lundi 29 juin 2009

Saut: 288


Jean Rouaud


Deux auteurs, aujourd’hui, qui n’ont rien en commun… sauf une qualité de la langue remarquable, un sens de la précision dans l’abstrait, et un goût fort estimable pour l’écriture belle. S’ils se parlaient!

Le premier, un poète. Le second, un romancier. Le deuxième est toujours vivant.


Brise marine (Stéphane Mallarmé)

La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres.

Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux!

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux

Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe

Ô nuits! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend

Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai! Steamer balançant ta mâture,

Lève l’ancre pour une exotique nature!

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs

Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs!

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages

Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…

Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots!


Cette combien jolie brise marine m’a fait me rappeler et (heureux crapaud!) retrouver cette citation de Jean Rouaud dans son magnifique roman LE MONDE À PEU PRÈS. La voici, comme si elle souhaitait préciser le chant des matelots…


« Avec cette autre conséquence que les lois élémentaires de la physique s’en trouvent modifiées. Ainsi, le son dans l’univers du myope voyage plus vite que la lumière. C’est à la voix, non au regard, que vous comprenez qu’on s’adresse à vous. C’est la rumeur d’un moteur plus que l’apparition au dernier moment d’une automobile qui vous retient de traverser une rue. Les œillades vous laissent de marbre, une parole caressante vous émeut jusqu’aux larmes. Les rides atténuent et, comme un timbre de voix conserve longtemps son grain de jeunesse, il ne vous apparaît pas que le monde autour de vous soit aussi sensible au vieillissement qu’on le dit.»


Pourquoi ne pas rester un instant avec ce Rouaud? Est-il toujours vendeur de journaux dans un kiosque à Paris? Celui qui écrivait : «Tout n’est pas rose dans la vie d’un saule pleureur.»


Le Goncourt (Les champs d’honneur) en 1990 nous le fait découvrir. Voici d’autres passages retenus par le crapaud.


. Les pensées de plus en plus embrouillées, entièrement tendues, vers le prochain assaut, vous faisiez semblant de réfléchir en regardant à travers les larges fenêtres derrière lesquelles de grands oiseaux blancs aux ailes argentées planaient insouciants et libres, jouaient dans le vent, poussaient de petits cris excités, surfaient sur les courants d’air, s’élevaient à la faveur d’un flux ascendant, s’immobilisaient soudain, plumes vibrantes en équilibre sur le fond bleu du ciel, puis, l’aile inclinée, partaient en glissade avant de disparaître du cadre de la fenêtre, laissant le grand ciel profond sans solution.


. Pour l’heure, cette façon d’enfoncer supérieurement les portes ouvertes, c’est tout ce que vous avez trouvé pour faire passer que ces choses qui arrivent, eh bien, elles vous sont à vous arrivées, enfin pas directement à vous, sinon vous ne seriez pas là pour témoigner, mais à un proche, tellement proche, si peu démêlable de vous-même que vous laissez entendre qu’une partie de vous s’en est allée aussi. Et, bien que vous en repoussiez farouchement l’idée, c’est votre pauvre façon de quémander de la pitié.


. Comme s’il avait passé une vie de repérages dans l’intention de nous baliser le chemin.


. Mais en un clin d’œil le monde visible reprend ses droits : là-haut, aucun visage, nulle empreinte de sourire, pas même une échappée bleue dont le pays est avare et qui, sinon consolerait, du moins permettrait d’éviter cette sensation d’écrasement. Juste des nuages, des masses de nuages, sombres, bas, qui roulent à gros bouillons ou s’étirent comme du coton sale d’ouest en est, lourds des humeurs océanes, progressant par vagues sur plusieurs niveaux, à des vitesses différentes, si bien qu’ils semblent s’engager dans une course folle au-dessus des terres, comme s’ils n’avaient pas envie de s’y attarder, les strates supérieures et inférieures se désolidarisant parfois dans le choix de la direction, les unes optant pour l’orthodromie, les autres pour une route plus au nord, inlassable activité de fuyards, les hordes sauvages de l’Atlantique partant à la conquête du monde, et, la débandade est telle que des filets de brume se détachent des couches les plus basses, comme les éléments faibles, rejetés sur les flancs, d’un troupeau en mouvement, lambeaux de firmament mort qui pendent telles les voiles d’un vaisseau fantôme, flottent au vent, s’accrochent à la cime des arbres, s’effondrent dans le lointain.


