vendredi 1 décembre 2006

Le cent quarante et unième saut de crapaud

Il y a si longtemps que je me demande si les réflexes y seront. Ceux de la mécanique ainsi que ceux de l'imagination. Ça ressemble un peu à celui ou celle qui rouvre son chalet au printemps. Il faut mettre le temps pour retrouver comment on faisait, malgré le côté automatique installé depuis des années.
J'ai laissé le "blog" sur cette histoire de maison de retraite et d'une certaine demoiselle Teasdale, histoire qui n'a pas connu de fin. Je me suis rapidement aperçu que le fait de mener simultanément les recherches afin que le texte puisse s'installer sur des bases crédibles et écrire l'histoire, cela ne peut fonctionner. Mais je vais y revenir, la reprendre et achever de raconter cette amitié entre ces deux femmes autour des années 1930 dans un Gaspé encore très proche des valeurs traditionnellement chrétiennes. Ainsi que leurs deux chattes, Colette et Céline.
D'ici là, je compte reprendre le "blog" et le laisser me guider quelque temps avant de reprendre nos petites histoires...
Bon retour et à bientôt.

vendredi 7 juillet 2006

Le cent quarantième saut de crapaud

… la suite …

Magella Teasdale était la maîtresse de deux chats. En fait… deux chattes qui répondaient, lorsqu’elle les appelait, aux noms de Colette et Céline. Pour dire juste, Magella Teasdale et ses chattes entretenaient une relation prévilégiée.

La Maison de Retraite, bien avant l’arrivée des premiers pensionnaires, vécut au rythme de ces félins. Jamais mesdemoiselles ne sortaient à l’extérieur et leurs manies avaient leurs lieux. Ainsi tous les matins – entendons ici le moment où Magella sommeillait encore – Colette reposait sur le bord de la fenêtre donnant sur l’immense véranda. Pour sa part, Céline, demeurait immobile au pied du grand escalier d’où elle espérait voir apparaître Magella qui aimait dormir. Le matin surtout. Elle fractionnait ses heures de repos entre très tard la nuit jusqu’en fin d’avant-midi, une sieste d’environ une heure avant le souper et un petit « roupillon » vers neuf heures le soir. Au total, Magella laissait au sommeil près de douze heures par jour. On aurait dit un comportement de chat.

Une fois la maîtresse trottant dans la maison, Colette disparaissait vers une des chambres à l’étage, différente à chaque fois comme si elle eut voulu y établir son territoire, son royaume. Sa compagne Céline suivait à la trace une Magella ensommeillée. Moins indépendante que la tigrée, elle pouvait et cela jusqu’à l’heure de la sieste suivre la châtelaine de façon interminable. Céline, chatte noire aux yeux jaunes, ne vivait que pour les séances de nourriture. Magella lui donnait à manger dans un petit bol en verre qu’immédiatement après elle lavait et rangeait. Ce rite se produisait deux fois par jour. Colette, davantage buveuse, pouvait très bien se passer de cet horaire mais devenait tout simplement dérangeante, harcelant les humains qui s’attablaient de ses coups de pattes et miaulements prolongés, exigeant d’eux qu’ils lui donnent à manger. Ce que s’empressait de faire Magella. Ce fut d’ailleurs le point principal au contentieux entre elle et mademoiselle De La Bruère.

Lors de son installation à Gaspé, Magella Teasdale descendit du chemin de fer, royalement accompagnée par ses deux chattes. Tout l’automne, elle le passa sans aucune autre compagnie que Colette et Céline, si ce ne fut de quelques visites de plus en plus rares et toujours à caractère administratif du notaire Wilbrod. Celui-ci détestait les chats, ne leur trouvant aucune utilité à l’intérieur des maisons. Magella n’en fit pas de cas mais pour elle une personne qui n’aime pas les chats lui paraissait équivoque.

Il faut comprendre qu’à l’entrée en scène de mademoiselle De La Bruère, au début du printemps 1930, la Maison de Retraite ronronnait déjà selon les habitudes d’une dame sommeilleuse et de deux chattes au caractère fort différent. Pour mademoiselle De La Bruère, bourgeoise jusqu’aux bouts des ongles, organisée et méthodique jusqu’aux manies, se familiariser à cette vie ne lui fut pas aisée. Son rôle et ses responsabilités, elle dut rapidement se les approprier afin de passer outre aux extravagances des chattes qui relevaient directement de la patronne. Comme elle connaissait cette Magella depuis l’enfance, plus grand-chose ne pouvait encore la surprendre ou l’émouvoir.

La châtelaine dormeuse était aussi une très grande liseuse. Une liseuse de soir et de nuit. Immédiatement achevés les travaux de la maison et avant d’embaucher le personnel, Magella consacra de longues journées et d’interminables nuits à marcher de la cuisine à la salle à manger menant au premier salon, la véranda de long en large, la superbe cuisine d’été, les chambres à coucher à l’étage –six pour les pensionnaires, celle de mademoiselle De La Bruère et la sienne- pour continuellement revenir à ce deuxième salon situé au rez-de-chaussée à gauche de la porte d’entrée. C’est là qu’elle décida d’installer la bibliothèque.

… à suivre …

lundi 3 juillet 2006

Ça suffit le "farniente"...

Voilà, ça y est... l'été est bien installé, la Saint-Jean, passée, de même que la journée nationale du déménagement, le 1er juillet... on peut revenir à nos sauts de crapaud...
Nous avons laissé Magella Teasdale et mademoiselle De La Bruère à la porte de leur Maison de Retraite, en cette fin du mois de mai 1930. Elles ont rodé le personnel et sont fin prêtes à recevoir leurs premiers (ères) pensionnaires.
Je rappelle que les deux derniers sauts (le 138e et le 139e) ont, en quelque sorte, mis la table.... ouvert les fenêtres.
Bon retour.

Inutile de rappeler que les photos de maisons publiées ici n'ont rien à voir avec les textes précédents et suivants, mais c'est agréable quand même d'imaginer que ladite maison pourrait ressemblée à une combinaison de toutes celles-ci.

mardi 20 juin 2006

Le cent trente-neuvième saut de crapaud

… la suite …

Magella n’allait pas perdre son temps. L’automne et l’hiver lui permirent de mettre en place ce « manoir » que dorénavant elle appellera « La Maison de Retraite » afin qu’à l’ouverture des fenêtres de la véranda au printemps 1930, tout soit comme elle le souhaitait. Le personnel qu’elle engagea se composait essentiellement d’une cuisinière, de deux femmes de chambre, d’un homme à tout faire et d’une hôtesse. À part cette dernière, une certaine demoiselle De La Bruère, les employés provenaient de Gaspé, avaient un certain âge et comprirent rapidement lors de l’entrevue avec Magella Teasdale que la discrétion la plus entière était la qualité recherchée par la châtelaine. Ils se présentèrent à la maison au début du mois de mai afin de se familiariser avec les lieux et les exigences des deux patronnes.

Cette maison allait vivre au rythme de deux maîtresses : Magella, la propriétaire des lieux, que bien malgré elle les Gaspésiens surnommèrent « la châtelaine » et mademoiselle De La Bruère, la gouvernante des lieux. Les rapports unissant ces deux femmes remontaient à quelques années auparavant. Elles se connurent à Montréal où les Teasdale, très riche famille d’industriels de père en fils, habitaient l’ouest de la ville et entretenaient d’étroites relations avec la société française de l’époque. Pour leur part, les De La Bruère, famille parisienne dont la noblesse de leurs racines fut consacrée par l’ordonnance du 25 août 1817, s’établirent en Nouvelle-France au début de la colonie qu’ils ne quittèrent jamais, cultivant des liens avec certains vicomtes ou marquises de leur lignage. Magella et mademoiselle De La Bruère étudièrent chez les Ursulines à Québec. Pensionnaires durant l’année scolaire, elles se retrouvaient à Montréal lors des diverses vacances et passaient leurs étés dans une villa à Sainte-Catherine de Fossembault, dans le comté de Potneuf.

Rapidement, les employés s’habituèrent au vouvoiement, à un protocole rigide leur imposant de s’adresser d’abord à la gouvernante pour les requêtes car il leur était totalement interdit de prendre des initiatives sans l’autorisation expresse de mademoiselle De La Bruère. Cette dernière manifestait un souci rigoureux, exigeant que chaque chose fut à sa place, le service d’une qualité que les employés appelèrent « bourgeoise », la propreté surpassant les normes habituelles. Elle ne supportait pas la poussière et entreprit une guerre d’usure contre la saleté. Combien de fois souligna-t-elle à la cuisinière que les plats de service devaient être à telle ou telle température? Que l’escalier menant à l’étage, où se retrouvaient les chambres à coucher, on devait y passer quotidiennement la serpillière légèrement humidifiée d’une cire à odeur de cannelle? Régulièrement elle rappelait à l’ouvrier qu’il lui apparaissait inacceptable que le gazon dépassa la hauteur de son soulier? Tout cela, mademoiselle De La Bruère le répétait avec un sourire goguenard et un bel accent français du dix-neuvième siècle.

Rares les occasions où l’on pouvait surprendre les deux maîtresses de la maison, réunies dans une même pièce. Un peu comme si elles avaient bien organisé leurs déplacements, orchestré leurs interventions auprès de celui-ci ou celle-là, planifié le boulot afin de ne jamais se croiser et encore moins donner un ordre qui fut contredit ou modifié par l’autre. Tout roulait à merveille et le mois de mai 1930, celui de la répétition générale avant l’arrivée des pensionnaires, permit à la maison de prendre son élan. Les fenêtres furent ouvertes, après avoir été nettoyées, re-nettoyées, lavées, re-lavées tant et tant qu’on arrivait à les oublier.

Partout dans Gaspé, l’absence des deux femmes aux offices du mois de Marie fut remarquée, tout comme elles n'étaient davantage présentes à la messe du dimanche. Pâques sans elles mit le point final aux questionnements : elles ne sont pas catholiques, un point c’est tout, affaire classée. D’ailleurs, peu de gens souhaitaient entretenir des liaisons tendues avec les dames du « manoir », l’argent ne leur faisant pas défaut, elles payaient rubis sur l’ongle parfois à l’avance pour tout ce dont la maison requérait. Si cela pouvait causer un problème, l’évêque de Gaspé était proche et devrait y voir. Et il ne fit rien.

Magella fit annoncer par mademoiselle De La Bruère que le samedi suivant un photographe viendrait spécialement de Montréal afin de prendre plusieurs clichés de la maison, de la baie et des environs. Tous les employés, vêtus de l’uniforme noir et blanc, furent conviés. La propriétaire en profita pour leur adresser quelques mots. Elle n’aimait pas les discours et lorsqu’elle prenait la parole, c’était bref, concis et sans détours.

- Nous sommes à quelques jours de l’ouverture. Aujourd’hui, après la séance de photographie, nous ferons une dernière répétition un peu comme si la maison fonctionnait à plein régime. Vous prendrez congé demain et lundi, c’est le départ. Cette habitation, ce manoir, dorénavant s’appellera « La Maison de Retraite ». Je vous invite à toujours la nommer ainsi. Merci.

Magella Teasdale n’offrit pas la parole à mademoiselle De La Bruère, s’installa à côté d’elle sur une chaise en paille tressée aux pieds du grand escalier menant à la porte d’entrée de la maison, invitant les employés à se regrouper autour d’elles. Le photographe fit son travail.

Une fois la séance achevée, Magella se retira laissant à mademoiselle De La Bruère le soin de voir aux derniers petits détails.

En début de soirée, une pluie diluvienne s’écrasa dans la baie de Gaspé, un peu comme si à son tour la nature à grands coups d’éclairs s’évertuait à immortaliser la proche ouverture de la « Maison de Retraite ».

... à suivre ...




vendredi 16 juin 2006

Le cent trente-huitième saut de crapaud

Attendre l’été. Quelques jours encore avant qu’il ne s’installe. Pas pour longtemps, nous le savons tous… mais quand même, attendre l’été c’est comme espérer de la belle visite… rare... partie de loin, qu’on voit si peu souvent, si peu longtemps. Celle qui change d’une année à l’autre. Qui a pris cette douce habitude de nous revenir, apportant les dernières nouvelles de cet autre côté du monde, de cet autre côté de la vie. Comme il aura… comme elle aura changé… Le monde et la vie.

Les feuilles sont d’un vert proche parent du bleu. Elles voltigent bien arrimées aux branches des arbres s’offrant aux oiseaux qui cherchent le sud afin d’orienter leurs nids. Et au loin, la mer. Langoureuse encore. À peine bruyante. Capricieuse. Un peu comme si elle avait eu froid au cours de l’hiver et qu’elle prenait son temps. Cette mer retrouverait bien le chemin vers la baie de Gaspé pour y déposer ces odeurs qui font du bien.

- Nous ouvrirons les fenêtres.

Magella annonçait par quatre mots, en une phrase, l’arrivée de l’été. Les fenêtres, à l’arrière d’un ancien "manoir" devenu maison de retraite, c’est ainsi qu'elle souhaitait qu’on l’identifia, donnaient sur la baie de Gaspé. Une fois ouvertes, plus fiables que les hirondelles, et on sait à quel point elles sont tardives par ici, ça ne pouvait tromper, le beau temps était venu.

Cette grande maison installée au creux d’un Gaspé encore fragile, certains disent qu’elle y vit depuis Jacques Cartier. D’autres, qu’elle fut construite par des Américains l’utilisant comme camp de chasse et pêche. Elle aura porté au fil du temps, le titre de chalet, d’hôtel, de château, de refuge; aura appartenu à d’illustres familles américaines puis gaspésiennes; aura permis des rencontres historiques; aurait été le creuset de retentissantes idées; le lieu de départ de mille et une légendes…

Magella Teasdale, que le titre de « vieille fille » n’offusquait pas, avait acheté cette maison de la Caisse Populaire de Gaspé qui dut la reprendre suite à une fulgurante banqueroute en lien avec la crise financière des années 1920. Seul le notaire de la place connaissait l'identité véritable du propriétaire et ne devait en aucun cas révéler son nom. Il représentait l’inconnu, signa pour lui les documents hypothécaires puis remit les titres à Magella Teasdale, nouvellement arrivée dans la région. On sut quelques mois après qu’elle venait de Montréal où sa famille aurait fait fortune dans l’industrie de la guerre.

