mardi 20 juin 2006

Le cent trente-neuvième saut de crapaud

… la suite …

Magella n’allait pas perdre son temps. L’automne et l’hiver lui permirent de mettre en place ce « manoir » que dorénavant elle appellera « La Maison de Retraite » afin qu’à l’ouverture des fenêtres de la véranda au printemps 1930, tout soit comme elle le souhaitait. Le personnel qu’elle engagea se composait essentiellement d’une cuisinière, de deux femmes de chambre, d’un homme à tout faire et d’une hôtesse. À part cette dernière, une certaine demoiselle De La Bruère, les employés provenaient de Gaspé, avaient un certain âge et comprirent rapidement lors de l’entrevue avec Magella Teasdale que la discrétion la plus entière était la qualité recherchée par la châtelaine. Ils se présentèrent à la maison au début du mois de mai afin de se familiariser avec les lieux et les exigences des deux patronnes.

Cette maison allait vivre au rythme de deux maîtresses : Magella, la propriétaire des lieux, que bien malgré elle les Gaspésiens surnommèrent « la châtelaine » et mademoiselle De La Bruère, la gouvernante des lieux. Les rapports unissant ces deux femmes remontaient à quelques années auparavant. Elles se connurent à Montréal où les Teasdale, très riche famille d’industriels de père en fils, habitaient l’ouest de la ville et entretenaient d’étroites relations avec la société française de l’époque. Pour leur part, les De La Bruère, famille parisienne dont la noblesse de leurs racines fut consacrée par l’ordonnance du 25 août 1817, s’établirent en Nouvelle-France au début de la colonie qu’ils ne quittèrent jamais, cultivant des liens avec certains vicomtes ou marquises de leur lignage. Magella et mademoiselle De La Bruère étudièrent chez les Ursulines à Québec. Pensionnaires durant l’année scolaire, elles se retrouvaient à Montréal lors des diverses vacances et passaient leurs étés dans une villa à Sainte-Catherine de Fossembault, dans le comté de Potneuf.

Rapidement, les employés s’habituèrent au vouvoiement, à un protocole rigide leur imposant de s’adresser d’abord à la gouvernante pour les requêtes car il leur était totalement interdit de prendre des initiatives sans l’autorisation expresse de mademoiselle De La Bruère. Cette dernière manifestait un souci rigoureux, exigeant que chaque chose fut à sa place, le service d’une qualité que les employés appelèrent « bourgeoise », la propreté surpassant les normes habituelles. Elle ne supportait pas la poussière et entreprit une guerre d’usure contre la saleté. Combien de fois souligna-t-elle à la cuisinière que les plats de service devaient être à telle ou telle température? Que l’escalier menant à l’étage, où se retrouvaient les chambres à coucher, on devait y passer quotidiennement la serpillière légèrement humidifiée d’une cire à odeur de cannelle? Régulièrement elle rappelait à l’ouvrier qu’il lui apparaissait inacceptable que le gazon dépassa la hauteur de son soulier? Tout cela, mademoiselle De La Bruère le répétait avec un sourire goguenard et un bel accent français du dix-neuvième siècle.

Rares les occasions où l’on pouvait surprendre les deux maîtresses de la maison, réunies dans une même pièce. Un peu comme si elles avaient bien organisé leurs déplacements, orchestré leurs interventions auprès de celui-ci ou celle-là, planifié le boulot afin de ne jamais se croiser et encore moins donner un ordre qui fut contredit ou modifié par l’autre. Tout roulait à merveille et le mois de mai 1930, celui de la répétition générale avant l’arrivée des pensionnaires, permit à la maison de prendre son élan. Les fenêtres furent ouvertes, après avoir été nettoyées, re-nettoyées, lavées, re-lavées tant et tant qu’on arrivait à les oublier.

Partout dans Gaspé, l’absence des deux femmes aux offices du mois de Marie fut remarquée, tout comme elles n'étaient davantage présentes à la messe du dimanche. Pâques sans elles mit le point final aux questionnements : elles ne sont pas catholiques, un point c’est tout, affaire classée. D’ailleurs, peu de gens souhaitaient entretenir des liaisons tendues avec les dames du « manoir », l’argent ne leur faisant pas défaut, elles payaient rubis sur l’ongle parfois à l’avance pour tout ce dont la maison requérait. Si cela pouvait causer un problème, l’évêque de Gaspé était proche et devrait y voir. Et il ne fit rien.

Magella fit annoncer par mademoiselle De La Bruère que le samedi suivant un photographe viendrait spécialement de Montréal afin de prendre plusieurs clichés de la maison, de la baie et des environs. Tous les employés, vêtus de l’uniforme noir et blanc, furent conviés. La propriétaire en profita pour leur adresser quelques mots. Elle n’aimait pas les discours et lorsqu’elle prenait la parole, c’était bref, concis et sans détours.

- Nous sommes à quelques jours de l’ouverture. Aujourd’hui, après la séance de photographie, nous ferons une dernière répétition un peu comme si la maison fonctionnait à plein régime. Vous prendrez congé demain et lundi, c’est le départ. Cette habitation, ce manoir, dorénavant s’appellera « La Maison de Retraite ». Je vous invite à toujours la nommer ainsi. Merci.

Magella Teasdale n’offrit pas la parole à mademoiselle De La Bruère, s’installa à côté d’elle sur une chaise en paille tressée aux pieds du grand escalier menant à la porte d’entrée de la maison, invitant les employés à se regrouper autour d’elles. Le photographe fit son travail.

Une fois la séance achevée, Magella se retira laissant à mademoiselle De La Bruère le soin de voir aux derniers petits détails.

En début de soirée, une pluie diluvienne s’écrasa dans la baie de Gaspé, un peu comme si à son tour la nature à grands coups d’éclairs s’évertuait à immortaliser la proche ouverture de la « Maison de Retraite ».

... à suivre ...




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