. Pendant ce temps, en contrebas, la mer inlassablement lançait ses rouleaux contre les brise-lames de béton, agonisant sur la plage et se retirant dans un frémissement de coquillages pilés avant de revenir à la charge, jamais découragée, toujours grosse de fureurs contenues, le front blanc têtu de la vague partant à nouveau à l’assaut des galets, repoussant la frise d’algues, et marquée par l’effort se repliant sur ses arrières.


. La solitude n’a pas son pareil pour rendre les choses vaines.


. Ce qui signifie que dans ses pensées j’avais tenu, quelques heures, le rôle inespéré de l’espéré.


«un carnet d’ivoire avec des mots pâles»


D I S E R T(adjectif)

. qui parle avec facilité et élégance.

- éloquent.


E N C A L M I N É (adjectif)

. se dit d’un navire à voile immobilise par un temps calme, ou à l’abri.

Au prochain saut

mardi 23 juin 2009

Saut: 287



Pour les anciens. Seulement. Vous avez douce souvenance de l’état d’esprit dans lequel se retrouvait le crapaud alors que le centième saut pointait le bout de son nez… puis le deux centième! Angoisse. Allait-il s’y rendre? Allait-il continuer à parcourir la route autour de ce grand étang http?

Eh! bien (je le sais, ce n’est pas ainsi qu’on doit l’écrire mais voici comment je le préfère) le saut 300 commence à réinstaller la même hantise… Une quinzaine de sauts avant d’y arriver… OUF! Mais ça fait du bien d’en parler. On y reviendra!

Pour celui-ci, le crapaud a puisé chez Saint-Denys-Garneau deux poèmes : le premier sans titre et le deuxième, le magnifique «Je regarde en ce moment». Il vous les offre à la veille du grand congé national!


Saint-Denys-Garneau disait : « Que la profondeur d’un homme se révèle par la question qu’il pose et la puissance de son intelligence, par la réponse qu’il apporte. On a fait un grand pas dans la connaissance d’un homme quand on connaît la question qui s’offre à la base de cette conscience. On a fait un grand pas dans la connaissance de son cœur. Et dans celle de son esprit quand on sait comment il se la pose. Seuls vivent ceux qui poursuivent la solution d’une question. Un homme est mort quand tout lui semble résolu. À moins qu’il ne s’absorbe dans la connaissance d’une réponse acceptée : le mystique.»


Qu’est-ce qu’on peut pour notre ami
au loin là-bas
à longueur de notre bras


Qu’est-ce qu’on peut pour notre ami
Qui souffre une douleur infinie.


Qu’est-ce qu’on peut pour notre cœur
Qui se tourmente et se lamente.


Qu’est-ce qu’on peut pour notre cœur
Qui nous quitte en voyage tout seul


Que l’on regarde d’où l’on est
Comme un enfant qui part en mer


De sur la falaise d’où l’on est
Comme un enfant qu’un vaisseau prend


Comme un bateau que prend la mer
Pour un voyage au bout du vent


Pour un voyage en plein soleil
Mais la mer sonne déjà sourd


Et le ressac s’abat plus lourd
Et le voyage est à l’orage


Et lorsque toute la mer tonne
Et que le vent se lamente aux cordages


Le vaisseau n’est plus qu’une plainte
Et l’enfant n’est plus qu’un tourment


Et de la falaise où l’on est
Notre regard est sur la mer


Et nos bras à nos côtés
Comme des rames inutiles


Nos regards souffrent sur la mer
Comme de grandes mains de pitié


Deux pauvres mains qui ne font rien
Qui savent tout et ne peuvent rien


Qu’est-ce qu’on peut pour notre cœur
Enfant en voyage tout seul
Que la mer à nos yeux déchira.

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Je regarde en ce moment sur la mer et je vois
un tournoiement d’oiseaux
Alentour de je ne sais quel souvenir des mâts
d’un bateau péri
Que furent sur la mer jadis leur d’attache


Et c’est à ce moment aussi que j’ai vu fuir
Un bateau fantôme à deux mats désertés
Que les oiseaux n’ont pas vu, n’ont pas reconnu
Alors il reste dans le ciel sur la mer
Un tournoiement d’oiseaux sans port d’attache.