La nouvelle propriétaire engagea de très fortes sommes pour la réfection de ce que pour l’instant on appelait « le manoir ». L’arrière, là où elle fit installer d’immenses fenêtres donnant sur la baie, devint une magnifique véranda habitable toute l'année. Fait nouveau pour l’époque, Magella exigea que les fenêtres ne soient pas uniquement de la vitre collée aux murs, mais puissent s’ouvrir de l’intérieur vers l’extérieur.

Elle se chargea elle-même d’enquêter auprès des personnes dorées de Gaspé et ses environs, afin d’en connaître plus sur ce que fut « le manoir », qui l’habita, son architecture ainsi que l’aménagement intérieur. Magella voulait absolument que l’habitation retrouve ses allures d'antan, qu’elle respecte en tout point son histoire. Alors que chacun souhaitait un peu plus de confort et de modernisme, la nouvelle propriétaire donnait l’impression de vouloir retourner à une époque que l’on souhaitait oublier. Surtout, elle ne paraissait pas pressée à divulguer ses projets pour une aussi grande demeure, habitée par elle seule. Et son chat.

Mademoiselle Teasdale, rapidement, se lia au notaire représentant le vendeur inconnu et lui offrit la responsabilité d’administrer ses biens. Soit dit en passant - de toute façon les langues se délièrent assez vite - chacun et chacune eurent bientôt leur opinion sur cette venue de loin. Tant d’argent, d’où venait-il? Toute seule, qu’était devenue sa famille dont jamais elle ne parlait? Vieille fille ou veuve? Catholique ou anglicane? Ce n’est pas du côté du notaire qu’on allait en apprendre davantage. Une tombe que ce maître Wilbrod dont on ne savait trop s’il s’agissait là de son prénom ou de son nom de famille.

Tant et si bien que les travaux avancèrent promptement. Magella possédait cette faculté de deviner les gens au premier coup d’œil et savait utiliser leurs qualités selon ses besoins. Le responsable des travaux visant à redonner au « manoir » son état premier, un certain Chamberlain provenant de la Baie-des-Chaleurs, dirigeait le chantier avec une main de maître. Son sens de l’organisation permit qu’au bout de six mois - il fallait absolument qu’avant l’hiver tout soit achevé – il put annoncer à mademoiselle Teasdale que c’en était terminé. Dont les fameuses fenêtres auxquelles Magella tenait tellement.

La châtelaine put engager quelques femmes de la paroisse les affairant à rendre habitable l’intérieur du « manoir » et conforme à ce qu’elle avait pu recueillir comme renseignements sur les antécédents de cette habitation. Le bleu et le blanc étaient à l’honneur du côté des tentures et des accessoires. Le bois, du pin et du chêne en grande partie, de même qu’un crépi légèrement beige se retrouvaient sur les murs et aux plafonds. Les meubles retapés puis disposés à l’endroit même où, à l’époque, ils vécurent.

Magella ne vivait pas au "manoir" durant les travaux. Elle se retrouva en pension chez une connaissance du notaire Wilbrod et tous les jours, sauf les samedi et dimanche, surveillait le travail de près. Ne laissant rien au hasard, fidèle à un plan aussi précis que rigoureux, mademoiselle Teasdale voyait à ce que tout soit là à temps, que rien ne manque pouvant ralentir ou freiner le rythme. Cela l’obligea de retourner à Montréal à deux occasions. Les voyages d’une semaine chacun la ramenaient aussi en forme, ragaillardie presque et plus déterminée encore à achever son projet.

Magella Teasdale emménagea dans « le manoir » au début d’un mois d’octobre, à la fin des années 1930. Aucune cérémonie officielle, sauf qu’elle invita à un banquet tous ceux et toutes celles qui y travaillèrent. Cela se tint à l’arrière, sur la terrasse de l’habitation donnant sur la baie. Deux mots à peine furent prononcés :

- Merci à tout le monde pour cet effort spectaculaire. Je vous annonce qu’au printemps prochain, lorsque je pourrai ouvrir les fenêtres de la véranda, que l’odeur de la baie emplira la maison, ce « manoir » recevra ses premiers pensionnaires.

Magella n’en dit pas plus. Le notaire Wilbrod la remercia au nom de la population de Gaspé, souhaitant à la châtelaine que puissent se réaliser tous ses projets.

L’automne arriva… puis l’hiver suivit. Magella Teasdale attendait le printemps.


lundi 12 juin 2006

Le cent trente-septième saut de crapaud

Je vous offre trois poèmes écrits il y a de cela quelques années, alors qu’avec un groupe d’élèves je travaillais la poésie. Ils devaient leur servir de modèle. Leurs poèmes ont été publiés dans un recueil qu’ils intitulèrent

REGARDS DE GLACE... REGARDS D’ENCRE...




entre plus tard et partir


entre plus tard et partir
l’image éblouie de la lumière
dressée
se reflète
en couleurs diluées



entre partir et plus tard
la fine fleur de l’ombre
arrachée
s’attarde
à un même sol



plus tard, entre partir et revenir
les pas étouffés d’un silence retenu,
soupiré
s’esseule
à l’écho de la fleur


partir entre plus tard et jamais
les cris comme des bruissements
résonnés
s’assomment
au fond de l’infini


entre plus tard et partir
en d’éteintes sécheresses
l’eau s’écoule
sur un pays asséché






la légende du cheval blanc



cheval blanc
sur fond de montagne



fond



en équilibre
amble et trot



une eau jaillissante
puissante
l’enfourchant
s’enfonce
en perles fuyantes



un cheval blanc
vers les nuages froncés
s’accroche à la selle du vent

encore fou de sa source limpide



et que lentement verdisse la terre!




espiègle siècle espéré


le bleu dans le gris des nuages
s’engloutit
en ce matin de porcelaine

un parfum emplit l’espace
hymne imprimé sur la peau

le silence de vos cris
parle de la vie

à la porte du siècle
les jours s’éclairent d’ombre
éparpillant vos joies



la plus belle parole
la redite des paroles éteintes
le cadenas ouvert aux espoirs
afin qu’éclate le siècle espéré
qui sera ce que tu seras,
nue de ce que tu étais
vêtue de qui tu seras
espiègle absente des nuits blanches
fantôme apprivoisé,
spectre envahissant,
marchant ses pas dans les flaques d’eau
comme l’intarissable source jaillissante
coule par vos plaies refermées



un sourire
sur vos avenirs
sur vos bouts de chemin
prend par la main
de celles et de ceux
qui accueilleront l’espiègle siècle espéré

jeudi 8 juin 2006

Le cent trente-sixième saut de crapaud

Suzanne Paradis a publié en 1961 aux Éditions du Bien public, un recueil intitulé La Chasse aux autres. J’en tire ce poème :


Femme


Tu lèveras le bras, femme ininterrompue
pour protéger la fleur et l’herbe et le sourire,
pour défendre l’amour du meilleur et du pire
et son langage clair, des langues corrompues.

Tu croiseras les doigts, femme sans cesse femme,
avec des fils de soie ou de lin tisseras
leur jointure charnelle aux étoffes, aux draps
pour former du sommeil la lumineuse trame.

Tu conduiras l’enfant dans tes flancs d’urne blanche
écho doux prolongé d’homme mêlé à toi;
femme incessante toi, rituelle avalanche
que la beauté met nue une première fois.

Tes regards remués de muette musique
enchaîneront le jour de menus mouvements
et tu allaiteras l’étroite faim d’enfant
et le désir jailli, ô fontaine physique!

Tu poseras ta main comme un ruisseau d’eau fraîche
- sur l’aridité blanche des visages faits,
sur les bouches désertes, sombres sûres brèches
taillées à l’ennemi – comme un dernier souhait.

Ta fanfare de bagues et d’anneaux légers
rythmera la levée éclatante des rêves
morcellera la nuit d’étoiles du berger
serties par l’œuvre de mystérieux orfèvres.

Tu briseras les jougs, femme aux mains déliées
comme des chevelures éparses sans poids,
les colliers délicats et les colliers étroits
casseront sous tes doigts aux forces oubliées.

Puis tu reposeras, pensive sur tes hanches,
ces mains à l’ongle aigu griffe paisible encor,
pour clamer lentement aux portes de ton corps
la colère du sang qu’étouffent tes nuits blanches.


Et j’achève par ses vers magnifiques de Marie Uguay, chez Boréal.


Maintenant je marche au-dedans de moi
je suis seule inondée d’une pâle clarté légèrement fauve
tant de paysages s’attellent à mes côtés
des arbres nobles puissants se cabrent
dans la plénitude d’avril ou de juillet
des oiseaux se croisent
découpent l’air de leurs yeux aigus
de leur voix fraternelle et apaisante
il y a la mer ou la ville
la même multitude
la multiplication d’appels
de supplications de visages
de disparitions et d’apparitions
maintenant je suis seule à jamais



Je vous souhaite, chère Élisabeth, un bon repos… de cendres.

mardi 6 juin 2006

Le cent trente-cinquième saut de crapaud

Les poèmes d’aujourd’hui sont d’Anne Hébert. Le premier, parmi ses plus beaux, est tiré de Poèmes, aux Éditions du Seuil (1960).


LA CHAMBRE DE BOIS


Miel du temps
Sur les murs luisants
Plafond d’or
Fleurs des nœuds
cœurs fantasques du bois
Chambre fermée
Coffre clair où s’enroule mon enfance
Comme un collier désenfilé.

Je dors sur des feuilles apprivoisées
L’odeur des pins est une vieille servante aveugle
Le chant de l’eau frappe à ma tempe
Petite veine bleue rompue
Toute la rivière passe la mémoire.

Je me promène
Dans une armoire secrète.
La neige, une poignée à peine,
Fleurit sous un globe de verre
Comme une couronne de mariées.
Deux peines légères
S’étirent
Et rentrent leurs griffes.

Je vais coudre ma robe avec ce fil perdu.
J’ai des souliers bleus
Et des yeux d’enfant
Qui ne sont pas à moi.
Il faut bien vivre ici
En cet espace poli.
J’ai des vivres pour la nuit
Pourvu que je ne me lasse
De ce chant égal de rivière
Pourvu que cette servante tremblante
Ne laisse tomber sa charge d’odeurs
Tout d’un coup
Sans retour.
Il n’y a ni serrure ni clef ici
Je suis cernée de bois ancien.
J’aime un petit bourgeois vert.

Midi brûle aux carreaux d’argent
La place du monde flambe comme une forge
L’angoisse me fait de l’ombre
Je suis nue et toute noire sous un arbre amer.


N’est-ce pas cela que l’on entend en franchissant les portes de la Grande Bibliothèque de Montréal?

Ce deuxième publié chez Boréal date de 1997. Il rejoindrait par le cœur et l’esprit notre chère Élisabeth.


L’ORIGINE DU MONDE


La fin du monde ayant eu lieu
On l’a lâchée dans l’espace nu
Toute vive parmi les astres consumés
La terre encore fumante à l’horizon
Comme une bougie soufflée

Jamais l’air ne fut si pur et dur
Un goût de sel persistait
Tout alentour des lunes pâles

Elle la sorcière aux crins noirs
Chevelure aisselles et pubis ruisselants
L’Ève des paradis terrestres

Son odeur de musc et de sueur
S’égare dans la froideur du vide
Elle a des jupes et des jupons
Échappés des siècles révolus
Sa traîne comme celle des comètes
Flotte entre les planètes déboussolées

Ses basques sont pleines de graines et de semences
Ramenées des fiers amants et des rousses plaines
À tout hasard elle plante des herbes et des arbres
Des hommes et des femmes minuscules grains de framboises vertes

Elle fonde une autre terre dans l’espace infini
L’Origine du Monde se couche parmi l’éther bleu
Jambes ouvertes et souffle court.
Pour ceux et celles qui, comme moi, sont des inconditionnels d'Anne Hébert et de Saint-Denys-Garneau, je rappelle qu'à Sherbrooke, au Musée des beaux-arts, se tient jusqu'au 10 septembre prochain, une exposition intitulée FILIATIONS qui cherche à rapprocher les univers de ces deux illustres cousins. Je dois m'y rendre d'ici l'automne, je vous en parlerai.
"Nous habitions la même campagne. La même campagne et le même été. Nous avons mis nos royaumes en commun. J'étais la plus petite. Il m'apprenait à voir la campagne. La lumière, la couleur, la forme: il les faisait surgir devant moi... Le paysage d'eau et de feuillages avait fait un pacte avec lui. Le paysage a accepté l'offrande consommée sur cette grève de glaise près des sapins noirs..." Ainsi parlait Anne Hébert alors que Saint-Denys-Garneau disait:" Les arbres sont roses dans le soleil couchant."

vendredi 2 juin 2006

Le cent trente-quatrième saut de crapaud

J’ai cherché, parmi mes poétesses d’ici et d’ailleurs, de ce temps et d’avant, les mots pouvant illustrer l’histoire d’Élisabeth, cette femme qui eut mieux vécu maintenant qu’à l’aube du vingtième siècle. Cette Élisabeth, voyante d’une vision dont elle se sentait l’unique portante… Qui n’a pas pu dans sa solitude entourée, achever de coudre à même des étoffes inconnues cet étendard sur lequel les mots ourlés chassant l’inquiétude, l’insécurité et l’oppression des femmes de son époque se liraient. Élisabeth voulait le soulever à bout de bras cet étendard qu’elle brodait avec le fil des misères, des oppressions et des humiliations de celles à qui on ne permettait pas d’être et qui ne savaient pas encore comment être. Qu’il claque au vent, qu’il rassemble de la côte gaspésienne jusqu’à toutes les autres côtes, ces femmes esclavagées afin qu’elles se l’approprient et le lancent d’une génération aux autres!

Aujourd’hui, chez Marie Noël, celle dont je reçus les œuvres complètes d’une très vieille cousine germaine de ma grand-mère maternelle - j’ai déjà parlé d’elle dans un autre saut de crapaud – je vous offre cette

Vision

Quand j’approcherai de la fin du Temps,
Quand plus vite qu’août ne boit les étangs,
J’userai le fond de mes courts instants;

Quand les écoutant se tarir, en vain
J’en voudrai garder pour le lendemain,
Sans que Dieu le sache, un seul dans ma main;

Quand la terre ira se rétrécissant
Et que mon chemin déjà finissant
Courra sous mes pieds au dernier versant;

Quand sans reculer pour gagner un pas,
Quand sans m’arrêter ni quand je suis las,
Ni dans mon sommeil, ni pour mes repas;

Quand le cœur saisi d’épouvantement,
J’étendrai les mains vers un être aimant
Pour me retenir à son vêtement…
…………………………………………………………………………………….

