mardi 1 novembre 2005

Le trentième saut de crapaud

Et le crapaud? Qu’advient-il de lui? Se trouve-t-il toujours dans les corridors empruntés par notre grand-père lors de ses matinales promenades? Respire-t-il encore dans les mêmes eaux brouillées de cet étang à l’entrée de Forillon? Conserve-t-il cette attraction sur ce solitaire marcheur qui parfois le retrouve, l’entend souvent lui dire avec sa voix ouaouaronne des images plus que des mots?

Combien de fois notre grand-père a-t-il puisé dans sa présence la source d’effets libérateurs? N’est-il pas inévitable de chercher, du moins tenter de comprendre des situations difficiles et complexes à partir de nos références? Et le problème avec celles-ci réside dans le fait qu’elles datent et s’installent, s’ancrent immuablement dans une confortable stabilité rassurante que nous secouons trop peu souvent. Krishnamurti disait que …tout savoir appartient au passé.

Décoder et interpréter le monde à partir des coassements enroués d’un crapaud. Sentir et saisir le monde extérieur à partir des poèmes hermétiques d’un rêveur disparu. Connaître et accepter les limites du temps et la suite de l’espace à partir des mouvements d’une nature éternellement la même dans ses imprévisibles changements. S’accorder et s’entendre avec soi-même…

… avant de modifier ce qui est il faut que je sache qui est celui qui se propose de modifier, qui se propose de changer…

Toujours ce Krishnamurti qui parle.

On ne peut changer ou modifier l’état d’une chose ou d’une personne sans véritablement connaître, de l’intérieur, la proposition de changement. Peut-être que voilà le sens intime des promenades? Se centrer sur soi, sans aucune tentation d’égoïsme ou de vanité, respirant le dehors pour en mesurer l’impact sur le dedans. S’ouvrir aux couleurs, aux odeurs permettant à l’harmonie entre ces deux réalités de s’installer quelque part en soi, s’y faufiler, souffler sur des braises chaudes ou mourantes pour que, tel un feu d’artifice, s’illuminent des révélations à la fois contradictoires avec nos croyances et porteuses d’espérances. Prendre soin de l’âme afin d’éviter de la soigner. Nourrir l’âme parfois bien isolée au fond de soi, appelante de bien d’autres choses que ce qui est. Ce qui est a le malaise d’avoir été et la malédiction d’être ce qu’il sera. Et si le crapaud n’était autre chose que ce passage périlleux entre ces deux réalités?

Lorsque Francis dit à notre grand-père que la poésie lui permettait de chercher dans le monde extérieur les racines d’un monde intérieur, le vieil homme n’avait peut-être pas bien saisi le message. Toutefois, il ne pouvait pas nier qu’à la lecture de ces trop peu nombreux poèmes, quelque chose d’exact s’y retrouvait. Ils parlaient de la mer ou l’interpelaient, cette étendue lointaine déposant sur la grève du visible et de l’invisible, laissant pour chacun des messages écrits ou à écrire, des humidités porteuses de lumière. Il sut mieux comment elle pouvait faire peur, beauté ou silence. Combien elle savait être là, à prendre ou à laisser, utile ou futile, stable et déséquilibrée. Le regard qu’on y porte, en plus de lui procurer du sens, permet de voir loin dehors, proche au dedans.

Chaque être possède-t-il son crapaud? Est-il à sa recherche? À son écoute s’il l’a trouvé? C’est étrangement laid, un crapaud. Rien à voir avec la beauté telle qu’on puisse la définir, mais intensément provocateur. Il incite à sortir de son petit étang personnel, sachant que bientôt on pourrait y retourner, y retrouver ses arrangements confortables qui tranquillisent momentanément du moins, et sautiller, et sauter, propulsé par d’inconfortables pattes vers des inconnus parfois aussi lointains qu’inatteignables.

Grand-père sut comprendre aussi la nécessaire absence de son crapaud perclus dans une eau aussi nauséabonde qu’essentielle. On ne se sent pas toujours prêt au mouvement, au secouage des croyances et aux résultats inattendus que tout cela occasionne. Y sommes-nous attirés par une espèce d’énergie venue d’on ne sait quel cosmique appel?

Nous avançons, tel ce fier chevalier, un pennon à bout de bras, qui gravirait une sisyphe montagne donnant, parfois, sur la mer…

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