Je l’ai dit plusieurs fois, encore je le répète, trouvez le cd de Villeray sur lequel le groupe a enregistré, après les avoir mis en musique, quelques poèmes de Saint-Denys-Garneau dont ce dernier que vous venez de lire.

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jeudi 18 juin 2009

Saut: 286


Chacun a sa propre histoire à raconter. Étrangement, ou pas, certains préfèrent leur propre récit à l’écoute de l’histoire de l’autre… quand ce ne sont pas les histoires.


Depuis que le crapaud déambule à l’aide de béquilles, à de nombreuses occasions et non pas seulement lors de la semaine nationale des handicapés – elle s’est tenue la semaine dernière – mais en fait voilà environ un mois, il remarque qu’on le remarque… Certains se permettent des gentillesses : «mais allez-y monsieur», «je vous en prie, prenez votre temps». Des banalités. Des clichés. D’autres, et c’est plus intéressant, vous suivent, à votre rythme, et tout à coup… on lance : «C’est arrivé comment?» On croit que nous sommes partis pour la plus intime des conversations alors que l’on vient tout simplement d’ouvrir une porte derrière laquelle se camoufle… leur histoire. Une histoire de blessure.


Il y eut cette dame que j’identifierais comme étant « la dame au verglas», celle qui a trois sœurs plus petites qu’elle, donc moins fortes physiquement, incapables de monter au troisième palier où elle demeure pour l’aider à redescendre, celle dont la cheville se brisa alors qu’elle s’aventurait sur une couche de verglas et fit une malencontreuse chute qui la conduisit à l’hôpital puis dans un foyer pour vieillards où elle passa toute la période des Fêtes à s’ennuyer et partager son ennui avec des personnes âgées sans famille… Elle me racontait tout cela et brusquement me laissa pantois au coin de la rue parce qu’elle arrivait à destination, en criant bonne chance avant de risquer perdre pied sur la marche qui la menait au restaurant où elle travaille. Je n’ai pas eu le temps de raconter mon historiette!


Il y eut ce monsieur qui dit au crapaud que je marchais très bien la dernière fois qu’il m’a vu, il y a un mois de cela. Comme ça doit être pénible pour quelqu’un d’actif que de se retrouver ralenti de cette manière. Je ne le connaissais pas, ne me souvenais pas l’avoir croisé lors d’une de mes nombreuses et longues marches, mais lui, fin observateur, m’avait remarqué. Il n’avait pas d’histoire à me raconter, seulement et avec une précision d’horloger que je marchais convenablement il y a un mois. Si j’avais étiré la conversation, je suis certain qu’il m’aurait dit où c’était, dans quelle direction j’allais, comment j’étais vêtu. Lui, son histoire, c’est de tout observer…


Il y eut cette vieille dame, celle du centre d’achat, qui m’arrête, m’interpelle presque cavalièrement, me demandant si j’avais été soigné pour une orteil-marteau. Stupéfait, je lui demande ce qu’est une orteil-marteau et pourquoi elle établissait un lien entre mon état d’handicapé sur béquilles canadiennes et ladite orteil. Lorsque deux orteils se chevauchent, l’orthopédiste doit briser les os de chacune puis installer une orthèse en forme de botte. Comme il y avait similitude entre les deux bottes, la mienne et celle de sa compagne à la résidence où elle demeure, la vieille dame aux cheveux bleutés et à la parole rapide croyait que moi aussi je vivais le même martyre que son amie. Parce qu’elle a souffert cette dame. Vous auriez dû l’entendre me raconter l’histoire de cette pauvre dame à l’orteil-marteau… Moi, deux mots à peine sur Achille!


Les gens aiment bien raconter leurs histoires à des personnes qu’elles ne connaissent pas. Par pudeur ou parce que cela n’a aucune incidence sur l’avenir immédiat. Ou parce que cela permet d’exorciser quelque chose, je ne sais trop. Ou encore parce qu’elles n’eurent jamais une occasion précise d’en parler sans l’effet boomerang… Dans les relations humaines, l’effet boomerang pourrait correspondre au retour de l’ascenseur, non, pas exactement, plutôt à cette crainte qu’en se disant un peu, beaucoup ou passionnément, on se place dans cette situation étrange de devoir écouter l’autre, de se trouver des points communs qui feront que la relation risque de s’ancrer dans du plus ou moins solide. Quelque chose du genre!