Quand mes doigts de tout se détacheront
Et quand mes pensers hagards sous mon front
Se perdront sans cesse et se chercheront;

Quand sur les chemins, quand sur le plancher,
Mes pieds n’auront plus de joie à marcher;
Quand je n’irai plus en ville, au marché,

Ni dans mon pays toujours plus lointain,
Ni jusqu’à l’église au petit matin,
Ni dans mon quartier, ni dans mon jardin;

Quand je n’irai plus même en ma maison,
Quand je n’aurai plus pour seul horizon
Qu’au fond de mon lit toujours la cloison…
…………………………………………………………………………………..

Quand les voisines sur le pas
De la porte parleront bas,
Parleront et n’entreront pas;

Quand parents, amis, tour à tour,
Laissant leur logis chaque jour
Dans le mien seront de retour;

Quand dès l’aube ils viendront me voir
Et sans rien faire que s’asseoir
Dans ma chambre attendront le soir;

Quand dans l’armoire où j’ai rangé
Mon linge blanc, un étranger
Cherchera de quoi me changer;

Quand pour le lait qu’il faut payer,
Quelqu’un prendra sans m’éveiller
Ma bourse sous mon oreiller;

Quand pour boire de loin en loin,
J’attendrai n’en ayant plus soin
Que quelqu’un songe à mon besoin…
…………………………………………………………………………..

Quand le soleil et l’horizon
S’enfuiront… quand de la maison
Sortiront l’heure et la saison;

Quand la fenêtre sur la cour
S’éteindra… quand après le jour
S’éteindra la lampe à son tour;

Quand sans pouvoir la rallumer
Tous ceux que j’avais pour m’aimer
Laisseront la nuit m’enfermer;

Quand leurs voix, murmure indistinct,
M’abandonnant à mon destin,
S’évanouiront dans le lointain;

Quand cherchant en vain mon salut
Dans un son je n’entendrai plus
Qu’au loin un silence confus;

Quand le froid entre mes draps chauds
Se glissera jusqu’à mes os
Et saisira mes pieds déchaux;

Quand mon souffle contre un poids sourd
Se débattra… restera court
Sans pouvoir soulever l’air lourd;

Quand la Mort comme un assassin
Qui précipite son dessein
S’agenouillera sur mon sein;

Quand ses doigts presseront mon cou,
Quand de mon corps mon esprit fou
Jaillira sans savoir jusqu’où…

Alors, pour traverser la nuit, comme une femme
Emporte son enfant endormie, ô mon Dieu,
Tu me prendras, tu m’emporteras au milieu
Du ciel splendide en ta demeure où peu à peu
Le matin éternel réveillera mon âme.



mardi 30 mai 2006

Le cent trente-troisième saut de crapaud

... la suite ...

En route vers chez elle, Élisabeth se disait que si la mer avait pris une couleur féminine, alors la femme et la mer seraient éternelles. De cette indomptable éternité qui pousse sur les eaux, bouillonne sur elle-même, bifurque toujours vers la même direction comme appelée sur des rivages qui l’éloignent. L’éternité ne serait-elle pas, du moins Élisabeth se le demandait-elle, étirant son pas sur une route boueuse, un fils endormi reposant dans le berceau roulant que Joseph lui avait confectionné, l’éternité ne serait-elle pas deux lointains opposés, en marche l’un vers l’autre? Leur rencontre sur la mer? Un clin d’œil mille fois répété s’ouvrant sur une réalité aléatoire?

Les paroles de la sage-femme ne réussirent pas à soulager l’inquiétude d’Élisabeth. Elle vécut, suite à cette rencontre, dans une attente perpétuelle. Que les choses puissent par usure ou par érosion, se modifier! Que les femmes puissent réaliser que la mer ne porte pas qu’une seule vague! Que sur le temps, ce petit morceau d’éternité, elle puisse y installer un peu d’elle-même!

Pendant longtemps encore, les femmes de la côte déposèrent chez la couturière autant les morceaux de tissu que des morceaux de leur vie. Comme le lui avait suggéré madame Synnott, Élisabeth les écoutait. Mais dans son âme, une grande voix criait, ardente, souhaitant les bousculer, les pousser à démolir leur impuissance à grands coups de cuisines abandonnées, de chambres à coucher profanées, de travaux refusés, de messes du dimanche et de sermons oubliés, de maris divorcés, d’enfants espacés… Cette voix éclatait dans sa tête. Pendant toutes ces années, elle sut l’assourdir, la craignant tout à la fois.

Élisabeth ne rencontrait aucune opposition. Joseph lui obéissait au doigt et à l’œil. Ni critique ni discussion. Elle se sentait comme une guerrière, seule sur un champ de bataille déserté par un ennemi qui ne s’est même pas présenté. Tout pouvait bien être parfait, étant continuellement comme elle le faisait ou le faisait faire, selon ses plans et ses critères. Les femmes l’enviaient mais connaissaient bien son mari. La bataille n’était pas la même. Menait-elle une bataille? Elles en doutaient. De sorte qu’elles arrivaient difficilement à se reconnaître en elle. Et avec le temps, c’est la couturière plus que la confidente que l’on venait voir.

Élisabeth le remarqua très rapidement. On déposait le tissu, on s’entendait sur le patron, on faisait une ou deux séances d’essayage, on réglait et on s’en allait. Parfois en jetant un regard sur cette maison qui resplendissait de propreté. Sur un Joseph assis à la fenêtre lorsqu’il était à l’intérieur ou sur cette berceuse sur le perron extérieur. Les femmes parlaient de moins en moins d’elles, de plus en plus de choses vagues et futiles. Élisabeth accepta la situation avec une forme de résignation qui ne lui ressemblait pas tellement.

Les années passèrent ainsi. À la suite d’Herménégilde, une fille naquit. Elle lui donna le nom de Marie-Ange. Madame Synnott l’accompagna pour les deux premières naissances. Par la suite, ce fut le médecin installé à Rivière-au-Renard qui prit la relève, la sage-femme vieillissante ne sortant à peu près plus, sauf pour certains cas que l’on appelait « les difficiles ». Tout le monde savait qu’il s’agissait là de filles-mères n’ayant pas les moyens de partir pour la grande ville, de femmes qui souhaitaient ne pas se rendre au bout de leur grossesse. Pour ces cas « difficiles », on entourait le travail de la vieille sorcière d’une espèce de solidarité trempée dans le mutisme.

Joseph se retournant de plus en plus sur lui-même, Élisabeth s’occupait de tout, au point que les années passant, la voix qui s’était installée en elle devenait de plus en plus ténue, quasi imperceptible. Elle n’y faisait plus attention mais pour sa fille Marie-Ange, Élisabeth développa une vigilance presque maladive. Ça dépassait le contrôle auquel elle avait habitué la société gravitant autour d’elle. Son insistance à ce qu’elle fréquente l’école, qu’elle ait à choisir parmi les occupations ménagères ou celles reliées à la ferme, qu’elle donne son avis sur tout et sur rien, qu’elle ait droit aux mêmes attentions et aux mêmes regards que les fils de la maison (Marie-Ange fut la deuxième, après elle vinrent quatre autre enfants, trois garçons et une dernière fille, Ange-Aimée), à tout cela Élisabeth tenait sans trop pouvoir le formuler dans les mots qui l’habitaient.

Jamais de toute sa vie elle ne réalisa que devant elle, on pliait, alors que derrière on faisait bien à sa guise. Sauf Joseph. Mais ses enfants apprirent très vite la façon d’être qui correspondrait à ce que leur mère attendait ou du moins espérait d’eux. Marie-Ange, et ce fut la même chose pour sa sœur cadette, une fois les études primaires achevées et qu’afin de poursuivre elles devaient s’exiler loin de la Gaspésie, ce qui fut un objet de dispute entre Élisabeth et le curé Boudreau, nouvellement arrivé à l’Anse-au-Griffon, les deux filles de Joseph et d’Élisabeth ne revinrent jamais sur la côte. Herménégilde fut le seul à s’intéresser à la ferme. Ses frères quittèrent également la maison familiale et s’installèrent, étrangement, les trois aux Etats-Unis qui à cette époque offraient de belles opportunités dans les usines de la Nouvelle-Angleterre.

Élisabeth ne revint plus sur tout ce qui, plus jeune, alimentait cette voix hurlante dans sa tête. Elle regardait vieillir son mari après avoir vu la quitter ses enfants. Lorsque Herménégilde proposa de venir s’installer dans la maison familiale, elle en fut heureuse, chargée d’une nouvelle énergie d’autant plus qu’elle aimait bien cette Jeanne, douze fois mère déjà.

Elisabeth vécut la mort tragique de son Joseph avec dignité, comme si elle voulait qu’on voie dans le geste suicidaire du vieil homme autre chose que la mort : la profonde difficulté d’un être humain à se réaliser.

Le soir du grand incendie, Élisabeth perdit le contrôle de tout et mourut dans sa maison. Tout ce qu’il y avait de Lacasse dans l’Anse-au-Griffon la suivit.


FIN

vendredi 26 mai 2006

Le cent trente-deuxième saut de crapaud

... la suite …

- Tu sais, Élisabeth, cette Marie-Ange n’aura été une femme que l’espace de quelques instants. Le temps de mourir. Dans un bonheur entier. Je l’ai vu dans ses yeux glauques. Dans un total silence appelant le don et l’abandon. Elle réunissait le jour et la nuit, attachés par un solide nœud au sens de la vie et de la mort, en un instant réunis, brûlant dans sa gorge éteinte. Elle comprit ce qui lui arrivait. Tu sais, Élisabeth, le sens des choses c’est ce que l’on voit au bout des ailes de la réalité. Que lui importait de se rebeller contre ce qui s’imposait. Sa fille était là. Elle l’avait déposée à la porte des jours qui s’ouvrait pour aussitôt se refermer sur elles. Les Marie-Ange allaient devoir regarder devant, dans deux directions opposées. Comme il est facile de devenir borgne, de scruter l’horizon à partir du seul angle que l’on imagine être le bon, celui où nos pieds risquent de s'enfouir lamentablement dans d’immuables sables mouvants. À s’enliser on oublie d’admettre, tout emprisonnés que nous sommes à maudire le sol, à chercher des raisons pour nos malheurs, on oublie d’admettre que nous sommes les seuls responsables de nos pas. On cherche désespérément une perche qui ne viendra pas. Alors on abandonne, on laisse aller. On ne croit plus en l’espoir. Espérer, c’est croire en soi, se dire et se savoir plus fort que ce qui nous attire vers la mort. C’est être solidaire à soi-même.

Alors que madame Synnott achevait l'histoire de Marie-Ange, Élisabeth revoyait dans son esprit toutes ces femmes qui lui venaient les bras chargés de coton, incapables de sortir des fossés dans lesquels leur nature les poussait, comme mues par une force supérieure à elles, ne regardant pas ailleurs qu’à leurs pieds. Elles fléchissaient devant une réalité qu’elles n’acceptaient pas mais qui les faisait courber le dos.

- À la suite de cet accouchement, il y en eût d’autres. Des plus heureux, des aussi difficiles mais très peu connurent un tel dénouement. Je n’ai jamais pu m’empêcher de voir dans chacune des femmes qui poussaient, qui respiraient à en perdre le souffle, l’image de cette Marie-Ange. Combien m’a-t-elle appris sans jamais le savoir? Depuis, je crois que les femmes sont les maîtresses esclaves de ce monde. Qu’elles soient reléguées aux travaux forcés par crainte qu’un jour, conscientes de leur véritable puissance, elles en deviennent la boussole, cela m’apparût de manière aussi perceptible qu’une tête d’enfant faisant son chemin vers le soleil! Les plus grandes forces sont si souvent enveloppées de faiblesses. C’est là, dans toute la solennité de ce jour, que j’optai pour la vie. N’y a-t-il pas en toi, chère Élisabeth, le sentiment de ne pas être de la collectivité des femmes que tu rencontres? Ne te reconnaissant pas dans leur discours, ne cherches-tu pas à te l’approprier? Ton mari n’est pas comme les autres. Les autres maris ne sont pas comme le tien. On n’y peut rien. Mais cela te permet de voir d’autres manifestations de la réalité. Espères-tu changer le monde? Nous le souhaitons tous. Mais est-ce que cette volonté n’est pas dans le fond celle de le rendre identique à notre propre vision? Comme si on ne pouvait conserver que le meilleur! Les femmes qui te viennent demandent seulement à être écoutées, comme elles ne me demandent qu’à être délivrées. Il ne faut pas agir comme le curé, en leur disant que ceci est bon, cela méchant. Il ne faut pas tenter d’arracher par la force la soumission qu’il serait si facile de leur reprocher. Elles ont, comme toi, comme Marie-Ange la mère, Marie-Ange, la fille, comme moi, à s’avancer droit devant, repérer les sables mouvants et les éviter. Cela ne fera pas disparaître les embûches mais simplement savoir qu’ils existent. La perfection n’est pas de ce monde. Les êtres parfaits sont des êtres dont la propreté finie par nous agacer. Les êtres parfaits nous regardent parfois avec une telle arrogance qu’il nous arrive de les installer avec ceux qui n’ont pas d’influence. Il n’y a pas une direction à suivre, il y a notre direction dont nous devons reconnaître les sinuosités en acceptant que des courbes inattendues nous guettent. Il faut éviter les conseils, ce sont de mauvais messagers. L’oreille tendue est une main offerte à celle qui s’enlise. Personne ne souhaite vivre malheureux et les malheurs que l’on perçoit chez l’autre sont souvent des mirages que la clarté du soleil débusque. Nous devons donner un sens à notre marche et alors, il y a de fortes chances que notre pas laisse des traces que suivront certains, qu’éviteront d’autres. Chaque jour qui se lève pour moi n’a rien à voir avec hier et encore moins avec demain. C’est un panneau qui indique le chemin et sur lequel j’écris moi-même ce que je veux bien.

Le fond de l'âme d’Élisabeth tremblait. Elle reconnaissait dans les propos de la sage-femme comme une explication aux paroles des autres femmes. Toute sa vie, jusqu’à ce jour, ce furent les hommes qui avaient le droit sacré et égoïste de lui dire le monde et son fonctionnement. Leur point de vue ne la rejoignait pas. Il était stérile. Dans cet après-midi orageux, dans le calme d’une petite maison accoudée à cette route gaspésienne, auprès d’une femme qui côtoyait tant de nouvelles vies, elle sut qu’il est possible de dire autrement le réel. Comme si, tout d’un coup, la mer qu’elle avait toujours regardée à partir de la grave, il lui était permis de la voir du haut d’un cap qu’elle aurait depuis éternellement été éloignée. Non, d’un cap qu'on lui aurait depuis éternellement empêchée de gravir.

