samedi 24 octobre 2020

L'OBSCUR MARIAGE

                                                                 l’obscur mariage

 

 

... la route file vers le soleil couchant,
 inconfortablement installée
dans ce bus bringuebalant
une dame dévisage l’horizon jaune...    

... semble inquiète, du moins peu empressée de quitter ce bus aussi vieillissant que la ville qu’elle épie à travers la vitre salie du véhicule vert et ne cesse de tripoter un ticket de passage. La dame sans âge trimbale un panier duquel les feuilles d’un quelconque végétal soubresaute au même rythme que le paquebot urbain qui la transporte. Parfois, elle en replace le contenu, puis reporte son regard à l’extérieur. Il ne pleuvra pas ; hier, le déluge a inondé la ville, y versant, par trombes incessantes, ses eaux tièdes.  La pluie ne la dérange plus... la ramène à son lugubre chagrin. Le trajet, la dame saurait le faire les yeux fermés, mais les yeux fermés elle ne verrait pas tous ces gens qui déambulent telles des marionnettes sans fils, dans ce lieu qui, par défaut, est le sien, devenu un refuge obligé : sa famille lui ayant fait comprendre qu’un enfant sans père n’a pas à naître dans ce village adossé au pied du Fansipan... Du Nord lointain, la voici dans ce Sud incertain. Enfreindre les règles d’une micro société c’est en être chassée, vulgairement expulsée. Difficile à oublier l’atmosphère qui régnait lorsqu’on lui indiqua la route à suivre pour ne plus demeurer ici ; elle dit là, maintenant.

... deux initiales tracées au coeur du roc
qu’encadre une volée d’hirondelles,
seules invitées à cette alliance inattendue
une noce sur la montagne...

 On en voit partout de ces éraflures couteleés inscrites sur la pierre ; de fougueux sculpteurs y ont inscrit, tout à côté du leur, le prénom de l’amourachée, espérant que plus tard, dans quelques années peut-être, y revenant, ils retrouveront le roc, puis, souriront malicieusement à la vue de l’épigraphe gravée dans un élan de passion, comme le signe d’un éternel amour, fiché à demeure. Le signe a souvent la vie plus longue...

 ...cette ruelle mène à une mistoufle
la dame seule s’y aventure
un ticket mâchouillé
entre les dents...

  L’enfant massacré, devenu un jeune homme aux yeux bridés, davantage si comparés à ceux de sa mère, étendu au sol d’une masure immonde, aura chassé les rats qui le guettaient, attendant un faux mouvement de sa part pour attaquer ses orteils difformes, lui arrachant un cri rauque. Il s’amuse de morceaux de bois, jouets dont lui seul connaît la vertu. Il fait obscur ici, et le jour et la nuit... on ne vit pas aux confins de ces venelles sans souffrir d’une vie urbaine étrangère aux couleurs de la montagne, ses brouillards du matin, aux pluies froides qui alimentent des torrents furibonds. Il est là dans la paralysie de ses mouvements atones, attendant une femme porteuse d’un sac rempli de légumes en feuilles...

     ...la montagne domine l’horizontal de la mer

ses cheveux verts ballottent
au mouvement syncrone d’un vent tiède   
charriant de fragiles oiseaux ...

  S’y prépare une alliance quotidiennement renouvelé, celle de la mer à la montage qui n’a rien à voir avec le Fansipan ; une colline, dirait-on dans le Nord qui ne connaît pas la mer, cette étendue sans fin cherchant à concilier l’éternité à la brièveté des marées. Le vent chante des psaumes tristes comme les sentiers menant à son sommet. Les hirondelles bleues et noires voltigent gracieusement avant de piquer, tête baissée, vers ces rocs stratifiés que des calligraphies difformes retiennent sur leur peau de liais impossibles à délaver. On prépare une alliance par contumace.

... et s’il fallait le redire encore
sous trop de poids gerce le froid calcaire
qui enfonce ses regards étonnés
sur la velléité du temps...

  Les pas de la femme frappent le vide d’une ruelle salie par l’humidité des saisons ; le bitume n’a pas été refait depuis tout ce temps qui vit passer on ne sait trop combien d’entre elles revenant du marché, un sac en rotin pendu à l’épaule écorchée, les yeux plissés de fatigue et des combats les confrontant au soleil. Il sera là, dans son impassible immobilité, certain de rien, de personne ; que trois gouttes de clarté imprévue. Ni sourire ni mots, quelques clins d’oeil provisoirement échangés, puis, la futilité du néant. Elle ne sait plus que faire de cet infirme aux yeux inconnus, aux mouvements répétitifs. Lui donne quelques légumes qu’il dévore goulûment avant de se retourner dans la froideur des murs suintants... sa demeure immuablement fixe. Elle ne l’aime pas, ne le déteste pas... il a trop vieilli pour cela. Enfant, elle le plaignait ; adolescent, elle le craignait ; jeune homme, elle ne sait plus que faire... qu’en faire. Longtemps, trop peut-être, elle lui souhaitait mort et délivrance.

... le vent parle à la mer
la montagne-colline répond
par des invitations paralysées
d’incompréhensibles borborygmes... 