Et moi, cette histoire d’Achille? Au début, je ne souhaitais pas en parler, un peu comme si je voulais l’oublier, l’obnubiler, l’obscurcir. On n’en parle pas, ça n’existe pas. Sauf que dans le cas d’une blessure (du corps, de l’âme ou de l’esprit) pendant un bon moment, il y a toujours quelqu’un qui y pénètre. Cette personne ne souhaite pas nécessairement entendre votre épisode mais en même temps elle en arrive assez rapidement à compatir; compatir dans le sens de… «ouf! Ce n’est pas moi qui béquille, c’est l’autre… Et ça me rappelle telle affaire!» Complexe plus que compliqué.


Mais moi je sais une chose. À chaque fois que quelqu’un de gentil et de charmant m’arrête pour prendre des nouvelles de ma belle botte noire ou ouvrir les vannes de son histoire, moi, je trouve qu’Achille m’aura permis de me rapprocher de tous ces êtres dont le tendon d’Achille ne les dérange absolument pas…


«un carnet d’ivoire avec des mots pâles»

A F F É T E R I E ou A F F È T E R I E (nom féminin)

. abus du gracieux, du maniéré dans l’attitude ou le langage
- (affectation, mièvrerie, minauderie, préciosité)


A M É N I T É (nom féminin)

. agrément d’un lieu
. amabilité pleine de charme (affabilité)
. (au pluriel) paroles blessantes ou injurieuses

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vendredi 12 juin 2009

Saut: 285


Il y a de ces jours… Combien de fois n’avons-nous pas entendu ces paroles ou lu ces mots? Il y a de ces jours où tout semble s’éterniser, rien n’aboutit et l’ensemble des événements qui nous surviennent sont exactement ceux que l’on ne souhaitait pas.


On regarde autour. «Périphériquement», on se dit : et pourtant tout est là… le soleil brille, la lune ne semble pas trop se plaindre, la pluie cesse et laisse place à un vent léger qui charrie deux ou trois nuages dans un ciel digne et d’un bleu ozone.


Alors on retourne le regard sur soi. On se dit : et pourtant tout est possible… je me déplace plus aisément, la cheville pivote doucement mais elle bouge et occasionne de moins en moins de douleur, mais ça manque de mouvement, la position assise nous conduit à la déprime.


Voilà. C’est dit. Le crapaud ne saute pas bien haut. Essayez avec une paire de béquilles (sous les aisselles ou les canadiennes) de vous amuser à faire un seul petit saut. Vous me direz, il n’y a pas que sauter dans la vie. Et vous auriez tout à fait raison. Mais pour un crapaud marcheur, l’obligatoire ralentissement l’amène à la déprime…


Je ne veux pas vous embêter avec mes élans de l’âme mais seulement vous inviter à lire ce poème – un autre qui naquit avant Achille et peaufiné pendant la convalescence – qui, bizarrement, rejoint mon état d’esprit du jour. Soyez sans crainte, le crapaud n’est pas encore aux soins psychologiques… un passage à vide… une nécessaire étape… une humeur!


Ce poème s’intitule : il n’y a rien


au bout du sentier vide,

il n’y a rien,

à peine une ombre,

un peu de poussière peut-être

soulevée par deux scorpions rampant près des cactus violets


il n’y a pas de traces de pas sur le sentier

dans le brouillard, camouflés

des squelettes faméliques et troublés

déchiquètent quelques papiers noircis


en route vers les pôles ensoleillés,

un vent d’est,

bouche ouverte

dévore les carcasses des poètes maudits


suivant une ligne droite au bout de laquelle il n’y aura rien

une chevelure perdue dans la pénombre

dépose des morceaux de silence brûlés

sur chaque possible pas

et rien d’autre

que rien


J’ose espérer qu’il servira d’étalingure (un terme maritime qui signifie : fixation d’un câble sur une ancre) quel mot magnifique, il aurait mérité de se retrouver dans mon «carnet d’ivoire…».