Et la mer prenait une couleur féminine.

… à suivre …

mercredi 24 mai 2006

Le cent trente et unième saut de crapaud

... la suite …

La pluie et les orages, un peu comme s’ils partaient de très loin sur la mer, se mettant à courir en route, apportent avec eux pour les jeter férocement sur la côte, accompagnés d’éclairs et de tonnerres rebondissant dans tout l’espace, une profonde noirceur. Des ténèbres électriques sur un pays dépourvu de lumière autre que celle du fanal à huile. Des ténèbres infernales. De celles qui alimentent le repli sur soi et font croire à la lumière. Une lumière à venir.

Madame Synnott prit un long moment de recueillement. Ce qu’elle devait achever de dire se coinçait dans sa gorge. Élisabeth respectait cette retraite.

- Et la jeune femme mourut quelques heures plus tard. Les souffrances d’avant la naissance de sa fille n'eurent rien de comparables à celles qui la firent partir. Elle appelait, implorait même, une force qu’elle ne connaissait pas de venir la prendre et de l’amener ailleurs. Une hémorragie torrentielle l'inondait de sang. Durant les dernières convulsions qui précédèrent sa mort, elle ne demanda pas son mari, que sa fille dont les sursauts inquiétaient. Parfois, avant de partir, il arrive de s’oublier totalement, ne cherchant qu'à remettre dans les mains de la vie le peu qui nous reste d’énergie. Elle acceptait la réalité avec une telle fatalité que j’en fus complètement sidérée. Ce fut la première naissance à la mort à laquelle j’assistais. Je voyageais entre la colère et l’impuissance. J’en voulais à la terre entière. À Dieu surtout qui permettait une aussi grave injustice. Il ne m’avait pas offert le choix entre la mère et l’enfant. Comme si pour qu’une survive, l’âme de l’autre était exigée. Je retenais mon indignation et me permit de juger ce coup du destin avec beaucoup de haine. J’exécrais un Dieu s’en prenant à celle qui au cours de presqu’une année avait consacré tout son corps à un enfant qu’elle ne connaîtrait pas, qu’elle ne nourrirait pas. Je pensai alors à toutes ces femmes qui depuis des lunes se déformaient pour que se forme une autre vie si intimement installée en elles, arrachant lamentablement la leur à grands coups de sang répandu. Et aux hommes, comme ce jeune mari sur le perron aspirant un tabac puant, impuissants à de telles souffrances. Un instant même, je leur en voulais, les accusant d’en être presque les responsables. J’avais besoin d’un coupable. Mon esprit divaguait alors que le sien me quittait. Je protégeais ces moments dans un élan d’égoïsme que je n’arrivais pas à m’expliquer. J’oubliais tout autour. L’enfant qui pleurait de soif. Le mari qui tendait l’oreille au silence de celle qu’il avait entendue crier, se morfondre pendant des heures et qui maintenant dans un silence d’ostensoir prenait la route des nuages. Et il faisait si beau, si chaud, à peine humide. Une journée où mourir est un sacrilège. Un affront à la nature. Les mains, exsangue de la mère, bleue de la fille, se cherchaient sans y arriver. Leur contact aurait-il permis un miracle? Les miracles n’existent pas. Je l’appris cette journée-là. Il n’y a que la réalité, parfois fulgurante, parfois triste, souvent injustifiable. Elle me désarmait. Me déplaçait. Me bousculait tellement loin de ce quoi j’étais habituée que la seule idée qui voltigeait dans ma tête fut de prendre la main de cette jeune femme, mère-morte dont je ne savais même pas le prénom, et lui promettre de prendre soin de sa fille ainsi que toutes les autres femmes que la vie engrosserait. Cette promesse délia ma conscience et je pus, avant de lui fermer les paupières, sa fille sur mon cœur, la lui offrir au dernier regard qu’elle portait sur le monde. Elle portera ton prénom, celui que je ne connais pas, lui dis-je. Je sais qu’elle m’entendit. Sa bouche s’ouvrit. Ce fut tout. Elle venait de basculer vers je ne sais où, mais certainement pas à l’endroit où elle aurait dû se trouver. Une vigueur m’inonda. J’acceptais désormais que la réalité s’avérait plus forte que mes moyens et que de me lever contre elle ou tout juste devant elle exige d’abord de l’accepter. La jeune mère se transformait, devenant un ange tellement différent de ce tout qu’on m’avait enseigné. Dans mes mains, une fille grouillait, remplie de la chaleur du jour. Je sortis rejoindre le père. Un veuf se leva. Il comprit la situation. Nul besoin d’un autre geste que celui de lui tendre une enfant assoupie. Toute la fatigue de sa mère reposait en elle. J’ai dit à sa mère que tu lui donnerais son prénom. L’homme recula. Elle s’appelait Marie-Ange, me dit-il. L’a-t-il prise dans ses bras? L’a-t-il même regardée, je ne peux m’en souvenir. Seulement qu’il faisait si chaud alors qu’un cadavre refroidissait.

Élisabeth ne put s’empêcher de se lever, se diriger promptement vers son fils, le prendre et le serrer contre son cœur. Des larmes coulaient de ses yeux mouillant les langes dans lesquelles Herménégilde était emmailloté.

- La venue à la vie de cette Marie-Ange a changé mon regard sur les humains. Enfantée dans la douleur la plus atroce que l’on puisse imaginer. Je me suis toujours demandé si ces souffrances elle les a en elle maintenant. Si quelque part dans sa conscience, dans les recoins les plus cachés de ses souvenirs, elle a souvenance de cette mère de juillet, morte pour qu’elle vive. Tu sais, Élisabeth, elles sont légion les femmes qui meurent de cette manière. Il serait si facile d’abjurer la réalité, d’y opposer tous nos cris, toutes nos hostilités mais cela ne mène à rien. La réalité est sourde, aveugle, sans cœur, implacable. Telle une tempête comme celle qui prévaut dehors maintenant. Se soulever contre elle, c’est mener un combat difficile.
- Il n’y a donc pas d’espoir?
- Oh! oui il y a de l’espoir. Et cet espoir s’appelle Marie-Ange.

La voix de Madame Synnott se perdit dans un coup de tonnerre.

… à suivre …

dimanche 21 mai 2006

Le cent trentième saut de crapaud

... la suite …

- Ce que je vais raconter, Élisabeth, ne calmera certainement pas ton indignation. Tu resteras longtemps sous cette cape de colère qui recouvre ton esprit. Je vois d’où elle vient. Elle est là, un point c’est tout. Ça ne donne rien de chercher, de perdre ton énergie à tenter de comprendre pourquoi les choses sont ainsi faites. Les rendre plus viables pour toi et les autres, voilà qui le mieux à faire.

Difficile d’établir l’âge exact de Madame Synnott. Tant de mystères l’entouraient. Avait-elle eu un mari? Des enfants? D’où venait-elle? Était-elle originaire de la côte gaspésienne? Dans le village d’Anse-au-Griffon, pour tout le monde, c’était la sage-femme. Celle que le curé surnommait la sorcière. Non pas de façon péjorative mais plutôt à cause du fait que ses potions magiques soignaient autant les humains que les animaux.

- Les horreurs que tu entends attisent ta colère. Le résultat se fera voir par des rides autour de tes yeux. Tu souhaites que tout soit toujours parfait, à la bonne place, au bon moment, de la manière que tu juges être la plus correcte. As-tu remarqué que la poussière que l’on balaie revient toujours? Elle ne le fait pas par vengeance, mais par essence. On se frotte toujours à la réalité.

Élisabeth écoutait l’accoucheuse avec attention. Son discours différait de celui des autres femmes et ne ressemblait pas à celui de son beau-père. Encore moins à celui du curé.

- Un matin de printemps, il y a de cela plusieurs années, je m’en souviens comme le lever de ce jour qui t’a amené ici, on est venu me chercher. Une femme devait accoucher et cela s’annonçait périlleux. Le mari me conduisit auprès de son épouse, à peine plus âgée que toi. Le voyage se fit dans le plus complet des silences. Cet homme ne me dit rien d’autre à part qu’elle souffrait horriblement. Que c’était son premier enfant. Il fouettait le cheval avec tellement d’ardeur que je ne pouvais savoir s’il agissait par rage ou par peur. Les deux se confondent si facilement. Une fois arrivée à sa maison, la première chose que je remarquai fut combien c’était malpropre. Décrire ce que je vis te ferait soulever le cœur. L’épouse était au milieu de la place, étendue sur un lit de fortune, couverte de sueurs. Dans ses yeux je lisais l’égarement, comme si elle ne se possédait plus. Ses mains crispées arrachaient les draps sous elle. Sa tête roulait d’un côté puis de l’autre. Un prêtre l’aurait crue sous l’emprise du démon. Il faisait un soleil magnifique. La nature avait tout gardé pour elle, ne laissant à cette jeune femme que des orages de feu qui lui grugeaient le corps. Lorsque j’entrai, ses cris me glacèrent d’effroi. J’en étais à mes premiers accompagnements auprès des femmes en couches. À l’époque, chaque village ne pouvait s’enorgueillir de la présence d’un médecin. C’était une denrée rare. Je m’approchai d’elle, plaçai mes mains sur son ventre. Elle hurla. Le mari était demeuré sur le perron fumant une pipe bourrée d’un tabac dont l’odeur me reste encore aujourd’hui. Je pressentais que mes paroles seraient inutiles. Elle semblait engourdie par la douleur. Sa résistance n’allait pas tenir longtemps. Il fallait agir rapidement mais d’abord la rassurer. Elle ne m’écoutait pas. Tous ces coups la frappant violemment de l’intérieur la coupaient du monde. Elle n’allait pas donner la vie, elle se battait pour ne pas perdre la sienne. Sur la défensive, rien ne l’atteignait. Je compris combien il s’avère difficile de penser aux autres lorsque toute son énergie est canalisée sur sa propre survie. Un instant j’ai cru qu’elle mourrait, emportant avec elle cette nouvelle vie qui ne demandait qu’à être. Je voyais un nouveau visage de la réalité. C’est alors que je décidai, de toutes mes forces, de ne penser qu’à les sortir de là. Éviter le naufrage. Pour cela, il fallait lui faire accepter le sens de ce qui lui arrivait. Je ne voyais pas d’autre avenue. Son mari ne m’avait pas donné son prénom. Je n’avais devant moi qu’une souffrance à cœur ouvert.

Élisabeth, pétrifiée, écoutait les paroles de madame Synnott.

- Écoute-moi, lui dis-je. Je ne peux pas enfanter à ta place. Cet enfant ne demande qu’une chose, venir se blottir sur ton sein. Il sera pour des années à venir, un regard vers toi. Il faut que tu lui laisses juste un instant la possibilité de se glisser au-dehors. Le soleil l’attend. La chaleur qui brûle tes reins te dit une chose : la vie est maintenant. Ne pense ni à hier ni à demain. Ne pense qu’à ta fille qui s’en vient. Tu es la route qu’elle doit empruntée pour y arriver. Respire un peu pour elle, bientôt elle pourra toute seule. Garde les yeux ouverts. Écoute comme elle est bien quand tu manges de grandes bouffées d’espoir. Ne pense pas à ce qui lui arrivera. Permets-lui juste de s'amener. Ensuite, elle marchera. Respire. Encore une fois. C’est l’air dont elle a besoin que tu jettes dans ses poumons. Respire. Une autre fois. Je vois sa tête. Il y a une étoile sur son front. Respire. Encore. Elle se prépare à ouvrir les yeux. Une autre fois. Voilà. Depuis quelques secondes, la jeune femme ne criait plus. Un râle, à peine. Elle se vrille pour t’arriver. Respire encore une fois. Le sang se diluait au contact de l’eau bouillante. Voilà, elle y est presque. Tu entendras sa voix. Respire. Comme elle est belle. Et l’enfant vint. Fille et belle. Petite mais forte. Rouge et bleue sur des draps pas tout à fait blancs.

Madame Synnott se tût, mais il apparaissait à Élisabeth qu’autre chose suivrait.

… à suivre …


vendredi 19 mai 2006

Le cent vingt-neuvième saut de crapaud

... la suite …

La pluie se transforma en orage. De longs éclairs striant le ciel illuminaient la demeure de madame Synnott. Les deux femmes, assises l’une près de l’autre, protégeaient un silence qui transportait d’écho en écho le tonnerre jusqu’à la mer. L’enfant s’était rendormi.

- Et tu penses quoi du curé ?

La sage-femme relançait la conversation comme s’il lui apparaissait essentiel qu’Élisabeth aille jusqu’au bout de sa pensée.

- Je… Les mots semblaient lui manquer.

Madame Synnott se leva, remplit les tasses de thé, indiquant par là qu’elle avait tout son temps, de toute façon la visiteuse ne pouvait quitter maintenant, l’orage se faisant trop menaçant.

- Ce n’est pas lui directement, mais ce qu’il représente. Je le vois comme un messager porteur des mêmes nouvelles et elles ne sont pas bonnes pour moi, ni pour toutes les femmes qui viennent dans ma maison.

Élisabeth but une gorgée du thé bouillant. Dans sa tête, bougeaient à un rythme effréné mille et une phrases, des siennes et de celles des autres. Elle ne savait trop comment mettre tout cela en ordre.

- Je n’aime pas qu’on vienne s’ingérer dans mes affaires. Qu’on me dise quoi faire sans dire pourquoi. Qu’on m’indique une seule voie, une seule route. Surtout que cette route est déjà tracée et, comme un troupeau de moutons dociles, on doive l’emprunter les yeux fermés.
- C’est un peu cela que les autres femmes te racontent ? questionna madame Synnott.
- Non. Elles parlent de leurs peurs.
- Et que craignent-elles ?

Élisabeth prenait de plus en plus l’habitude des conversations. Jamais avec son mari. Beaucoup avec son beau-père, portant sur l’avenir, sur l’urgence des changements et des transformations. Ces autres avec ses clientes, celles qui lui faisaient le plus mal ; recevoir les appréhensions qui étouffent l’existence de quelqu’un alors que pour soi ça n’a aucune racine dans son quotidien. Un réceptacle dans lequel on déposait des objets qu’Élisabeth ne connaissait pas.

