en fin d’après-midi, alors que toute menace semblait avoir disparu des radars incapables d’avoir prévu le coup des avions à New York, celui qui s’écrasa tout près du Pentagone et l’autre perdu dans un quelconque champ de Pittsburg que nous reçûmes l’autorisation de regagner nos demeures.
J’ai sauté dans un taxi qui me reconduisit à la librairie de Marie. Elle était sous le choc comme le furent tous les Américains. On venait de les frapper en plein coeur de New York et fait voler en éclats les symboles même de la finance. Chacun avait sa petite idée qu’on formulait différemment. Ma fille, pour sa part, en avait strictement que pour ses trois enfants et son mari qui se trouvait à ce moment-là à quelques centaines de mètres du lieu des explosions.
Elle fit chercher les enfants, contacta Choïdzin et fut ravie de me voir entrer dans son local vide. Les rues de la ville, en l’espace de quelques heures, devinrent désertes et les habitants de la ville rivés au téléviseur qui repassait en boucle et sous différents angles le terrible attentat.
Je proposai que l’on se déplace tous vers Les Narrows comme si dans mon esprit cet endroit eut pu être davantage à l’abri de je ne sais trop quelles représailles immédiates. Contre qui d’ailleurs ? Il aura fallu le temps que le Président Bush revienne à la Maison Blanche et s’adresse à la nation apeurée avant que tout prenne une nouvelle ampleur. Nous savions tous que cet attentat n’allait pas demeurer impuni et que son esprit belliqueux devait déjà fomenter une quelconque revanche ? Contre qui d’ailleurs ?
Les jumeaux - ils ont 9 ans à ce moment-là - trouvaient qu’on perdait beaucoup de temps à revoir et revoir encore les mêmes images, souhaitant que l’on passe à autre chose. Léa, pour sa part, confortablement assise tout à côté de son père, dans un mutisme complet ne semblait pas excédée par le spectacle répétitif qui continuellement repassait devant ses yeux.
- Croyez-vous que ces avions étaient pilotés à distance ou bien que les commandants de bord savaient exactement ce qu’ils faisaient ?
Son père répondait à notre place et ni Marie ni moi ne crurent bon d’en rajouter.
- Les premières informations semblent se diriger vers un immense complot émanant de terroristes, mais il me semble un peu tôt pour tirer des conclusions. Tout ce qu’on peut avancer maintenant, c’est que quelqu’un ou quelques-uns ont ourdi cela.
- C’est quoi un terroriste ? Elle cherchait vraiment à comprendre ce que nous-mêmes n’arrivions pas à faire.
- Quelqu’un qui veut semer la terreur.
- Pour cela, faut-il absolument faire tomber des tours ?
- Non Léa, l’objectif de la terreur c’est de semer la peur chez une personne ou un groupe de personnes.
- Je crois que c’est peut-être plus que cela. On a dit tout à l’heure que plusieurs centaines, même des milliers de gens ont péri dans ces écrasements d’avion. Ont-ils eu le temps d’avoir peur ?
La discussion entre un père et sa fille me fascinait, autant par la justesse des questions posées que par la retenue des réponses. Mais Léa ne semblait pas vouloir lâcher le morceau et cherchait à en connaître plus encore.
- Certains ont sans doute été tués sur le coup et les survivants n’allaient certainement pas chercher autre chose à faire que de fuir.
- On en a vus se jeter en bas de l’édifice en feu. Est-ce que cela veut dire qu’on peut mesurer les effets de la peur ?
- Je crois que tu as raison. Des gens, et certainement qu’on l’apprend seulement lorsque cela arrive, ne voient d’autre solution que de s’échapper par tous les moyens possibles, même si cela signifie un autre type de mort.
Marie écoutait, les jumeaux s’amusaient sur le balcon et moi je préparais quelque chose à manger. Sans doute que devant l’effroyable, chacun réagit à sa propre manière tout en cherchant des explications. Dans ce cas-ci la logique ne tenait pas la route. Nous étions face à l’explosion, c’est du moins ce que je pensais quelques heures après les événements, l’explosion d’une certaine façon de voir le monde. Tout allait inévitablement changer, qu’on le veuille ou non.
Nous passâmes la fin d’après-midi dans un état d’incrédulité sans nom. Pour moi, je m’ingéniais à construire des scénarios pouvant résoudre l’énigme. Car, à ce moment-là, c’en était toujours une. Il aura fallu quelques jours avant que des explications débrouillent un tant soit peu ce qui se cachait dans les fumées noires qui étouffèrent toute une population.
Journalistes, politiciens et complotistes analysaient le tout à partir du paradigme ambiant, alors qu’il faut peut-être voir ailleurs. Choc de deux civilisations, l’une à l’Est, l’autre à l’Ouest ou au centre de je ne savais trop quel lieu.
Plus de cinq mille personnes perdirent la vie et plus de trois cents millions d’Américains galvanisés par les autorités gouvernementales exigeaient vengeance. Mais qui ? Où ? Comment ? De quelle nature ? Une seule chose ressemblait à un dénominateur commun : deux manières de voir la suite du monde allaient s’affronter.
Lorsqu’une tentative d’explication vit le jour, à savoir que des intégristes furent pointés du doigt, l’entonnoir recevant les différentes exégèses ayant mené à ces actes pour le moins barbares, mon idée a été faite : nous entrons dans les premières pages qui métamorphoseraient le monde.
Par la suite, j’ai repensé au Dalaï-lama. Il a déclaré que nous entrions dans un après 11 septembre et qu’il ne fallait pas s’en prendre aux religions. Je le rejoignais sur la première partie de son commentaire et gardait une certaine retenue quant à l’autre.
Oui, l’histoire humaine peut se schématiser en l’ordonnant à partir de séquences événementielles qui peuvent en bouleverser l’enchaînement. Je suis devenue convaincue que désormais le monde ne serait plus jamais celui dans lequel nous évoluions avant le 11 septembre, qu’un nouveau paradigme nous offrait toute sa complexité.
Sur la question des religions, moi qui fut élevée dans un protestantisme pur et dur, je n’allais pas modifier ma perception qu’elles nous ont valu je ne sais trop combien de guerres, qu’elles ne sont qu’un amphore rempli de solutions cherchant à mener l’homme vers un bien-être spirituel.
Il, le Dalaï-lama, a toujours rappelé que les religions sont des créatures de l’homme, donc perfectibles, alors que je me posais la question suivante : ceux qui ont fait exploser les tours jumelles ont-ils ressenti en s’écrasant sur elles la satisfaction de défendre une religion ou plutôt celle que semer la terreur puisse permettre l’éclosion d’une religion qu’ils jugent être la seule, l’unique réponse au destin des hommes ?
Avant que la famille de Marie ne quitte Les Narrows, il faisait silence sur New York et ce début de nuit automnal respirait encore mal, cherchait son souffle dans une fumée qui encore l’oppressait, c’est Léa qui mit comme le point final à notre réunion.
- J’ai une pensée triste qui ne veut pas que quitter. Les deux tours étaient jumelles et elles se sont écroulées l’une après l’autre. Et moi, j’ai deux frères jumeaux .
Nous nous sommes quittés avec comme un goût de cendres dans la gorge.
* - la fin du huitième texte - *
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