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dimanche 7 juin 2009

Saut: 284



Je ne sais trop, peut-être en raison du fait que je farfouillais dans ce cahier de lecture où Hermann Hesse et son PETER CAMENZIND reposent et duquel j'ai tiré le texte du saut 283 (les nuages)… ou encore, tout simplement parce que le vin m’enchante… mais j’ai retrouvé ce bijou. Il sera suivi d’un poème de Baudelaire sur le même thème, mais abordé fort différemment.

Bonne lecture.

« Ce à quoi mon père, en son temps, n’avait pas réussi, cette détresse amoureuse y parvint : elle fit de moi un buveur.

Ce fut là, pour ma vie et mon caractère, chose plus importante que tout ce que j’ai raconté jusqu’ici. Le dieu fort et doux devint pour moi un ami fidèle et l’est resté. Qui donc est aussi puissant que lui? Qui est aussi beau, aussi fantasque, aussi enthousiaste, joyeux et mélancolique? C’est un héros et un magicien. C’est un séducteur, frère d’Éros. L’impossible est en son pouvoir. Il emplit de pauvres cœurs humains de beaux et merveilleux poèmes. Du paysan, du solitaire que j’étais, il a fait un roi, un poète, un sage. Il charge de nouveaux destins des barques qui se sont vidées sur le fleuve de la vie et ramène les naufragés dans des courants qui les emportent, à toute vitesse, à travers l’existence.

C’est tout cela, le vin. Mais il en est de lui comme de tout ce qui a du prix, dons et arts : il veut être aimé, recherché, compris et conquis à grand effort. Bien peu en sont capables, et c’est par milliers qu’il mène les hommes à leur perte. Il en fait des vieillards, il les tue et éteint en eux la flamme de l’esprit. Mais ses favoris, il les invite à ses fêtes et leur construit des arcs-en-ciel, des ponts qui mènent aux îles fortunées. Il glisse des coussins sous leurs têtes, quand ils sont las et les enserre, quand ils sont en proie à la tristesse, de ses bras doux et bons, comme un ami et comme une mère qui console. Il transforme les embarras de la vie en mythe sublimes et joue sur sa harpe puissante le chant de la création.

Et puis, c’est aussi un enfant aux longues boucles soyeuses, aux épaules étroites, aux membres frêles. Il se serre sur votre cœur, levant son pâle visage vers le vôtre, vous regardant de ses bons grands yeux naïfs et rêveurs au fond desquels ruissellent, au sein de la primitive innocence, les souvenirs enfantins du Paradis du Bon Dieu, dans toute leur fraîcheur et tout leur éclat, comme une eau qui vient de sourdre au fond des bois.

Et il ressemble aussi, ce dieu délicieux, à un fleuve qui s’écoule profond et tumultueux à travers la nuit de printemps. Et il ressemble à une mer qui berce sur la fraîcheur de ses vagues le soleil et la tempête.

Quand il s’entretient avec ses favoris, alors déferle en eux, parmi les frissons, la mer en furie du mystère, du souvenir, de la poésie, des pressentiments, dominant tous les autres bruits. Le monde connu devient minuscule et perd sa réalité et l’âme se précipite, tremblante de joie et d’angoisse, dans les espaces vierges de l’inconnu où tout est étranger et pourtant familier et dont la langue est celle de la musique, celle des poètes et du rêve.»


L’ÂME DU VIN (Charles Baudelaire)

Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :

« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,

Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,

Un chant plein de lumière et de fraternité!

« Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,

De peine, de sueur et de soleil cuisant

Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme;

Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

« Car j’éprouve une joie immense quand je tombe

Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,

Et sa chaude poitrine est une douce tombe

Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

« Entends-tu retentir les refrains des dimanches

Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant?

Les coudes sur la table et retroussant tes manches,

Tu me glorifieras et tu seras content;

« J’allumerai les yeux de ta femme ravie;

À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs

Et serai pour ce frêle athlète de la vie

L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

« En toi je tomberai, végétale ambroisie,

Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,

Pour que de notre amour naisse la poésie

Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur!»