- Elles sont soumises aux paroles du curé. Pas des paroles, mais des obligations à continuellement être au service de leur mari, de leurs enfants et de leur besogne. Elles le font mais ça semble être contre leur nature. Il me semble qu’elles n’ont pas d’armes face à tout ça. Même si elles en avaient, je ne sais pas si elles utiliseraient.
- Tu sais, Élisabeth, les guerres n’engendrent que d’autres guerres.
- Des gagnants et des perdants, aussi.

La jeune femme mesurait tout le poids de ces confidences. Des femmes qui vieillissaient trop rapidement, sans jamais connaître d’autres bonheurs que de petites joies insignifiantes vécues dans le plus total isolement personnel. Elles ne savaient être chose que des porteuses de continuité sur laquelle elles n’avaient que trop peu d’influence.

Élisabeth sentait que leur vie ressemblait à un mensonge dont elles perpétueraient la permanence. Ses fils, Herménégilde et les autres, ses filles à venir, ne verraient-ils en elle qu’une mère, pas la femme ? Était-ce son destin et celui de toutes les autres ? Son âme rageait devant cette éventualité.

- Vous, madame Synnott ?
- Que veux-tu dire ?
- Est-ce que les femmes que vous accouchez parlent des mêmes choses ?

Élisabeth ressentait un besoin de solidarité et souhaitait la retrouver chez cette femme si proche des choses de la vie. Si intimement proche.

- Tu es complètement mêlée, ma belle enfant. J’ai l’impression que tu regardes la situation à partir de la fin, tu remontes vers le début sans t’attarder à ce qui vit entre les deux. La vie, ce n’est pas seulement la naissance et la mort. Entre les deux, c’est long et compliqué.

Élisabeth dirigea son regard vers la fenêtre embuée. La pluie ne semblait pas vouloir s’adoucir. Comme son indignation. Elle se sentait bien à l’intérieur de cette maison, alors qu’à l’intérieur d’elle-même, ça grouillait sens dessus dessous.

- C’est comme si je ne pouvais pas donner du sens à tout cela, dit une Élisabeth songeuse.
- Est-ce que je me trompe en disant que tu souhaites que tout soit parfait, ordonné et claire ?
- C’est dans cela que je suis bien.
- Écoute bien ma fille ce que je vais te raconter…

Un éclair plus long que les autres embrasa la cuisine.

… à suivre …


mercredi 17 mai 2006

Le cent vingt-huitième saut de crapaud

... la suite …

Madame Synnott prit place tout à côté d’Élisabeth. Dans ses yeux d’une si grande douceur, on aurait lu facilement que les paroles à venir, elle les connaissait déjà sans les avoir entendues. Les paroles de femmes vont directement au cœur des choses. Et les choses de femmes sont celles du cœur.

- Je suis heureuse, me semble-t-il, avança une Élisabeth qui se calmait au contact de la sage-femme.

Herménégilde ouvrit les yeux ayant entendu la voix de sa mère.

- Je suis heureuse et en même temps j’ai l’impression de ne pas l’être comme je le souhaiterais.
- Que veux-tu dire exactement ?
- Joseph est tellement secret, tellement distant.

Élisabeth but un peu de son thé, ce qui la remplit d’une rassurante chaleur. Elle sembla se calmer et cessa de pleurer.

- Les hommes n’ont pas l’habitude des femmes, dit madame Synnott qui venait de prendre la main d’Élisabeth, la caressant tout doucement.
- Il ne me parle jamais d’autres choses que des travaux de la ferme, de ce qu’il y a à faire et attend que je lui dise comment je veux que cela soit. Il est incapable de décider par lui-même.
- Tu sais, ils ne sont pas tous ainsi. Plusieurs et je suis conscient que les femmes qui viennent chez toi pour la couture ou autre chose t’en parlent différemment.
- Vous avez raison. Elles sont soumises. Quand ce n’est pas à leur mari ou leur famille, c’est aux affaires du curé.

Rapidement et cela depuis qu’Élisabeth avait quitté la maison paternelle pour s’installer chez son mari et monsieur Lacasse, elle recevait des femmes mariées, ou en voie de l’être, qui lui donnaient à confectionner des vêtements pour la saison ou pour des occasions spéciales, les écoutait et se sentait choyée de ne pas à subir l’autorité parfois intransigeante des hommes. Elle était une exception à la règle en vigueur et tout à la fois, cela la rendait particulière.

Ces femmes vivaient parfois l’enfer. Juste de pouvoir sortir de chez elles, de venir passer quelques minutes chez la couturière, cela exigeait d’elle des permissions longuement négociées. Élisabeth était devenue une sorte de conseillère sur plusieurs aspects de leur existence. Sa manière de voir la vie et beaucoup comment elle l’organisait, lui valait un statut hors du commun. Élisabeth n’usait pas de ce pouvoir qu’on lui octroyait, cherchant davantage à comprendre les malheurs de ces femmes, leur offrant parfois des conseils dont elle savait pertinemment qu’ils devenaient des papillons lancés dans le vent au large de la mer.

- Tu ne dois pas te sentir responsable des autres. Les femmes qui te parlent, Élisabeth, trouvent chez toi un lieu où déposer leurs souffrances. Sache les recevoir et leur faire saisir que tu les accueilles sans les juger.
- Mais monsieur le curé s’inquiète de cela.
- Toi aussi, si je comprends bien.
- Ce n’est pas ce qu’en pense le curé qui m’effraie…

Élisabeth déposa sa tasse de thé sur le coin de la table. Jeta un coup d’œil vers son fils qui bougeait, l’appelant à la tétée. Elle se leva, prit l’enfant et lui offrit le sein. Madame Synnott aimait voir cette communion de la mère et l’enfant.

- … c’est ce que je pense, moi, du curé.

Un vague sourire s’esquissait sur le visage de l’accoucheuse. Un peu comme si cette jeune mère, cette femme si petite de taille, se présentait à elle comme une géante. De celles qui n’existent pas assez. De celles que l’on écrase au berceau. De celles qui devront survenir afin que change le monde. Elle savait, de toutes les fibres de son âme, que c’est par les femmes, une fois debout et bien installées dans leur corps, bien libérées de la soumission qui écrasait leur liberté d’être humain, c’est à partir de ce geste en soit anodin mais tellement difficile à entreprendre que demain pourrait cesser de ressembler à hier.

Elle savait, cette femme sage, cette fomenteuse de vies, que tant et aussi longtemps que ses sœurs demeuraient isolées dans leur cuisine, dans leur lit, incapables de prendre la parole autrement que pour approuver leurs hommes qu’ils soient avec ou sans soutane, elles se condamnaient à subir l’oppression de ces maîtres que servilement, pour faire leurs devoirs, elles s’obligeaient lamentablement au malheur. Est-ce que cette Élisabeth aurait déjà su dans le fond de son cœur et de son intelligence, sans pour autant se charger d’une mission salvatrice, qu’elle pourrait entre deux fils à coudre, entre deux recettes, dire que la vie est transformable ?

Élisabeth venait d’achever de nourrir son fils.

… à suivre …

lundi 15 mai 2006

Crapaud spécial: ...à louer


… à louer

Appartement situé dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, sur la rue La Fontaine (est de Montréal, au Québec), à deux pas du système d’autobus menant directement à la station de métro Pie-IX, pour la période du 11 septembre au 15 octobre 2006.

. Deux chambres comprenant un lit double chacune et garde-robe;
. Très grande salle à dîner avec téléviseur (câble);
. Cuisinette avec frigo, poêle électrique et lave-vaiselle sur roulettes;
. Salle de bain avec douche, laveuse/sécheuse;
. Deux bureaux avec dans chacun installation d’ordinateur (internet extrême haute-vitesse);
. Salle de rangement intérieure (un vélo disponible);
. Cour extérieure avec barbecue.

La location est pour cette période seulement.

Le ménage devra être fait avant le départ par le locateur ou une surcharge de 50$ (environ 40 euros) sera ajoutée au prix de location de la semaine ou de toute la période.

Deux personnes seront continuellement disponibles pour résoudre les problèmes pouvant survenir.

Prix comprenant l’appartement, l’électricité, l’internet et le câble télé :
. à la semaine : 300$ (environ 250 euros)
. pour toute la période : 1000$ (environ 825 euros)

À contacter :

Jean Turcotte
3940 rue La Fontaine
Montréal, Québec
H1W 1W6
Portable : (514) 245-6764
jean.turcotte@videotron.ca

Afin de voir les photos de l'appartement, vous cliquez sur ce lien.

vendredi 12 mai 2006

Le cent vingt-septième saut de crapaud

... la suite …

La naissance d’Herménégilde, son premier fils, transforma Élisabeth. En profondeur. Elle devint davantage une mère qu’une épouse. La grande majorité de ses attentions se tournèrent vers son rejeton et Joseph, le mari ténébreux, devint de plus en plus un accessoire dans sa vie. S’étant rapidement aperçue que celui-ci ne comblerait pas ses besoins affectifs, Élisabeth donna à cet enfant tout ce qu’elle avait. Ne resterait pour Joseph, qui ne s’en plaindra jamais, que les ordres, les commandes et, dans la noirceur de leurs nuits, quelques élans retenus de l’amour.

Elle saigna beaucoup après son accouchement, au point qu’elle jugea utile de se rendre chez madame Synnott, la sage-femme, afin de se faire conseiller. La vieille dame regorgeait de santé et sa jovialité était proverbiale. Rien des choses féminines ne lui échappait. À combien de nouvelles épouses avaient-elles suggéré des méthodes infaillibles pour passer à travers les craintes que leurs mères avaient inscrites dans leur imaginaire ? À celles dont les maternités successives avaient grugé toute leur énergie, elle savait leur offrir un breuvage qu’elle concoctait à partir de certaines plantes dont elle était la seule à en connaître la recette ? Aux femmes plus âgées chez qui les menstruations se faisaient plus abondantes et moins régulières, madame Synnott avait aussi une formule magique.

Élisabeth partit vers l’accoucheuse, Herménégilde bien emmailloté et installé dans un petit traîneau. Ce printemps tardait à réchauffer le jour et ressemblait, le soir, à des fins d’automne. Les nuages gris, immobiles au-dessus de sa tête, se faisaient menaçants. À chaque dix pas, elle se tournait vers son fils pour vérifier si tout était parfait.

Elle arriva complètement essoufflée. Ramassa le poupon, gravit les marches où la vieille dame la reçut avec un regard pénétrant, de ceux qui savent avant même que la parole se délie.

Madame Synnott habitait seule. Sa maison était située près de la route nationale que le père de Joseph, pendant de nombreuses années, s’esquintait à entretenir. Il y voyait une veine centrale infiltrant la région afin de mettre en communication une grande partie de la côte gaspésienne.

- Tu prendras bien une tasse de thé, ma belle Élisabeth ?
- Ce ne sera pas de refus, répondit la jeune mère, les bras remplis d’un Herménégilde endormi.

À l’intérieur ça sentait bon le thé chaud mêlé à l’odeur du feu qui ronflait dans le poêle occupant presque tout l’espace de la cuisine. Un morceau de viande, du gibier, cuisait avec une lenteur étouffée. Rien sur les murs. Pas même un crucifix. De longs rideaux d’une couleur difficile à identifier, à cause de l’âge sans doute, s’écrasaient jusqu'au sol. Une lampe à huile sur la table où une assiette bleue et blanche reposait tout près d’une tasse à moitié vide.

- J’arrive sur votre heure de dîner, s’excusa Élisabeth.
- Tu ne me déranges absolument pas.

Madame Synnott enleva le bébé des bras d’Élisabeth et se mit à le dévisager avec un sérieux inhabituel.

- Tu as un bel enfant.

Élisabeth se défit de son manteau et comme à son habitude, ne passant jamais par quatre chemins, exposa l’objet de sa visite.

- Depuis son arrivée, je ne cesse pas de saigner. Ça commence à beaucoup m’inquiéter.
- J’ai l’impression qu’il n’y a pas que cela qui t’inquiète, ma belle fille.
- Vous avez raison.

Madame Synnott, après avoir déposé l’enfant sur un fauteuil adossé près de la fenêtre, servit le thé.

- Je vais te donner une tisane qui devrait alléger les saignements. Tu sais, les petites personnes sont comme du concentré. Tout est plus compact que chez les autres. Mais dis-moi ce qui te tracasse ?

Élisabeth jeta un coup d’œil vers son fils puis, dévisageant cette femme qui semblait tellement au-dessus de tout, dont rien ne paraissait surprendre, lui ouvrit son cœur.

- J’ai un bon mari. Il est travaillant…

… Madame Synnott lui coupa la parole :
- Toutes les femmes disent cela mais dans le fond de leur cœur elles ne le pensent pas. Elles essaient plutôt de se convaincre. Nous portons toutes un poids si lourd qu’il écrase qui nous sommes vraiment. Tu sais, Élisabeth, nous ne vivons pas dans un temps de femmes.

Élisabeth se mit à pleurer.

… à suivre …

mercredi 10 mai 2006

Le cent vingt-sixième saut de crapaud

... la suite …

Joseph se faisait de plus en plus courant d’air. Il se levait pour la traite des vaches. Entrait pour déjeuner. Repartait aux champs. À l’heure fixée par Élisabeth, il se pointait pour le dîner. Courte sieste avant de se lancer dans les travaux que la saison lui dictait. Elle le rejoignait en milieu de journée avec le thé froid et les galettes à la mélasse, au fond de la terre près du boisé. Rentrait pour souper. S’assoyait sur la grande galerie jusqu’au coucher du soleil. Montait se coucher. Dix mots prononcés durant la journée. À peine. Ils prenaient l’allure d’un rapport sur l’état de l’exploitation agricole.

Ils écoutaient la mer au loin, l’un près de l’autre, dans des silences continus et froids. Élisabeth risquait parfois un commentaire parvenant aux oreilles de son homme comme des ordres. Elle voyait à tout. Il le savait.

Dans son âme, Élisabeth espérait la présence de l’enfant à venir. L’hiver entier de sa grossesse, elle ne diminua jamais son rythme effréné. Mars tardait à venir.

Aux premières heures de ce matin du 8 mars, la future mère indiqua à son mari qu’il devait aller quérir la sage-femme. Ça serait pour aujourd’hui. Madame Synnott se pointa en milieu d’avant-midi. L’accouchement fut court. À peine souffrant. Joseph était dehors. Herménégilde naquit après quelques poussées de sa mère. Il serait grand. Elle n’en douta pas un instant après l’avoir vu et serré dans ses bras.

