mercredi 5 avril 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT-TROIS) 23



     1y)      la Main

Seul dans sa chambre, l’inspecteur-enquêteur écoute tomber la pluie. Il déteste la pluie autant qu’il déteste le climat de Hanoï. Lorsqu’il avale deux bières ou plus, il se retrouve dans un état de somnolence tel, que ses pensées bondissent d’un sujet à un autre. Tous les soirs, avant de s’endormir, il trace un bilan de sa journée et organise la suivante. Sa carrière représente tout pour lui. N’a que ça dans la vie. Ne pouvant s’endormir, fumant cigarette sur cigarette, il déambule dans cette chambre aussi petite que la tente militaire dans laquelle il a passé une bonne partie de sa vie. Être au service de l’État, le protéger dans toute la mesure de ses forces contre qui que ce soit, contre quoi que ce soit, voilà son unique engagement.

Il est de Hanoï. Lorsque la guerre contre l’envahisseur américain devint une réalité quotidienne, il s’engagea dans les forces armées. Auparavant, l’inspecteur-enquêteur s’intéressait à la diplomatie rêvant d’un poste de secrétaire d’ambassade. Ses études en droit furent un échec lamentable, alors l’étudiant déçu ne vit aucune autre alternative que l’armée. Rapidement on remarqua ses qualités à démêler des imbroglios entre les hauts gradés et les simples soldats. Le renseignement devint sa force. On avait besoin de tâter le pouls des troupes, on s’adressait à lui. En peu de temps, il débobinait les situations, n’exigeant rien en retour.

En 1975, les Américains rentrés chez eux, une autre crise s’annonçait : celle du Cambodge. L’inspecteur-enquêteur, promu au poste de capitaine, fut affecté aux services du renseignement et de l’espionnage. Il ne mit jamais les pieds dans le pays khmer*, on avait besoin de ses compétences à Hanoï; une certaine zizanie se tramait autour de quelques colonels soucieux d’avancement. Chargé de suivre presqu’à la trace deux ou trois individus – des généraux qui souhaitaient profiter de la situation pour mousser leur carrière – il se fit des amis dans le Parti communiste qui s’éloignait sensiblement de la pensée d’Oncle Hô. Beaucoup d’ennemis aussi.

khmer* Les Khmers rouges sont le surnom d’un mouvement politique et militaire communiste radical d’inspiration maoïste qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979.



Sa fantastique mémoire et ses exceptionnelles qualités à décoder les gens furent des atouts dans les mains de plusieurs, des poignards dans celles de certains autres. On lui tendit piège sur piège qu’habilement il déjoua, mais la haine de leurs auteurs tacha son dossier de marques indélébiles. Quand tout fut classé au Cambodge, son flair lui indiqua de quitter l’armée pour s’investir dans les forces policières. Il fut affecté à titre d’inspecteur dans le quartier qui nous intéresse avec la promesse qu’une fois le chef actuel de la police à la retraite, le poste lui reviendrait. Peu de temps après, il fut promu inspecteur-enquêteur ce qui équivaut au titre de chef-adjoint de la police.

      2y)      la Main

À son arrivée dans le quartier, il mit très peu de temps à saisir la mentalité des gens. Personne ne le connaissait sauf Madame Quá Khứ, la tenancière du café Con rồng đỏ. Les deux travaillèrent dans la même section des services du renseignement ayant pour rôle de dénicher les collaborateurs avec l’ennemi américain. Il était le seul à savoir que cette dame était un agent double et cela depuis après Dien Bien Phu*. Elle savait qu’il savait. Son sens de la prévision lui dicta d’éviter de la dénoncer afin de ne pas se priver d’une précieuse source d’informations. Il la fit donc chanter, la menaça et il ne serait pas surprenant qu’il fût mêlé de près ou de loin à la mort violente de son mari. Le pauvre homme, patriote sans reproches, vouait à Hô Chi Minh un respect inébranlable. Il aurait donné sa vie pour lui alors que sa femme ne partageait pas le même avis. Tout ce qu’il rapportait du régiment où il était basé, elle se précipitait de le faire parvenir à un courrier américain qui la payait en retour. Lorsque le cadavre de son mari fut retrouvé baignant dans son sang, c’est l’inspecteur-enquêteur qui lui annonça la nouvelle. Elle cessa ses activités, ce qui n’empêcha pas celui-ci de la garder à l’œil.

