dimanche 15 décembre 2024

Si Nathan avait su (15)

 



Si nous avions l’âge de Benjamin, à la hauteur de ses cinq ans, années passées surtout la nuit à lire des poèmes d’Alain Grandbois à la lune, sa «perle fabuleuse», lorsque celle-ci daignait venir lui accorder quelques instants puisés à son parcours de satellite…
Si nous pouvions, par quelque magie, entrer dans son cerveau, explorer son imaginaire, fouiller dans tous ses mots thésaurisés dont la plupart, pour ne pas dire la grande majorité, ne sont pour lui que des sons collés bout à bout et auxquels il aura cousu des notes éclectiques de musique, l'insensible aux températures ambiantes, que seul un fanal éclaire jusqu’à ce que l’aurore chasse l’aube par ses couleurs matinales petitement ramassées dans la forêt tout à côté et ces clins d’oeil intermittents du soleil qui s’étire doucement…
S’il nous était possible, l’espace d’un instant, de circuler dans l’esprit de ce lecteur presque analphabète, mais amoureux, déjà, de l’harmonie des mots, de leur parfait équilibre sans jamais connaître ni grammaire ni syntaxe, que la poésie à l’état pur, celle d’Alain Grandbois, le seul poète qui enchantait alors et sa vie et son désir lumineux d’entrer en contact avec l’astre de la nuit, croyant, ne serait-ce que l’espace d’un court instant, se permettant de croire à tous ces univers sur lesquels il ne peut encore mettre un sens puisé à la réalité des hommes et des femmes autres que Jésabelle et Daniel…
Si nous pouvions… 
Mais non, ce n’est pas possible de percer cette bulle que l’on sent lumineuse, seul le miracle de la poésie qui demeure toujours un mystère aura réussi. Nous ne pouvons qu’en être, hommes de peu de foi, que les spectateurs incrédules, ceux qui, d’un revers de page, recueillent ce moment sublime dont nous ne saisissons qu'un sillage de l'envolée.
 
Je n’ai aucune idée de ce que Benjamin a retenu de ces mots de pure merveille, ceux d’un Alain Grandbois nous invitant à fermer l’armoire.
 
                        « Fermons l’armoire aux sortilèges
                        Il est trop tard pour tous les jeux
                        Mes mains ne sont plus libres
                        Et ne peuvent plus viser droit au coeur
                        Le monde que j’avais créé
                        Possédait sa propre clarté
                        Mais de ce soleil
                        Mes yeux sont aveuglés
                        Mon univers sera englouti avec moi
                        Je m’enfoncerai dans les cavernes profondes
                        La nuit m’habitera et ses pièges tragiques
                        Les voix d’à côté ne me parviendront plus
                        Je posséderai la surdité du minéral
                        Tout sera glacé
                        Et même mon doute »
 
Une ardente prémonition m’habite à la relecture de ces vers, m’interrogeant, à l’occasion de son décès tragique, au moment de se laisser choir de cet arbre au fond de son petit bois derrière la maison familiale, celle qui aura été rénovée lorsque Nathan entra à l’école secondaire, est-ce que ces vers, Benjamin les aura saisis alors que son «univers sera englouti» ?
 
À la fin de ses études secondaires, à la veille d’entrer au CEGEP, il avait annoncé son intention de partir en voyage pour un bon bout de temps. Son père Daniel, pas tout à fait revenu de la déception de voir que son fils aîné n’allait pas poursuivre son travail agricole fit tout pour l’en décourager, allant même jusqu’à dire que «c’est une idée de fou». Jésabelle l’encouragea du bout des lèvres alors que Nathan s’en foutait carrément. Ce projet ne se sera jamais concrétisé, un autre voyage l’attendait dans son funeste achèvement.
 
 
       *     *     *     *     *     *     *     *     *     *     *     *     *     *     *     *
 
                                                 
 
Ce fut comme si la lumière, tout d’un coup, devenait plus éclatante, imprégnant autour d’elle des morceaux de feu qui s’amusaient à enclore un personnage d’une autre dimension. S’y greffa un silence qui s’étendait au-delà du tipi, s’engouffrait dans la forêt quelques pas plus loin. Une présence diaphane, à pas feutrés, s’avançait vers le petit groupe que Jésabelle, l’épouse de Don - elle ne peut dévoiler son prénom qu’une fois parvenue à une deuxième grossesse - venait de compléter autour des deux hommes qui se tenaient maintenant comme au garde-à-vous, immobiles dans un entier respect.

- Mère, voici Daniel, le papa de Benjamin et de celui qui naîtra dans quelques mois.
 
Les yeux de l’ancêtre, l’épouse de Gordon, la mère de Gord, la grand-mère de Don et l’arrière-grand-mère de Chelle ne cessaient de passer de Jésabelle à Daniel, un peu comme s’ils cherchaient à combler une absence.
 
- Votre premier fils n’est pas avec vous, celui que vous transportiez dans un tikinagan ? Demanda-t-elle dans cette langue qu’immédiatement Don traduisit.
 
On l’appela. Il se pointa suivi de Chelle et du chien-loup, s’immobilisant face à ce personnage qui fouillait en lui, comme à la recherche d’une clé pour pénétrer son âme. Les mots qu’elle prononça et que son petit-fils résuma, allaient comme suit: - Cet enfant vit ailleurs, quelque part dans le ciel, celui de la nuit quand la lune le regarde. Il lui parle en mots choisis, parfois dans son coeur, souvent dans un livre. Il est «livre». Ouvert pour lui, fermé pour nous. L’astre de la nuit l’écoute, l’attend d’une noirceur à l’autre, part puis revient, cela trace dans son âme un sentiment profond, celui de la fidélité. Ses yeux sont couleur de l’écorce des arbres; ses cheveux, des herbes jaunes qui s’amusent dans le vent. Il est grand, de la grandeur de ceux qui nous quittent trop vite. Son âme cherche la vérité, celle porteuse de lumière naissante et renaissante. Tout se passe à l’intérieur de lui, il devra être prudent et bien saisir ce qui y bouille. Ses voyages, cet éternel voyageur, ne seront pas de ceux que nous faisons. Les îles que cet âme croisera seront imaginaires, mais déjà il les perçoit dans les failles de l’astre de la nuit.
 
L’ancêtre se tut. Ses mains crevassées et veineuses farfouillaient dans les cheveux ébouriffés de Benjamin qui la regardait avec une fixité telle que cela arracha un sourire attendrissant chez celle qui, maintenant, clopinait vers l’intérieur de la maison. Chelle se précipita pour lui prendre le bras, la soutenant dans sa démarche vieillissante.
 
Daniel et sa famille montèrent dans la camionnette, démarrèrent  après avoir salué tout le monde. Ojibwée les suivit jusqu’à la route poussiéreuse. 






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