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lundi 1 juin 2009

Saut: 283

En ce premier juin, le crapaud jette un bref regard derrière lui. Il y a un mois, c’était la chirurgie mais surtout le début d’une période de nuages, de pluie, de vents, de froid… et d’un peu de soleil. Un mois de mai qui aurait dû se déplacer pour s’installer quelque part en automne…

Je vous offre ce texte magnifique de Hermann Hesse, tiré de «PETER CAMENZIND», on y parle des nuages. Je reviens après, vous laissant le temps de le lire.

« Les montagnes et le lac, la tempête et le soleil étaient pour moi des amis, me racontaient des histoires, faisaient mon éducation, et me furent pendant longtemps plus chers et plus familiers que n’importe qui parmi les humains, que n’importe quelle destinée humaine. Mais c’est encore aux nuages qu’allait ma prédilection; je les préférais au lac étincelant, aux pins mélancoliques et aux rochers ensoleillés.

Qu’on me montre dans le vaste monde un homme qui connaisse mieux les nuages et qui les aime mieux que moi! Ou bien qu’on me montre dans la nature quelque chose qui soit plus beau que les nuages! Ils sont un jouet, une consolation pour nos yeux, ils sont une bénédiction, un présent de Dieu, ils sont sa colère et sa puissance dévastatrice. Ils sont tendres, doux et paisibles comme les âmes des nouveau-nés; ils sont beaux, riches et généreux comme de bons anges; ils sont sobres, inéluctables et sans pitié comme les messagers de la mort. Ils planent en minces traînées d’argent, ils voguent en souriant, blancs avec une bordure d’or, ils s’arrêtent et se reposent, jaunes, rouges et bleuâtres. Ils se faufilent, sinistres et lents comme des meurtriers, ils filent en trombe et piquent vers le sol comme des cavaliers en furie, ils restent suspendus, tristes et rêveurs, dans la pâle lumière des hauteurs, comme de mélancoliques solitaires. Ils ont la forme d’îles bienheureuses et d’anges apportant des bénédictions; ils ressemblent à des mains menaçantes, à des voiles qui flottent, à des grues émigrantes. Ils planent entre le ciel de Dieu et la pauvre terre comme de beaux symboles de toutes les aspirations humaines, participant de l’un et de l’autre – rêves de la terre dans lesquels elle serre contre le ciel immaculé son âme souillée, éternel symbole de tout cheminement, de toute quête, de tout désir, de toute nostalgie. Et comme ils sont suspendus entre ciel et terre, incertains, chargés de désir ou de violence, entre le temps et l’éternité.

Oh! les nuages, les beaux nuages! qui planent sans trêve! Je n’étais qu’un enfant ingénu et je les aimais, je les contemplais sans savoir que je devais, moi aussi, m’en aller à travers la vie comme un nuage – de-ci de-là, partout étranger, planant entre le temps et l’éternité. Depuis mon enfance ils sont pour moi de chers amis et des frères. Je ne saurais traverser la rue sans que nous échangions des signes d’amitié, sans que nous nous adressions un salut et restions un moment à nous regarder les yeux dans les yeux. Je n’ai pas oublié non plus ce que j’ai appris d’eux alors, leurs formes, leurs couleurs, leurs trajets, leurs jeux, leurs rondes, leurs danses, et leurs repos et leurs étranges histoires terrestres et célestes tout ensemble.»

Et j’ajouterai cet autre extrait du même roman :

« Tout de même l’observation des nuages et des vagues m’avait donné plus de satisfaction que l’étude des hommes. À ma grande surprise je m’aperçus que l’homme se distingue avant tout du reste de la nature par une cosse glissante et gélatineuse de mensonge qui l’enveloppe et le protège. En peu de temps j’observai chez toutes mes connaissances ce même phénomène – résultant du fait que chaque individu est contraint de figurer une personnalité bien définie alors que personne ne connaît le fond de son être.»

Je ne suis pas certain que cela vous fasse mieux digérer la température de mai, mais regarder un nuage autrement, parfois, permet ces petits instants qui nous décrochent du quotidien…

«un carnet d’ivoire avec des mots pâles»

C É R U L É E N – E N N E (adjectif)

. d’une couleur bleu ciel.

F L O C H E (adjectif / nom féminin)

. dont la torsion est faible (en parlant d’un fil);

. amas floconneux.

Au prochain saut

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