 Au pied du Fansipan, la reine-montagne du Nord, point de macadam, que des parcelles d’étocs dévalés, puis écrasés là et ici encore, attendant d’être ensevelis sous d’autres rochers issus de son ventre. Sisyphe y perdrait patience. La colline, surplombant la mer, chasse à coups de varappes les hirondelles voyageuses ; elle servira de lieu pour cette noce célébrant une alliance bizarre. Les rarissimes promeneurs honorent sa virginité vieille de mille ans, celle de l’âge innombrable des passages du jour à la nuit. Jamais pénétrée sa pureté pisolithe ! La mer étale crache des ressacs qui lèchent les graviers de la plage bientôt foulée par ces silencieux cueilleurs d’escargots de mer qu’ils glisseront dans des paniers en osier, puis s’en iront... au bout de cette route sablonneuse.


 ... la dame s’est assise,
 courbée dans un silence de cadavre,
retrouvant la régularité du temps
dont elle ne peut se soustraire...

  Le jeune homme ne sait pas comment être triste. Il copie l’exactitude de ses gestes paralysés au grand cahier de sa permanence, transcrit les mêmes concetti, ceux de la veille, ceux des autres années : des balbutiements syllabiques, parfois des grognements qui auront mué avec le temps, devenus une épître dont il ne saisit pas le sens. Sa vie n’en a guère plus... qu’une ombre arrachée à son sempiternel encadrement uniforme : une femme part puis revient... des morceaux de bois sans vibrations, de petits quadrupèdes malicieux cherchant à le dévorer, des ombres qui grafignent la mouillure des murs... Il n’a pas de nom, n’en aura pas, jamais... ne sera qu’une inerte statue clouée à la mémoire d’une femme qui fut si belle dans le Nord, devenue si laide dans le Sud. On ne donne pas de nom à celui qui n’aurait pas dû être. Il n’est que l’avoir détestable de celle qui offrit son corps, croyant célébrer une noce.

... deux embrasures de vent se rejoignent
celle de la colline, l’autre, de la mer
alors qu’y surfent des hirondelles
autour d’êtres humains en marche...

 Elle, la dame-mère de celui qui la regarde, croquant le légume qu’elle lui a remis, n’aura que trop peu pleuré. De joie lorsque celui qui l’engrossa promit un anneau, un voile avant de noyer ses espoirs. Il devait faire aussi beau que le geste d’amour qu’ils partagèrent. Quelques instants à peine, l’espace entre frissons et soupirs retenus... Leurs mains abandonnées l’une dans l’autre... puis reprirent sans mot dire leurs contorsions de pantomimes... quittèrent, titubant d’exaltations vers la réalité qui bientôt les flagellerait du diktat populaire... elle se retira vers l’exil devenu son châtiment  

...elle le regarde comme on observe
à partir d’un hublot submergé
se bousculer rudement
des ombres fantomatiques...

 La candeur de ses hanches fut déchiquetée par des heurts répétés, des paroles fades, des espoirs embrouillés ; elle ne voyait, la dame-mère qui fut une jeune fille puérile, incrédule, ne voyait qu’à travers le rose de ses espérances, devenir une marchandise bon marché que l’on jette aux rebuts une fois utilisée. La route fut longue entre son désespoir et les chemins qu’elle vadrouilla pour arriver vers sa prison. Son ventre enfla, sa foi s’éclipsait au même moment. Arrivée, reçue par personne, le pont devint sa première demeure. Les souffrances qu’elle taisait, s’amplifiaient de jours en semaines, en mois. Naquit cet être difforme, aussi infirme qu’elle le devenait. Ses larmes se transformèrent en indigence, en détresse. Elle oublia le Fansipan pour mieux installer ses tribulations au coeur de sa vie. Le nourrir, devait-elle éviter de le faire afin de catapulter loin d’elle cet  horrible poupon... C’était sans tenir compte de la pugnacité de la vie qui la berçait froidement. Et il grandit comme le font les rocs des montagnes, les petites hirondelles en attente de becquée, comme les gouttes d’eau que la mer éclaboussent sur la grève... 

                                    ...ces inconnus, de leurs pas chuintants,
                                                    marchent vers un sommet
 
                                           les hirondelles ne les frôlent pas
                                                le vent qui ne les chasse pas

 Elle choisira un jour sans soleil, sans pluie, sans rien d’autre que les résonances d’une marche, celle de deux êtres unis par l’âme, deux silences s’acharnant à se taire pour étouffer le sacrifice d’une rédemption qui jamais ne viendra. Elle le tiendra par la main comme on soutient un être en déséquilibre, une créature sans existence, une ombre de sa propre ombre. Ils iront là  ils doivent se rendre, procession sépulcrale de deux fantômes. Les pas du jeune traînent lâchement tout à côté de celle qui mène un cortège désordonné. Et la lumière éclatera sur une obscure alliance... un mariage étrange... puis, le temps d’une chute, celle d’un jeune homme, provoquée...


                                                       ...la mer avale un corps
la montage se tait
dans un silence de granit
les oiseaux planent...

 La violence des vagues cherche à rejoindre l’abrupte montagne  les choristes d’un obscur mariage, ces oiseaux aux ailes écorchées d’avoir trop lisser des rocs, les matraquent sans crier gare, leurs bouches avidement ouvertes, muettes de cris assourdissant...

Une jeune femme sans âge redescend à pas funéraires et sans teintes, en marche vers le soleil couchant dans un horizon jaune...

 

Aucun commentaire:

Si Nathan avait su (12)

Émile NELLIGAN La grossesse de Jésabelle, débutée en juin, lui permettra de mieux se centrer sur elle-même. Fin août, Daniel conduira Benjam...