Très tôt ce matin, le soleil encore bien emmitouflé dans les nuages, le vent charriant quelques gouttes de pluie, j'entendis le cri des bernaches passant au-dessus de l'île. Elles passent, en chemin vers leur sud, semant autour d'elles des trous dans le silence du jour, ouvrant des taches que les suivantes envahissent de leurs puissants coups d'ailes.
Les bernaches m'ont réveillé, me précipitant vers elles, vers leur route. Comme il est étrange de constater qu'une année, pas l'autre et l'autre avant, on ne sait trop, l'on suive et leur vol, leurs chants et les traces invisibles qu'elles dessinent au-dessus de soi! Pourquoi ce matin d'un septembre automnal aux allures d'été qui s'accroche, pourquoi leur porter une attention toute particulière? Que signifie leur passage? Leur départ? Leur partance?
Enfant, je m'en souviens parfaitement, mon grand-père disait que « les grands oiseaux passent au printemps transportant avec eux les couleurs du sud et repassent à l'automne laissant tomber sur nos têtes les microbes du nord ». Il voulait sans doute expliquer la magie des couleurs du printemps et de l'été de même que les grippes qui s'installent vers la fin de septembre et nous quittent une fois l'hiver achevé. Mais ce vieil homme qui ne parlait pas beaucoup, il comptait surtout, voyait dans les mouvements du ciel des messages, des augures. Le type de formation qu'utilisaient les bernaches lui indiquait l'arrivée de l'été. Le nombre de retardataires, la durée de la belle saison. L'angle plus ou moins aigu de leur grand « V », si la pluie allait être abondante. Toujours, il associait les grands oiseaux aux saisons. Jamais à des événements des hommes. Sauf...
Les bernaches de ce matin, celles que je n'ai qu'entendues, celles que si je les avais vues j'en n'aurais certainement pas mesuré les mouvements, le nombre, les angles de vol, celles qui ramassent autour d'elles les retardataires ou les névrosées, je me serais plutôt demandé quel message, quel signe voulaient-elles me laisser dans leurs microbes sans parachutes s'abimant vers le sol. Emporteraient-elles dans leur course inévitable des gens qui me soient proches? Suis-je en train de fabuler? L'ami d'ici, celui de là-bas, ont-ils un lien avec ce voyage? Un peu comme mon grand-père qui, une seule fois dans sa vie, l'a-t-il regretté par la suite?, dut associer l'étrange volée de cet automne-là à des auspices défavorables...
Une vieille dame vivait avec lui, sous son toit, comme il était dans la coutume à l'époque: quand la mère de la mariée était veuve, elle suivait une de ses filles dans sa demeure. Mon grand-père la respectait, mieux, l'idolâtrait. Cette vieille femme, petite et agile qui allait vivre jusqu'à tout près de cent ans, comme un meuble essentiellement indispensable suivit mon grand-père et ma grand-mère dans tous les bonheurs, dans tous les malheurs. Elle parlait peu, elle aussi, mais marquait profondément les décisions que cet homme de peu d'instruction dut prendre tout au long de sa vie. Elle savait tout faire et faisait tout avec cette élégance discrète qui pouvait passer pour de la noblesse. De l'argenterie parmi le plomb, c'est ainsi qu'on aurait pu la décrire.
De tôt le matin à tard le soir, d'un autonne à l'autre, d'un enfant suivant l'autre, cette vieille dame, petite et agile, au regard qu'elle donna si généreusement à sa fille et plusieurs de ses petits-enfants, cette vieille dame besognait, et besognait encore. Elle ne prenait pas le temps de regarder passer les oiseaux, peut-être, à l'occasion, les grands oiseaux, ceux qui vont et viennent selon un cycle précis.
Cette année-là, la date importe peu, sauf que les deux guerres étaient passées, ces gestes des hommes qui les rendent inhumains disait-elle, cette année-là, son pas avait ralenti. Dans la volée des bernaches, elle ne serait plus devant mais pas encore tout à fait à l'arrière, la vieille dame se mit à souffrir des ailes. Tout d'elle se mit à ralentir. Ce fut l'année où mon grand-père remarqua que la volée des grands oiseaux, inexpliquablement, s'arrêta l'espace d'une journée sans soleil et appeleuse de pluie, derrière la maison, dans un pré aussi grand qu'une main ouverte. Combien étaient-elles? Il ne saurait le dire mais, à leur départ, dans un concert discordant de cris retenus et jetés dans l'ombre des pins, demeura un oiseau. Un seul. Était-il de l'âge de ceux qui connaissent la route? Avait-il traversé à maintes reprises les frontières de ce continent? Personne ne saurait le dire. Mon grand-père le remarqua. Son immobilité simulait le camouflage. Il maquillait de son silence le pré entièrement recouvert des traces d'oiseaux s'y étant, quelques heures, reposés ou par respect pour le volatile épuisé, stratégiquement arrêtés, puis repartit, amputés d'un oiseau fragile.
Il en parla à la vieille dame. Leur échange fut bref. L'oiseau aurait la journée pour leur indiquer l'attitude à prendre. Dans les yeux de la vieille dame, encore vifs mais fatigués, sous ses pattes-d'oie, un signe se traça. Elle allait mourir avant le retour des grands oiseaux. On devait traiter l'esseulé de la même manière que l'on s'occuperait de la vieille dame avant le printemps prochain.
L'oiseau tenta quelques essors infructueux. Il était tout près de la fin de l'après-midi. L'oiseau marcha quelques pas. S'arrêta. Mon grand-père se tenait loin, mais prêt à intervenir au cas où un renard devait se pointer le nez. Il entendit deux cris. Un feulement d'ailes... Puis rien.
La vieille dame s'approcha de mon grand-père et lui dit:
- Il a déjà connu le sud, le nord aussi. Ne lui reste maintenant qu'à connaître ce qu'il y a au-delà des pôles.
Mon grand-père répondit:
- Nous lui laisserons jusqu'au soir pour que s'envole ce qui doit s'envoler. Après je brûlerai ce qui restera.
Ce fut, je crois, la seule conversation entre ces deux êtres. La vieille dame quitta mon grand-père, lui laissant l'inquiétude des grands oiseaux lorsqu'ils passent et repassent. Après cette année-là, il les suivait mais c'est derrière, au bout des longues lignes que se fixait son regard y cherchant un signe quelconque.
Et moi, ce matin, suis-je comme lui?