La tenancière du café déteste cet homme retors. Le craint. Il s’ouvre aux autorités sur un certain passé trouble et, pour elle, c’est la prison. Elle parle de tout ce qu’il exigea d’elle et c’est également la prison. Aucune marge de manœuvre. Lorsque l’on a travaillé pour les services de renseignements, souvent au risque de sa vie, on en retient deux choses: chacun a son prix et jamais vous ne serez en paix. L’inspecteur-enquêteur ignore toutefois qu’elle sait bien des choses embarrassantes sur lui dont son nom de code à l’époque : la Main. L’ennemi de votre ennemi est souvent votre meilleur ami. Un jour, si nécessaire, elle pourrait les utiliser contre lui. Cette partie d’échecs les opposant, les unissant du même coup, qui perdure depuis si longtemps, pourrait toucher bientôt son point ultime.



Dien Bien Phu*. La bataille de Diên Biên Phu est un moment clé de la guerre d’Indochine qui se déroula du 20 novembre 1953 au 7 mai 1954 et qui opposa, au Tonkin, les forces de l’Union française aux forces du Việt Minh, dans le nord du Vietnam actuel.



L’inspecteur-enquêteur revoit, en ce soir pluvieux, les dossiers qu’il a menés à terme. Un seul le taraude encore, celui de Thần Kinh (le nerveux). Lorsque celui-ci fut arrêté puis accusé d’abus sexuel envers une jeune fille, l’enquête fut brève, le procès rapide et bâclé. Un juge, nouvellement nommé, se vit exiger une peine maximale d’emprisonnement pour ce jeune délinquant. L’inspecteur-enquêteur fut demandé à son bureau pour le conseiller; il jugeait la preuve très peu solide. Comment condamner un jeune homme dont la victime était incapable d’identifier son agresseur ? Interrogée au lendemain de l’événement par le juge qui s’était déplacé jusqu’à sa demeure, il constata son état hystérique et ne put comprendre ses propos décousus et incohérents. L’inspecteur-enquêteur qui l’accompagna, jura qu’elle avait fort bien identifié Thần Kinh (le nerveux) comme responsable de ce qui était arrivé. Thần Kinh (le nerveux) fut condamné à deux ans de prison alors que l’enquêteur exigeait davantage.

La mort de l’oncle de Dep et ce qui semble être un vol dans la demeure de celui-ci permettent, maintenant, à l’inspecteur-enquêteur de reprendre le collier, se remettre en chasse contre celui qu’il surnomme le voyou du quartier. La tenancière du café deviendrait complice, engageant Thần Kinh (le nerveux) pour des travaux de réfection au café. Son plan lui apparaissait sans failles mais pour y mettre plus d’étoffe encore, il chargera le garde de sécurité guidé par la jalousie et la cupidité, il le chargea de surveiller de près la patronne et son nouvel employé. Le temps se chargera du reste.



     3y)      la Main

Madame Quá Khứ ne fut aucunement surprise, au lendemain des funérailles et du dîner organisé par Daniel Bloch, de voir Dep lui rendre visite. Comme si elle l’avait prévue. La jeune fille traînait un peu devant le frangipanier, s’avançant pour humer une fleur.

–  Tu aimes bien les fleurs, ma fille.
–  Bonjour madame. Je me permets de m’arrêter chez vous pour tout autre chose.

Les deux femmes sourirent comme si elles se connaissaient depuis des lunes.

–  Tu prendras bien un café? Chaud avec du lait?
–   S’il vous plaît, madame.

Le garde de sécurité se replia lorsque la patronne lui ordonna de retourner à son poste.

– Il faut parfois éviter que certaines conversations atteignent des oreilles indiscrètes, dit Madame Quá Khứ, déposant deux tasses de café chaud sur la table.

– Vous connaissez bien vos gens.

La vieille dame ne répondit pas.

–  Je ne vais pas passer par quatre chemins, madame. J’entends vous instruire du motif de ma visite. Mon oncle est décédé. Je ne sais rien de ses affaires et n’y suis pas intéressée. Le kiosque de ballons qu’il m’a demandé de tenir n’est pas le genre de travail que je souhaite faire. Je songe donc à le fermer.
– Et tu cherches un emploi.
– Vous avez très bien compris. Je vis dans sa maison mais les langues se délient rapidement dans le quartier, de sorte que j’ai appris qu’il n’a pas laissé de testament. Sa maison intéresse le Comité populaire depuis bien longtemps. On pourrait me demander de la quitter à tout moment que je n’aurais absolument rien à dire. Tout cela, je le sais et ne veux en rien m’interposer aux plans des élus du quartier.

