mardi 9 mai 2006

Le cent vingt-cinquième saut de crapaud

... la suite …

Élisabeth souhaitait un fils. C’est un être du sexe masculin qu’elle voulait porter. Déjà trop d’inconvénients lui apparaissaient collés à la vie d’une femme pour qu’elle puisse espérer voir naître une fille. Sa vie aurait été figée, comme vécue à l’avance. Peu d’espoirs devant elle.

Toutes les nuits, passant sa main sur son ventre gonflé, Élisabeth s’acharnait à nommer cet enfant du prénom d’Herménégilde. Malgré le fait que le sien, son prénom, soit plus long que sa taille, elle se disait que si elle s’évertuait à lui en choisir un comprenant plusieurs syllabes, il risquait d’être grand. Il ne pouvait pas être petit. La vie d’un petit, c’est trop compliqué.

Joseph ne parlait jamais de l’enfant à venir. Il laissait cela à sa femme tout comme il avait abandonné la suite des choses à Élisabeth qui dirigeait adroitement tout avec une assurance à chaque jour… inquiète.

Elle qui cherchait la perfection en tout, enceinte, se vit inondée d’une inquiétude dont elle ne réussissait pas à en trouver la cause. Il est vrai qu’au départ de son beau-père pour Gaspé, elle ressentit une douloureuse perte. Ce n’est qu’avec lui qu’Élisabeth pouvait raisonnablement établir un dialogue, partager des idées de changement, qu’elle écoutait puis répétait à toutes ces femmes descendues chez elle pour la confection d’une robe ou demander une recette, les étranges possibilités de voir les choses autrement.

Et on l’écoutait, cette Élisabeth apparaissant de plus en plus petite avec ce ventre important. Il y a de ces secrets entre femmes qui n’auront jamais franchis le seuil d’une salle de couture ! Celle-ci dont le mari exigeait plus au lit qu’un ogre sa nourriture. Celle-là qui se fatiguait horriblement ne parvenant pas à tout faire les travaux ménagers. L’autre, préoccupée par les ravages de la boisson dans sa famille. Et cette autre encore ne se trouvant pas assez aguichante pour trouver mari. Cette dernière, toujours captive à la maison paternelle, servant d’objet de plaisir pour ses frères et son père. Dans des confidences au départ feutrées, par la suite ouvertes, Élisabeth recevait ses clientes venant chercher auprès d’elle des solutions à des problèmes plus grands qu’elles. La robe et la tasse de sucre servaient de motifs.

Une tombe, cette Élisabeth. Ce qu’on lui confiait devenait plus en sécurité qu’au confessionnal. Le curé de la paroisse, suspect, s’en rendit compte et aborda la question lors d’une de ses visites annuelles.

- Tu travailles beaucoup Élisabeth.
- J’ai un bon mari mais la terre ne rapporte pas assez.
- Ton influence auprès des femmes du village est grande.

Élisabeth avait appris par les conseils de son beau-père à se méfier des hommes de pouvoir. Ils n’en possèdent jamais trop et le recherchent avidement. De sorte qu’elle usait d’une habile diplomatie sachant déceler dans les paroles du curé le prodrome d’une enquête inquisitrice.

- Elles viennent pour la couture et les recettes de cuisine.

Le curé, cherchant à s’en faire une alliée, évitait les terrains minés. Il tournait autour du pot, mais Élisabeth, devant un obstacle, savait s’armer à la perfection et se défendre sans inquiétude.

- Tu sais Élisabeth, le devoir d’un homme de Dieu est de conseiller les âmes. Il serait dangereux que quelqu’un n’entrave sa route. Elle risquerait de se retrouver dans de fâcheuses situations.
- Comme vous avez raison, monsieur le curé.

Elle lui offrit une tasse de thé. Son état de future primipare la rendait intouchable. Son assiduité à la messe du dimanche au bras du fils Lacasse faisait d’elle une femme rangée. Les regards complices que tant de femmes de la paroisse lui adressaient, aux yeux du curé, la rendait équivoque.

- C’est pour bientôt ?
- Au début de mois de mars.
- Le docteur Lanctôt t’accompagne bien ?
- Ce sera madame Synnott qui m’aidera à mettre au monde mon premier enfant.

Le curé faillit s’étouffer. Il n’aimait pas cette sage-femme. Pour lui, c’était une sorcière tout droit descendue de l’enfer afin d’incendier les esprits des femmes de sa paroisse. Qu’Élisabeth ait opté pour elle n’allait pas améliorer les relations tendues qui s’établissaient entre eux. Il ne savait plus comment jauger cette jeune femme, adversaire potentielle dont la notoriété l’obligeait à respecter.

Il quitta la maison qui sentait bon les crêpes au sirop d’érable.

… à suivre …

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