Madame Synnott ramassa tous les linges imbibés de sang et d’eau. Comme à son habitude, elle conserva les restes utérins. Personne ne savait exactement pourquoi. C’était son salaire.

- Il est en bonne santé. Tu n’as qu’à le nourrir et lui donner, tous les jours, une tasse d’eau fraîche. Les enfants ont besoin d’eau. Ton lait est riche. Donne-toi un mois avant de regarder ton mari et tout ira bien.

Cette femme caricaturée en sorcière par le curé pouvait d’un seul regard jeté sur l’enfant et la couleur du sang, vous dessiner le portrait exact du nouveau-né. Elle prédit à Élisabeth un fils solide, vigoureux et surtout facile à élever.

- Nourris-le longtemps. Ne le cajole pas trop et fais attention à ses yeux. Je vois que ce sera là sa faiblesse. Si tu peux lui laver les yeux avec du thé chaud, tous les jours, il te rendra heureux.

Élisabeth fut debout à temps pour préparer le dîner de son homme. Celui-ci, sans rien changer à sa routine, se pointa vers midi. En entrant, l’odeur des femmes répandue dans la maison lui annonça la naissance du premier Lacasse. Un fils. Il savait déjà son prénom, Élisabeth l’avait si souvent répété.

Au milieu de la cuisine, encore plus propre qu’à l’accoutumée, trônait un berceau. Celui que l’on avait rangé au grenier lors de sa naissance, lors de la mort de sa mère et qu’Élisabeth n’avait pas descendu avant que ne se pointe la sage-femme. Un enfant dormait : momie blanche. Ses poings dans de courtes saccades balayaient l’espace restreint du moïse.

Joseph s’en approcha. Se pencha sur le nouveau-né puis vers une Élisabeth aussi fraîche que le jour de ses noces, délivrée d’un ventre encombrant, lui adressant un sourire.

- Je vais aller annoncer son arrivée à mon père.
- On attendra quelques jours, puis on se rendra à Gaspé avec le bébé pour qu’il le bénisse.
- C’est au curé de bénir les enfants.
- Les curés baptisent, ils ne bénissent pas.

Joseph sut que c’est ainsi que cela allait se passer. Il fut surpris de ne pas entendre sa femme parler de sa propre famille. Elle avait certainement ses raisons. Qu’il n’avait pas à savoir.

Élisabeth se dirigea vers Herménégilde, le prit dans ses bras et assise à la table de cuisine, lui donna une tasse d’eau avant de le nourrir à son sein gonflé.

Son mari sortit dans un midi de mars frais et ensoleillé. Inconsciemment, comme le passage d’une hirondelle aux premiers jours du printemps, cet oiseau dont on n’est pas certain que ce soit lui, ferma les yeux, les rouvrit afin de s’assurer que ce fils était vivant et qu’il n’avait pas tué sa mère. Cette mère, sa femme, elle n’allait pas mourir. Pas avant lui, le destin venait de parler dans les cris rauques d’un Herménégilde Lacasse.

Une fois l’enfant nourri et endormi, Élisabeth se remit à l’ouvrage avec une perfection renouvelée.


… à suivre …

mardi 9 mai 2006

Le cent vingt-cinquième saut de crapaud

... la suite …

Élisabeth souhaitait un fils. C’est un être du sexe masculin qu’elle voulait porter. Déjà trop d’inconvénients lui apparaissaient collés à la vie d’une femme pour qu’elle puisse espérer voir naître une fille. Sa vie aurait été figée, comme vécue à l’avance. Peu d’espoirs devant elle.

Toutes les nuits, passant sa main sur son ventre gonflé, Élisabeth s’acharnait à nommer cet enfant du prénom d’Herménégilde. Malgré le fait que le sien, son prénom, soit plus long que sa taille, elle se disait que si elle s’évertuait à lui en choisir un comprenant plusieurs syllabes, il risquait d’être grand. Il ne pouvait pas être petit. La vie d’un petit, c’est trop compliqué.

Joseph ne parlait jamais de l’enfant à venir. Il laissait cela à sa femme tout comme il avait abandonné la suite des choses à Élisabeth qui dirigeait adroitement tout avec une assurance à chaque jour… inquiète.

Elle qui cherchait la perfection en tout, enceinte, se vit inondée d’une inquiétude dont elle ne réussissait pas à en trouver la cause. Il est vrai qu’au départ de son beau-père pour Gaspé, elle ressentit une douloureuse perte. Ce n’est qu’avec lui qu’Élisabeth pouvait raisonnablement établir un dialogue, partager des idées de changement, qu’elle écoutait puis répétait à toutes ces femmes descendues chez elle pour la confection d’une robe ou demander une recette, les étranges possibilités de voir les choses autrement.

Et on l’écoutait, cette Élisabeth apparaissant de plus en plus petite avec ce ventre important. Il y a de ces secrets entre femmes qui n’auront jamais franchis le seuil d’une salle de couture ! Celle-ci dont le mari exigeait plus au lit qu’un ogre sa nourriture. Celle-là qui se fatiguait horriblement ne parvenant pas à tout faire les travaux ménagers. L’autre, préoccupée par les ravages de la boisson dans sa famille. Et cette autre encore ne se trouvant pas assez aguichante pour trouver mari. Cette dernière, toujours captive à la maison paternelle, servant d’objet de plaisir pour ses frères et son père. Dans des confidences au départ feutrées, par la suite ouvertes, Élisabeth recevait ses clientes venant chercher auprès d’elle des solutions à des problèmes plus grands qu’elles. La robe et la tasse de sucre servaient de motifs.

Une tombe, cette Élisabeth. Ce qu’on lui confiait devenait plus en sécurité qu’au confessionnal. Le curé de la paroisse, suspect, s’en rendit compte et aborda la question lors d’une de ses visites annuelles.

- Tu travailles beaucoup Élisabeth.
- J’ai un bon mari mais la terre ne rapporte pas assez.
- Ton influence auprès des femmes du village est grande.

Élisabeth avait appris par les conseils de son beau-père à se méfier des hommes de pouvoir. Ils n’en possèdent jamais trop et le recherchent avidement. De sorte qu’elle usait d’une habile diplomatie sachant déceler dans les paroles du curé le prodrome d’une enquête inquisitrice.

- Elles viennent pour la couture et les recettes de cuisine.

Le curé, cherchant à s’en faire une alliée, évitait les terrains minés. Il tournait autour du pot, mais Élisabeth, devant un obstacle, savait s’armer à la perfection et se défendre sans inquiétude.

- Tu sais Élisabeth, le devoir d’un homme de Dieu est de conseiller les âmes. Il serait dangereux que quelqu’un n’entrave sa route. Elle risquerait de se retrouver dans de fâcheuses situations.
- Comme vous avez raison, monsieur le curé.

Elle lui offrit une tasse de thé. Son état de future primipare la rendait intouchable. Son assiduité à la messe du dimanche au bras du fils Lacasse faisait d’elle une femme rangée. Les regards complices que tant de femmes de la paroisse lui adressaient, aux yeux du curé, la rendait équivoque.

- C’est pour bientôt ?
- Au début de mois de mars.
- Le docteur Lanctôt t’accompagne bien ?
- Ce sera madame Synnott qui m’aidera à mettre au monde mon premier enfant.

Le curé faillit s’étouffer. Il n’aimait pas cette sage-femme. Pour lui, c’était une sorcière tout droit descendue de l’enfer afin d’incendier les esprits des femmes de sa paroisse. Qu’Élisabeth ait opté pour elle n’allait pas améliorer les relations tendues qui s’établissaient entre eux. Il ne savait plus comment jauger cette jeune femme, adversaire potentielle dont la notoriété l’obligeait à respecter.

Il quitta la maison qui sentait bon les crêpes au sirop d’érable.

… à suivre …

lundi 8 mai 2006

Le cent vingt-quatrième saut de crapaud

... la suite …

Élisabeth n’en parla pas. Jamais en fait. Les femmes ne peuvent pas être autre chose qu’une machine à faire des enfants, une soubrette tenant maison, un soldat au garde-à-vous devant leur mari. On le lui avait dit et tous les modèles allaient dans ce sens. Aucun espace pour autre chose.

Sauf qu’Élisabeth, dans son petit corps de jeune fille fraîchement mariée, installée chez le père de son époux au moins jusqu’à la fin de l’été, lorsqu’elle reçut son mari, en éprouva du plaisir. Bien loin des douleurs que sa mère lui avait prédites. En elle, entre ses reins, dans son ventre, là où sans le savoir encore, une nouvelle vie s’installait, la douceur du feu l’avait conquise. Elle sut très vite de quel bois se chaufferait cet homme et opta pour l'accommodement. Élisabeth s’organiserait pour revivre ces courts instants où il la pénétra, selon son goût, sa convenance et verrait à ce qu’à chaque fois, la rencontre puisse être de plus en plus parfaite.

Il y avait, dans ces petits villages du bout de la côte gaspésienne, ailleurs également, une espèce de code non écrit décrétant que durant la première année du mariage, le couple se retrouvait sous haute surveillance. Pour Élisabeth et Joseph, il fut appliqué de manière extrêmement rigide. On ne se mariait pas en hiver pour rien. On ne portait pas du bleu sur sa robe de noces sans que cela puisse cacher quelque chose. On n’allait pas vivre chez les beaux-parents impunément, en découvrir le secret alimenterait les conversations. Élisabeth allait-elle enfanter dans le circuit des dates officielles ? Si elle précédait les dix mois règlementaires ou dépassait l’année, la réputation des familles Gendron et Lacasse s’en verrait éternellement entachée.

Le veuvage du père de Joseph Lacasse avait nourri les placotages fort peu longtemps, la notoriété de l’homme et son implication dans la paroisse étouffèrent les quand-dira-t-on. À tel point que son départ vers Gaspé, aux premières feuilles tombées, eut l’effet d’une perte considérable, presqu’un deuil national. Tous savaient que Joseph ne possédait pas le coffre pour chausser les bottes de ce bâtisseur. Les hommes ont besoin d’un éclaireur, d’un visionnaire afin de lire au loin, proposant des avenues vers lesquelles tracer la route. L’Anse-au-Griffon deviendrait orpheline et ne saurait vers qui se tourner.

Élisabeth vouait pour cet homme une admiration sans limites. Une vénération serait le mot plus juste. Son sixième sens, celui de l’organisation, elle s’affaira pendant les quelques mois au cours desquels elle fut en sa présence, à se l’approprier. Écoutant sans se lasser ce faiseur de rêves, ce créateur d’avenir, ce liseur dans les événements des actions à construire, des chantiers à inventer, Élisabeth s’en délectait. Elle pouvait passer des heures à entendre le fracasseur d’immobilismes, celui qui ne croyait pas aux vertus de la politique comme facteur de changement. Sa foi était celle de la terre, de sa culture et du lieu où la vie y prenant sa source obligeait chacun de ses habitants de la rendre meilleure pour la descendance.

Joseph n’était pas de cette mouture. Son frère plus âgé, celui qui quitterait la maison familiale pour le Séminaire de Québec, deviendrait ce prêtre ne revenant plus sur les lieux de sa naissance, s’engagea dans la grande ville à enseigner l’histoire et ouvrir les consciences urbaines sur des projets plus vastes, plus nationalistes.

Sans instruction, Élisabeth se nourrissait aux enseignements de ce beau-père qui n’aura pas assez de toute une vie pour voir apparaître sous ses yeux le début des transformations qu’il projetait.

Installé près de la baie de Gaspé, le père de Joseph, dépérit tout doucement comme si l’usure de ses combats acharnés le rejoignit trop vite et la déception de voir croupir une population peu encline aux risques d’un monde meilleur l’avait amené à la résignation.

Il ne revenait plus à l’Anse-au-Griffon. La seule consolation qui enveloppa ses vieux jours fut celle de lire les articles de son fils aîné traitant de l’avenir d’un peuple.

Élisabeth dont le corps se modifiait sous l’impulsion de la maternité cousait avec un acharnement inhabituel. Annonçant l’événement à son mari, elle crut y lire, l’espace d’un trop bref instant, la joie. Elle donnerait naissance à un enfant. Les plus intenses caresses lui seraient destinées, son mari n’acceptant pas d’en recevoir.

Un jour qu’elle se retrouva seule avec sa mère, elle osa mais ce serait la dernière fois, aborder avec elle une question qui l’obnubilait.

- Dois-je continuer de recevoir mon mari même si je suis partie pour la famille ?
- N’oublie jamais ma fille que ce n’est pas toi qui décide cela. C’est à ton mari que tu appartiens et c’est lui, lui seul, qui est maître de ces choses-là.

La réponse de sa mère la déçut profondément.
... à suivre ...

jeudi 4 mai 2006

Un saut de crapaud... spécial!

(La revue littéraire Biscuit chinois proposait un thème sur lequel des auteurs n'ayant jamais publié pouvaient aiguiser leur imagination: le ketchup. Voici le texte que j'ai envoyé et qui n'a pas été retenu.)
Une tache de ketchup sur la robe rouge


- Monsieur prendra quoi ?
- Un verre de ketchup.

Sur le comptoir en zinc de la cantine, entre deux mains paraplégiques pianotant leur inertie, la serveuse dépose un plat de frites.

- Elles sont froides comme vous les aimez.
- Idaho ?

Le téléviseur, derrière les épaules du col bleu, projette dans le miroir les dernières images de la journaliste achevant son reportage sur l’importance et le sérieux que l’Église apporte au choix des décanteurs pour vin de messe.

- Elle n’est pas venue ce matin.
- Hein(z) ?

Il y a du bruit. Du genre qui enterre tout. Parti du fond de la place, circulant entre les pattes de chaises, s’arrête, clignote à gauche puis tourne à droite avant d’exploser dans la vitrine où des mots écrits à l’envers dans la poussière et les gras trans immobilisés depuis huit cent soixante-huit jours s’exposent en exhibitionnistes illettrés à des voyeurs analphabètes : LA REINE DU KETCHUP.com

- Le patron a acheté.
- Équitable ?

Le collectionneur de courants d’air en cache un nouveau dans sa valise ouverte. Il lui donnera un prénom après l’avoir thérapeutisé. Hésite, mais dans le fond de son vide intérieur, le reconnaît. Son abécédaire est épuisé. Le spécialiste lui a suggéré de faire des catégories. Il suivra son conseil lorsqu’il aura perdu son temps. À la retraite ou lors d’une attente urgente à sa clinique vétérinaire privée.