La discussion entre les femmes allait bon train. Aussitôt que l’une achevait de parler, l’autre se lançait. La complicité grandissait à vue d’œil.

Dep reprit :

– Si vous avez besoin d’une aide pour le café, je vous l’offre. Je suis disponible dès maintenant.

La vieille dame prit les mains de la jeune fille vendeuse de ballons multicolores :
– Je t’offre aussi l’hébergement. Cela arrangera tout le monde, moi la première, mes jambes me font souffrir. Recevoir une aussi charmante personne dans le café ne pourra que rajouter de la beauté aux travaux de réfection qui doivent s’enclencher très bientôt. Rien de mieux que de rénover, autant les lieux que le personnel.

L’entente fut conclue séance tenante. Dans quelques jours, au gardien de sécurité, sans doute au moment de cette discussion occupé à boire son vin de riz, s’ajouteront une serveuse et un ouvrier.

Quittant le café, Dep se dirigea vers le bureau de la police où elle demanda une entrevue avec l’inspecteur-enquêteur. Il sembla à la jeune fille que celui-ci n’avait pas eu une bonne nuit. Elle lui fit part de son intention de quitter la maison de l’oncle abandonnant au Comité populaire le soin de voir à la suite des choses. De sa carrière, il n’avait pas souvenance d’avoir aussi rapidement enlevé les épines du pied à une situation qui aurait pu se complexifier au plus haut point.

– Je vais aviser les autorités de ta décision mais tu me permettras de te dire une chose. La question de la maison de ton oncle traîne en longueur depuis des années. Tu viens d’y apporter une solution admirable. Je crois bien que les membres élus du comité t’en seront redevables.

Dep quitta un bureau que la chaleur du matin rendait irrespirable.


      4y)      la Main

Du bureau de l’inspecteur-enquêteur se dégage une sobriété minimale. Jamais ses dossiers y sont classés une fois résolus, il se charge immédiatement de les détruire. On ne montre pas à rire à un vieux singe. Cette habitude, il la tient du Général Giap qu’il a côtoyé lorsque celui-ci fut ministre. Ce dernier, stratège émérite, n’avait confiance en personne. Il savait que dans son dos se tient une personne armée d’un poignard qui, rapidement et sans avertissement, pouvait le lui planter. On ne fait pas la révolution ou la guerre sans méfiance. Une fois la révolution et la guerre terminées, la méfiance est encore de mise. Cette leçon, l’enquêteur se la remémore chaque jour.

Les policiers qui travaillent dans le quartier craignent cet homme qui, plus rapidement que quiconque, fut promu inspecteur puis enquêteur. On n’a jamais accepté le fait qu’il fût parachuté ici sans doute en récompense pour services rendus et en attente de la promotion ultime, le poste de chef de police. Ce quartier possède de bien bizarres de limites ; il couvre l’ensemble du vieux Hanoï, les rives du lac de l’Ouest et quelques petits arrondissements ayant fort mauvaise réputation. On a longtemps songé à aménager le bureau chef près du parc Lénine mais il fut installé au bas de la pente en raison, principalement, de la présence de la vétuste maison du Comité populaire que plusieurs élus souhaitent maintenant voir détruite. On dit qu’elle aurait abrité une foule de responsables du Parti Communiste avant la déclaration de 1945, alors que Hô Chi Minh proclama la souveraineté du Vietnam.

Dans ses rêves les plus fous, l’inspecteur-enquêteur se voit d’abord chef de police de ce quartier bien sûr mais son ambition ne s’arrête pas là. Ses accointances avec le président du Comité populaire, sa participation plus qu’active à toutes les réunions préparatoires aux assemblées générales du même comité, son louvoiement entre chacun des élus et le chef actuel de la police ne visent qu’un seul objectif : prendre le contrôle complet de tout le quartier. Par la suite, il verra.

Du quartier, il sait tout. Des décisions politiques du Comité populaire, il est partie prenante. De l’exécution des règlements, il en est le plus fanatique. De la lutte contre la corruption de ses confrères, le plus ardent pourfendeur. Sa diplomatie ne respecte pas souvent les règles usuelles, mais il en use avec ardeur et doigté. Tout cela fait de lui l’être le plus craint, le plus respecté et le plus détesté : ce qui ne le dérange aucunement.

À suivre

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