- Pourquoi une robe rouge ?
- Elle n’aime plus se balader nue. Les vélos l’embrochaient.

Les volutes de la fumée de cigarette font des nuages au plafond. (Ce détail important situe l’histoire : nous ne sommes donc pas en mai, le mois de la loi anti-tabac, de Virginie ou d’ailleurs, blond ou noir, en boîte ou en blague, en pipe ou autochtone.) Elles se chargeront bien de le repeindre en gris noirci. Les néons sont les seuls à lui tenir un discours cohérent. Ça vole haut. La philosophie, c’est un nuage de fumée au plafond d’une cantine. Rue Sanguinet enregistrée.

- Avez-vous voté ?
- La mine du crayon était brisée.

Sur le visage de la serveuse aux tomates, en majuscules froissées, se lisait une profonde incompréhension comme si tout le malheur des enfants afghans n’ayant pas obtenu un coffee-brake après les mille et une nuits sur la grève, leur aurait buriné de grandes auréoles qui ne se rendront pas jusqu’à la fin de la journée. Elle se moucha dans la napekin derrière laquelle se profilent, en braille, les règlements de la loi 101.

- Et puis, il y a Pâques…
- On n’y échappera pas.

(Redétail important qui situe l’histoire quelque part en avril de cette année.)

Le client entre. Derrière lui, une ombre titube sur le petit stand dans lequel dorment les copies du journal paroissial. Il jette ses clefs sous le calorifère. Le système électrique se déclenche semi-automatiquement. Les turbines du barrage Daniel-Johnson toussèrent en écho et se remirent en marche. Sa facture hydroélectrique sera ketchup, salée ou poivrée, personne ne le saura vraiment car on vient de passer la consigne de cacheter les enveloppes. À la langue dans le vinaigre. Ça créera de l’emploi. Son insouciance ressemble beaucoup à celle de ce banquier qui, sur la rue Ontario, dans un grand élan canonique, annonce en hurlant dans un porte-voix en papier mâché la parution imminente d’une version falsifiée de la Bible. Le client se choisit une moue dans le sac déposé à cet effet près de la porte.

- C’est sûr.

Comment peut-on en être certain lorsqu’on n’a que quarante-cinq minutes comme heure de dîner ? (Ce reredétail essentiel situe l’action plus précisément encore, quelque part en avril sur un quarante-minutes de dîner qui aura l’heure de vous aider à mieux sentir l’odeur de frites frites à l’huile de canola entremêlée à celle du menu du jour, le même que celui du menu d’hier. Demain est trop loin pour se prononcer.) À peine le temps de dénombrer les gens qui passent. Qui s’en vont d’où ils viennent. Il faudra qu’un sérieux comité ad hoc se penche là-dessus. On ne peut pas dans une société organisée, syndiquée et qui ne va plus à la messe le dimanche, en rester là dans un immobilisme attentif qui, selon un éminent psychologue croate invité comme professeur invité à l’UQAM (pas de U après le Q) disait : « C’est le début annoncé de la perversion. »

- Canadiens a gagné hier.
- Les prophètes ont toujours raison.

L’étudiant mexicain scrute à la loupe de ses lunettes (ça lui donne une fausse allure intellectuelle) le mode d’emploi de son podomètre. Il avait hésité entre celui vendu à La Cordée et l’autre que Future Chop donne en prime à l’achat un téléviseur 52’’ à écran cathodique. Les décisions ne sont pas toujours évidentes à prendre surtout si en traversant la frontière texane, on a frôlé de loin l’odeur de la mort de quelques coyotes roux, une espèce fondamentalement en voie d’extinction. Vaut mieux être vigilant.

- Depuis quand a-t-elle foutu le camp ?
- Son cœur emballé dans le Saran Haut de gamme.

Le dos de la cuiller souffre d’un lumbago persistant. De pierres au foie. D’une myopie chronique, déformante et creuse. À la quincaillerie, on lui a suggéré de retourner le problème ou d’attendre la grande vente d’avril (selon l’amalgame de nos détails, celle-ci approche à grand pas de bâtons de popcycle.) Elle en a eu acier depuis que les ustensiles de la cantine se sont plastifiés. Mais, on ne peut pas tout contrôler. Les sacs verts attendent toujours, adossés aux parcomètres électroniques, que l’heure de tombée leur relève le moral.

- Madame Bélisle est entrée au foyer.
- Elle dormait comme une bûche, la bouche ouverte.

La cantine se vide. La bouteille de ketchup maculée d’empreintes digitales graisseuses peut faire la sieste d’un œil, de l’autre, se mirer au dos du distributeur de papiers-mouchoirs à mains. La serveuse chiffonne le comptoir. La brûlure sous ses ongles la fait souffrir. Elle n’allait pas se plaindre. Après tout c’est elle qui a exigé de la poseuse, des ongles incarnés. Ils allaient mieux avec son métier. Elle pourboirera un dernier thé vert. Biologique. Venu du Ceylan qu’envisagent sérieusement d’envahir les USA afin de libérer les graines de pavot qu’une organisation multinationale écosserait dans les toilettes climatisées d’un aéroport vide. Un autre vol… (il vous est permis ici de jouer sur les mots à quelque degré Celcius que vous voulez, en autant que ça ne vole pas trop bas car vous pourriez croiser une volée de grippes aviaires, nom nouvellement adapté pour identifier les migrateurs clandestins…)

- Les chiens renifleurs porteront plainte auprès des autorités. Ils sentent que les chevaux de la police montée sont mieux traités qu’eux.
- On n’arrête pas le progrès.


…alors que le col bleu… la robe rouge…


Sur le trottoir d’un Montréal éternel, les interstices comitéd’accueillent le printemps. Elle déambule dans sa robe en tulle rouge comme un somnambule dans sa bulle qui bouscule tout sur son passage à niveau. S’arrête. Dévisage une main rouge qui semble la saluer. Pause. 29 secondes dans une vie, ce n’est pas trop pour qui ne veut pas mourir.

Des haut-parleurs pirates installés en-dessous des feux de circulation, Pink Martini chante Sympathique. Des glaçons givrés dans leurs voix orégonnaises.

Elle ne s’est pas arrêtée à la cantine. (Nouveau détail qui permet de coller ce qui s’en vient avec ce que s’en est allé.) Elle le sait. L’a dit à son groupe de soutien. Même pas un œil torve tordu vers la porte en stainless steel. Droite sur son chemin qu’une croix transversale en asphalte oblige à s’arrêter, la robe rouge demande l’heure à une brigadière orange.

- Une heure adolescente, madame.
- Ma robe rouge souffre d’une tache de ketchup qui ne veut pas partir.

La robe rouge est amoureuse du col bleu. Elle et lui se sont rencontrés à l’occasion d’une grève de la faim organisée par une association vouée à la protection des OGM libres. Ce ne fut pas facile mais ils réussirent à digérer tout cela. Au menu des activités, en haut de la tête de liste - c’est sûrement cela qui les a fait se récolter dans la plus pure démesure - le boycottage du ketchup. Pour le col bleu, ce fut pénible. Pour elle, moins. En fait, elle déteste les sous-produits dérivés de la tomate. Mais elle n’en parla pas. Elle fit sa fine gueule de bois. Mais comme les lèvres sirupeuses du col bleu l’attiraient ! Comme un aimant amant la nature…

- J’ai perdu mon parapluie.
- Il y a des événements dans la vie qui parlent d’eux-mêmes.

Le chauffeur de taxi chauve remonte dans sa voiture balisée. Incognito. Il fait du taxi au noir dans sa Chevrolet Malibu mauve, de la même couleur que les colères du col bleu et de la robe rouge. On peut facilement lire dans ce visage étiré longitudinalement que toute la nuit, il l’a passée à trafiquer son odomètre. Impossible de supporter les chiffres qui s’affichent devant ses yeux. Sa chirurgie au laser afin de corriger une myopie génétique l’a rendu entièrement pluvieux. Il météorise le temps avec l’exactitude écumeuse des jours. Il lit Boris Vian depuis la fin de son cours technique et depuis, il répand des crachats sur les tombes de tout un chacun. Madame Bélisle lui a demandé de servir de corbillard pour son enterrement. Il en fut ému. Comme une sécheresse appréhendée.

- Avez-vous du « change » ?
- Oui.

Il y a de ces questions auxquelles on répond de manière instantanée. Comme un coup de poing. Qui mériteraient qu’on les référendumise. De velléitaires affaires. De celles qui ne savent pas trop où mettre le point d’interrogation. Franchement dérangeantes sur l’heure du midi. (On note le détail dans toute son amplitude.) Des questions hors-temps ayant perdu leur suc unidimensionnel au beau milieu des allées d’une boutique hors-taxe. Dédouanées. Mais la robe rouge s’en est bien sortie. Par la porte de côté où elle s’est profondément engouffrée. Beaucoup trop plongée dans la lecture rapide d’une lettre qui la trouble. Celle apportée par un facteur en culottes courtes feignant ne pas remarquer que le petit drapeau canadien cousu en-dessous du sigle universel de la société des postes du même pays, montre une étiquette « made un Japan ». Honteux. Elle doit prendre une décision. Sur le champ de bataille asphalté ou bitumé, elle ne peut le dire avec une précision de bistouri cloné en scalpel. Elle remarque le nid de poule que son col bleu a refermé l’an dernier. Impossible de passer à côté. Trop trou.

- Ce n’est pas en lisant mille fois la même lettre qui fera que les voyelles qu’on sonne deviendront dyslexiques.
- Vous lisez Schopenhauer ?

Il y a des paroles qui assomment. À grands coups de paniers percés. Vides de sens et pleins d’aromates. La robe rouge tient à la main la lettre, de l’autre l’enveloppe. Elle ne sait laquelle des deux représentent le plus de danger pour sa vie urbaine. Pourquoi les services gouvernementaux ne paient-ils jamais leurs timbres, ces ancêtres dénaturés de la famille Gold Star ? Pourquoi est-il interdit de retourner l’envoi à l’expéditeur ? Pourquoi sont-elles toujours platement de la même couleur, ces enveloppes sentant la bave électronique ? L’encre, du jus de pieuvre ? Qui saura mettre à jour ces secrets d’État ? Comme le troisième message de Fatima. Une énigme digne des plus incompréhensibles jeux de société secrète qui soit ! Survivra-elle à toutes ces questions ontologiques ? On le saura lors du prochain épisode… (Ce détail est projectif. Et un peu embêtant, avouons-le.)


- C’est tout droit.
- Merci.

La robe rouge se lit à elle-même, dans un silence cacophonique, le nouveau testament qui allait, du moins le souhaite-t-elle sans vraiment se l’avouer, lui donner un nouvel élan solidaire ou lucide, elle ne peut malheureusement pas le dire avec précision, son droit de vote en dépend. Sa demande est acceptée. Oui. Un oui inconditionnel présent sans restriction. Limpide comme une bouteille de sirop Lambert après deux jours dans l’eau de vaisselle additionnée de vitamine E. Elle est acceptée. Elle et sa demande sont acceptées. Ou inversement proportionnel, qui saura le dire ? Deux féminins singuliers devenant un féminin pluriel. Ciel que la grammaire, dans sa vastitude, sait parfois se pencher sur des simplicités complexes ! Elle n’a qu’à se présenter au bureau sous-régional des pré-demandes. Pourra bénéficier d’une rencontre avec un préposé. Tout prend un sens axial dans sa vie de robe rouge tachée en mal d’amour d’un col bleu qui hésite, hoquette serait plus juste, entre un Reer individuel ou un Reer collectif moins avantageux mais plus conforme à l’anarchie utopiste de ses idées jadis révolutionnaires mais désabusées par de trop longues nuits à vendre des copies d’un journal gauchiste pas encore imprimé sur papier recyclé - ce qui lui valut des critiques néo-modernes de la génération montant par l’escalier de secours… -

- Qui chauffe le camion ?
- Article 39 de la convention.

Personne n’a jamais réellement pris le temps de vérifier. Le col bleu, les blues à l’âme, défile vers la fourrière municipale. Il va son chemin, petit bonhomme de neige fondant sous les premiers chauds rayons de bicyclette du soleil voilé par le smog que TVA, à bord de son hélicoptère pétaradant, survole avec un orgueil à faire rougir les bourgeons des pommiers devant l’Hôtel-de-Ville de Montréal. (Un printanier détail.) Le quorum de l’assemblée syndicale lui pèse sur le dos. Autant que la froideur de la robe rouge. Il a bien remarqué, ce matin, au réveille-matin, que les toasts Weston n’avaient pas le même goût que d’habitude. Il y a des choses qui ne savent pas mentir. Même si elles viennent de loin. Même saupoudrées de gelée de menthe. Le vert est l’opposé du rouge. La différence entre « avancez » et « arrêtez ». Si peu de place pour la désobéissance civile. Celle que l’on enseigne dans l’enceinte ombrageuse des écoles réformées ; le jaune est une valse hésitante. Toutes ces nuances galvaudées ! De quoi piquer une crise d’urticaire durant ses temps libres qui, si la tendance se maintient, se croc-en-jamberont toute la fin de semaine, laissant à peine le temps de profiter des spéciaux chez Métro. Le monde est ingrat dans son injustice participative. Mais c’est un autre problème qui mériterait que l’on si attarde, si le temps le permet. Le temps ne permet jamais rien. Il n’a pas le temps.
- Vous voulez signer ma pétition ?
- La mine du crayon est brisée.

Les jambes de la robe rouge partent du trottoir, remontent jusqu’au galbe des hanches. Ça ne veut rien dire mais cela va de soie. En fait, cela allait et allait toujours tout droit. Azimut bien défini. Aucune déviation ne saurait être tolérée. Une engagée centre-gauche déambule dans le Centre-Ville-Marie. On ne saurait dire combien de sous-amendements elle battit aux voix avant d’opter pour un départ sans sacoche. Le col bleu n’a pas osé le lui faire remarquer. Il y a dans les couples de deux-pas-de-danse, certaines choses qu’on ne peut se permettre oser dire : trop de non-dit dans ces paroles en l’air à l’emporte-pièce. Amèrement, s’installe le regret. Devient, à son corps défendant, un nid-de-poule tellement creux que si on s’y aventure on s’y perd tout comme les si mènent à Paris. Un voyage longtemps rêvé. Payé avec des Air Miles périmés. Mais ce matin-là, pas de place pour les vols d’oiseau. Du concret. Comme le beuglement de la sonnerie du détecteur alors que la fumée du volcan de l’incompréhension jaillit par le four à micro-ondes du cœur. Cette phrase poétique ne peut avoir de sens que pour eux seuls : le col bleu et la robe rouge. Alors, nous les laisserons déjeuner solitairement ensemble sans nous interroger sur le partage des tâches qui fut un long moment objet de discorde, une soucoupe qui s’envasa dans la platitude… ça va faire !

- T’es pas dans ton assiette.
- En-dehors de mes pompes.

Les conversations masculines sont riches en sous-entendus. Un peu comme cet écrivain qui écrit vainement. Il transcrit en langue gutturale une version copiée du Da Vinci Code pour les cancéreux de la gorge. Rien ne l’empêchera d’exiger du Vatican qui songe à démanger dans une maison blanche style bunker néo-allemand, de placer son œuvre connue à l’Index. Quand peut-on véritablement affirmer que la conversation masculine décroche des sous-entendus ? Les masculins ne conversent pas, ils sous-entendent entre les mots. Trop de responsabilités que les différents conciles depuis Adam et Ève leur ont remises entre les mains et dans les bras, comme le flambeau du Forum. Les masculins sous-entendent comme des semi-auditifs que leurs paroles incomprises au deuxième degré ne peuvent qu’être retenues contre eux. Alors ils les mesurent au fur et à mesure. Les masculins, ils ont inventé le silence, celui qui dort dans leur parole donnée.

- Vous avez rendez-vous ?
- Non, un agenda.

L’adresse inscrite en code-à-barres est la bonne. La robe rouge entre dans ce building que la démolition n’avait pas encore totalement reconstruit. Elle se met à regretter sa sacoche. Le cuir de crocodile fait toujours son effet. Elle songe d’une nuit d’été à en vouloir au col bleu. Que voulait-il dire en ne lui disant pas d’apporter sa sacoche bourgogne ? La transparence des relations humaines s’embrouille dans la bouillie pour les chats siamois que l’on n’ose pas encore chirurgicaliser. Cela sent-il la fin de quelque chose ? Les histoires d’amour, jadis en noir et blanc, aujourd’hui en cinémascope, demain deviendront satellitaires. Elle le « g p s »pérait. L’espoir est un vice qui a mal tourné en rond sur lui-même. Mais, elle décide de ne plus y penser. Cela exige trop d’énergie. Sa duracell ne peut certainement pas supporter tout cela.

- Je t’avoue honnêtement que je n’ai rien à dire.
- Ça paraissait dans ta voix.

Le col bleu descend du camion rouge. En fait le tour en quatre-vingt jours. Si longtemps que cela pousse entre elle et lui. Comme si lui et elle, elle ou lui n’ont pas su voir le train venir. Une passion selon Mel Gibson se changeant au jour le jour en quotidiennetés. Des banalités, de celles qui enlèvent la tête à l’ouvrage. Le goût du risque. Puis, et puis ces paroles à doubles-sens engagées dans un sens unique nord-sud. Des « ah ! bon » qui en disent si long que se rendre au bout ne mérite pas que l’on prenne un ticket aller-retour. Une correspondance passée date. Un autobus raté. Le col bleu prend la pioche que lui tend son collègue à l’ancienneté douteuse. Il hésite. Regarde autour de lui si l’avancement dans l’échelle sociale le regarde. Avec juste l’humilité nécessaire pour que le geste gracile ait du sens, il creuse le trou.

- Madame a une tache de ketchup sur sa robe.
- C’est le drame intrinsèque qui me remplit d’une volonté de changement.

Jamais la robe rouge ne se serait crue capable d’une telle familiarité, illustre et inconnue. Elle n’est pas du type de gens qui, de prime abord, déballent leurs problèmes au premier vu et connu. Réservée, c’est davantage elle. Ça l’avantage autant que le rouge. Comme un gant. Mais ce n’est plus la saison des gants même si cela serait plus élégant. Elle a teint en roux ses cheveux noirs. Pour mieux camoufler la tache sur la robe. Une fois entrée dans le bureau ovale, sans répondre à l’invitation, elle s’assoit. Croise les jambes. La gauche sur la droite, la meilleure façon pour qu’on puisse apercevoir ladite tache. La maudite tache. Elle s’est juré qu’elle ne sortirait pas de ce bureau sans une réponse au-delà de l’adéquat. Dans un réflexe d’auto-sécurité, elle toise tous les orifices mises à son insu si jamais elle doit disposer illico. Ce ne fut pas nécessaire. La confiance était du rendez-vous.

- C’est l’heure de la pause.
- Quelle heure est-il ?

Le col bleu eut une pensée blême qui, traversant son esprit retors, lui éclaboussa le fond du cerveau. Comme une tache. Et si elle ne revient plus ? Surtout que les provisions, eh ! bien il y en a pour deux dans le frigo. Surtout que Gaz Métropolitain a exigé pour les brancher deux signatures au bas du contrat emphytéotique. Surtout qu’il n’a aucune idée si les dracénas, il faut les arroser le matin ou le soir. Surtout que le printemps approche et que le printemps sans la robe rouge, ça ne ressemble plus à une saison qui coule dans les veines comme l’eau d’érable dans une chaudière en plastique rouillée. Surtout, il y a la robe rouge, comme une tache de ketchup collée au fond du cerveau…

- C’est votre première demande ?
- Je vous demande pardon ?

La robe rouge veut faire bonne impression. C’est tout de même impressionnant de se retrouver dans l’office du service des pré-demandes. Au sous-bureau régional ou au bureau sous-régional, déjà l’émotion l’embrouille. Le préposé, derrière une liasse de sans-papiers, se donne un air de déjà entendu. Il se racle la gorge déployée à heure fixe. Toute personne normalement constituée aurait certainement remarqué qu’il pratiquait une nouvelle paire de verres. Il est poli, sent bon le Windex bon marché. Un anneau à l’annulaire trahit un mariage récent. Il regarde la robe rouge de ce regard hagard qui en dit long, tait l’essentiel. Aucune familiarité dans son Bon Ami bon enfant. Il savait ce qu’il devait faire et allait le faire sans qu’on lui dise quoi faire. On sent, c’est à couper au couteau Tupper Ware, que le premier des deux qui allait parler prendrait la parole. On se mesure un peu comme le feront les fumeurs de juin prochain déployant leur ruban de neuf mètres que Wall Mart mettra en vente afin de s’assurer que la distance entre l’interdiction de fumer et la bâtisse est bien respectée. Dans sa tête de pioche -(sans doute une forme de télépathie entre la robe rouge et le col bleu) – la femme, sur qui l’âge n’a pas encore laissé de marques griffées, réfléchit à la réponse à une question imposée.

- On prend une bière à la fin de la journée ?
- Je n’y ai pas pensé.

La camionnette municipale vogue allègrement entre les lignes blanches de la rue Sanguinet enregistrée. Il y a de ces hasards qui défient Loto-Québec. Sans tourner en rond - un œil averti aurait remarqué par inadvertance que ça n’allait pas comme sur des roulettes – le groupe hétérogène de cols bleus fait du sur place. Une espèce d’attraction les fait se parquer devant l’édifice fort peu édifiant du bureau sous-régional. Le moteur cale. Des adolescents en mal de malbouffe s’engouffrent dans le McDonald. C’est jour du spécial deux frites pour le prix d’une. La cantine ne peut rivaliser avec cela. Tout le drame des PME est ici exposé dans sa plus entière globalité. Les adolescents sortent du « fast-lieu ». Qui, en premier, remarqua les piercings à leurs visages ravagés par une acné sévère ? Vaut mieux parfois taire sa première impression passagère ! La jeune fille se tient à la chaîne canine du plus grand qui attire vers lui la sympathie collective fort peu généralisée. Il y a dans l’expression de ses sentiments une telle absence émotive que cela affecte le col bleu. Et si la robe rouge… tralala… tralala… Il y a de ces pensées qui s’accrochent à soi avec une telle fureur, que la fureur de vivre « jamesdean » au galop.

- Vous ?
- Moi ?

Une fraternelle complicité met du temps à naître entre le préposé et la robe rouge. Les services publics recherchent des partenariats, c’est évident. Il ne faut rien mélanger. Ça dérange le train-train routinier. Les nouveaux verres du fonctionnaire fonctionnel filtrent l’atmosphère ambiante. Un quidam reconnu pour ses qualités de communicateur aurait immédiatement lu que le dossier n’était pas assez épais. Ça ne fait pas sérieux. Une demande acceptée avec si peu de feuilles, c’est louche. Ça cache-cache quelque chose. Tellement quelque chose qu’une enquête royale allait sûrement devoir être exigée. Un investissement de la sorte hypothéquera l’avenir de toute une nation. Le drame se joue dans le bureau dudit rond-de-cuir à cravate mince. La robe rouge, experte en Monopoly à l’époque pas si lointaine où les bars ne cartaient pas, adopte une pose de danse lascive. Tout son charme carmin suffira-t-il pour amadouer cet être réfugié dans une neutralité suisse ? Un jos-bras-de-fer commence. Nous nous retrouvons dans les ligues majeures. Pas dans le monde de la bande-dessiné pour abrutis. Un instant. Il y va d’une vie après tout.

- Je monte.
- Alors descends.

Le col bleu, mû par un sûr instinct, « basic » hésite entre l’ascenseur et l’escalier. Son ambivalence lui fait se gratter le creux de la main. Il opte pour la solution la plus rapide. Le bouton enfoncé, son voyage au septième ciel le fait s’arrêter au sixième. Il n’a pas le temps de lire dans toute son entièreté le résumé des règles à suivre en cas de panne sèche. Il remarque les traces de doigts sur le téléphone d’urgence. Il pense à Nikita et John qui ne se parlaient pas malgré leur téléphone rouge.

- Je pense que cela pourra aller.
- À la va-comme-je-te-pousse ?

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. La porte du bureau s’ouvre. Il y a des coïncidences qui coïncident avec une telle exactitude, exactement comme si tout était programmé par un homme et son PC.
- Merci de votre encouragement.
- C’est encourageant.

La robe rouge sort du bureau par la porte principale. Le col bleu sort par la seule porte de l’ascenseur qui donne sur l’étage sis au six. Les deux durent durant deux instants, comme des personnages de Sergio Leone, se faire face-à-face. Ce qu’ils firent avec tout le tragi-dramatique qu’un spectateur inattentif aurait sans doute apprécié s’il n’eut été trop occupé à lire les numéros de série sur chacun des pop corn de son bocal géant à prix modique.

- Oh ! C’est toi ?
- C’est toi aussi.

Le col bleu regarde la robe rouge. La reconnait. Il sait que c’est elle. Que ça ne peut qu’être elle. Son amour a poussé entre les branches du temps comme le chiendent sur la pelouse du 18 888 rue Aylmer.

La robe rouge regarde le col bleu. Le reconnaît. Elle sait que c’est lui. Que ça ne peut qu’être lui. Son amour … croyez-vous qu’il puisse être différent ? Oui il l’est. Dans ses yeux d’émeraude, qu’elle tente de cacher dans une pudeur d’horloge, il lui est impossible de camoufler tout l’enthousiasme qui s’y profile. Son amour-enthousiasme a le profil précis d’une déesse grecque retrouvant un bras perdu dans l’autobus 125 et que la Société des Transports de la ville de Montréal aurait gardé en consigne durant les trois derniers siècles inachevés.

- Tu as l’air heureuse ?
- Heureusement.

Elle fait le même nombre de pas à pas que lui. La distance les séparant peut se mesurer en microns. Leurs odeurs se mélangent, une fraise et un bleuet dans le fond d’un bol de yogourt. Comme c’est beau les histoires d’amour d’un Chanel Numéro 5 et d’un Old Spice se rejoignant. Ils se sentent comme si après cent ans d’une séparation décousue, la réunion se fait. Ne manquent que les mots au dictionnaire de leur eux-mêmes.

- J’ai l’air heureuse ?
- Heureusement.

Le léger tintement de l’ascenseur leur est retourné. Le prennent. À deux, cette fois. Même descente vers un sol mineur. Ou majeur, qui pourra véritablement le dire. N’échangent aucune parole. Déclinent le six-cinq-quatre-trois-deux-un, bingo ! les ramenant sur le plancher des vaches. Il ose lui prendre la main par la main. Les doigts se multiplient par deux. Sur le trottoir, libres à l’air libre de tout trucage, le col bleu dans un geste d’un pathétique unique visse ses yeux à ceux de la robe rouge ne pouvant le dévisager qu’outrageusement. Il sent en lui qu’elle est sur le point final et sur la pointe des pieds des stalles de lui ouvrir son cœur, son âme et si le temps le permet sa robe rouge.

- J’ai rougi durant mon entrevue.
- Il ne t’a peut-être qu’entrevue…

Il fait un soleil d’avril. Un avril sans poisson. Un avril que personne ne découvre d’un fil. Mais elle ne souhaite pas perdre le fil de ce qu’elle se prépare à dire. Lui, le col bleu, aurait voulu l’appeler Ariane, mais la culture néo-gothique fait défaut chez cet homme profondément terre-à-terre. En vertu de l’amour qu’il lui supporte, de cet amour qu’il n’est pas en mesure de perdre l’ayant trop enfoui aux confins du lac Saguay par une nuit étoilée de juillet 2002, alors que pour la première fois de sa vie il la vit avec la vitesse d’une étoile filante, en vertu de cet amour, il lui donne ses oreilles afin qu’elle, enfin, lui parle, lui dise, l’objet de sa jouissance.

- Tu ne peux imaginer.
- J’imagine.

Un incendie sur la rue Sanguinet enregistrée. Les pompiers filent à toute allure. Cela soulève la robe de la robe rouge un peu comme celle de Marylin Monroe. Le col bleu est bleu de Gênes à la vue de la petite culotte rouge de la robe rouge. Elle a toujours su agencer les couleurs même si cela le rend bleu de rage. L’autobus de la Croix-Rouge suit à la queue-leu-leu le camion qui sirène sur la mer qu’est devenue à ses yeux cette rue jadis si peu fréquentée. On saura demain combien de morts. Pour le moment, c’est tout à fait une artère secondaire.

- Je l’ai eu.

Il y a de ces phrases qui frappent avec tellement de précision qu’on en reste bouche bée.

La robe rouge, devant un col bleu courroucé, venait de lui apprendre qu’elle commence, demain, son stage chez un teinturier.

Une légère rougeur s’entacha sur les joues du col bleu.



FIN





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