mercredi 20 novembre 2024

Si Nathan avait su (12)


Émile NELLIGAN


La grossesse de Jésabelle, débutée en juin, lui permettra de mieux se centrer sur elle-même. Fin août, Daniel conduira Benjamin à l’école du village, mais auparavant la famille quitta la maison du bout du rang pour se rendre à la grande ville: visite auprès de la sage-femme qui assista la maman lors de son premier accouchement et le fera pour le suivant; magasinage dans une bouquinerie pour renouveler la bibliothèque familiale y ajoutant quelques livres de nouveaux poètes tel que souhaité par leur fils. Un fils qui se faisait très discret par rapport à la nouvelle situation, celle qui allait lui donner un frère ou une soeur. La sage-femme le confirmerait tout en dessinant la carte du ciel et ses influences pour  les naissances d’avril prochain.
 
Lorsque la camionnette de la famille traversa le village, nombreux furent les regards qui suivaient sa route, cherchant à apercevoir ce garçon que personne n’avait vu jusqu’à maintenant; était-il à bord? La rumeur qu’il allait fréquenter l’école primaire en surprit plus d’un, sans pour autant modifier d’un iota la mauvaise opinion entretenue sur cette famille atypique.
 
Daniel avait également prévu un arrêt chez leurs amis Ojis-Cris, persuadé qu’il était que l’ancêtre vivant avec eux porterait sur son épouse un regard clairvoyant, sur son fils, y lire ce que le ciel préparait pour lui. Cette très vieille personne au visage à la fois ridé et éblouissant vous transperçait de son regard que sa famille définissait comme une couleur pénétrante, celle qui s’étend dans la forêt, s’y attarde, parfois y demeure. Daniel ne pouvait retenir son nom, trop difficile à prononcer parce qu’incrusté dans la langue ojibwée, langue qu’elle protégeait, lui servant de bouclier contre des attaques qui, avec le temps, se font maintenant plus rares et qu'elle continuait à enseigner à ses petits-enfants.
 
À bord de la camionnette, le père de Benjamin l’avait invité à observer tout ce qui traversera son champ de vision.
 
- Comment on observe, lui avait-il demandé avec toute la naïveté d’un enfant de cinq ans.
- Tu dois utiliser tes sens afin d’imprimer dans ta tête ce qui se déroule devant toi. Tes yeux pour demander ce qu’il y a derrière ou autour des sujets et des objets, qu’ils se meuvent ou pas. Tes oreilles pour entendre, pour écouter et mieux déceler ce que les sons et les bruits te révèlent. La mémoire est comme le sac à dos que nous t’avons procuré pour ton entrée à l’école, il faut la remplir du plus de choses possibles, que tu ne les comprennes ou non. Les odeurs, ça c’est très important. Les images vues peuvent se ressembler, les sons aussi, mais les odeurs sont uniques. La première chose que j’ai faite lorsque tu es né, avant même de couper le cordon qui te reliait à Jésabelle, a été de te sentir. Benjamin devenait unique dans l’univers. Applique-toi à sentir, cela te permettra plus tard de ressentir, pas sentir une autre fois, non, je veux dire sentir ce que ta mémoire a emmagasiné, ce qu’elle a retenu de ce qu’elle a déposé à l’intérieur de toi.
- C’est difficile d’observer avec tout ce que tu dis, enchaîna le fils qui ne cessait de fixer son père des yeux.
- Difficile ? Non. Oui, si tu mets trop de filtres à tes sens. Tu dois, si tu veux vraiment observer la réalité, éviter de juger ce que tu examines, laisser les couleurs être ce qu’elles sont, même chose pour les résonances et recevoir les odeurs comme autant de parties uniques de l’univers. Pour observer, il faut éviter les échos qui se sont attardé un instant sur des murs avant de répandre leur propre compréhension des choses. Les échos  sont des parasites qui cherchent à obstruer ton observation.
 
Le lunatique garçon retourna son regard à travers la fenêtre de la camionnette qui arrivait dans la grande ville. Une révélation pour Benjamin. Le bruit assourdissant contrastait avec les sons de la forêt et des musiques l’entourant jour et nuit, sans jamais l’effrayer. Les couleurs qu'il jugea fades et peu parlantes, certaines dégradées entre gris et noir. Plusieurs odeurs répugnaient à son odorat, si différentes des effluves de son environnement, mais pour éviter de porter un jugement trop rapide, il leur donnait des noms afin de mieux les conserver dans sa mémoire. Et le rythme autour de lui, sans l’affoler, n’offrait aucune ressemblance avec quoi que ce soit de connu. Entré chez la sage-femme, il sentit l’atmosphère changer, devenir plus calme, plus à sa ressemblance.
 
- Ce garçon évolue bien, dit Angelle, déjà grand pour ses cinq ans, des yeux couleur de l’écorce des arbres, ces cheveux touffus, on croirait reconnaître Émile Nelligan.
- C’est qui celui que tu viens de nommer ?
- Nelligan, répondit la sage-femme, surprise par la répartie spontanée de Benjamin, un grand poète.
- Crois-tu qu’il connaît Alain Grandbois ?
 
Angelle prit un pas de recul, examinant ce garçon qui, à un si jeune âge, pouvait lui citer le nom d’un poète qu’elle identifiait difficilement. Il reprit la parole, citant une partie d’un poème déjà lu à sa lune :
 
« Parmi tous et toutes ou seul avec soi-même
  Nous lèverons nos bras dans des appels durs
Comme les astres
  Ce mortel instant d’une fuyante éternité. »
 
Les parents de Benjamin et la sage-femme furent éblouis par le ton qu’il employa pour réciter ce bout de poème, autant que par l’impression d’une respectueuse  affinité se dégageant de sa compréhension de tous les mots qu’il articulait dans un mouvement passionné.
 
- Je ne sais pas si Nelligan a connu cet Alain Grandbois que tu récites avec tant d’affection, mais tu découvriras ce jeune homme tout à fait remarquable à travers le livre que je vais t’offrir.
- Tu me donnes un livre de poésie ?
- Avec plaisir et je souhaite que lors de l’arrivée de ton frère ou ta soeur, tu me lises quelques-uns des poèmes que tu auras aimés.
 
Benjamin regardait la sage-femme, transfiguré par cette offre. Un nouveau poète à découvrir, cela le ravissait. Il s’approcha d’Angelle, le recueil en mains, lui demanda s’il aura un frère ou une soeur. Nous verrons ça tout de suite après que j’aie examiné ta maman.
 
Les deux femmes se dirigèrent vers une salle au fond de l’appartement empli d’une musique enveloppante, alors que le père et le fils s’installèrent au salon entièrement décoré de couleurs rappelant à Daniel son époque hippie.
 
                                                                            *****





Aucun commentaire:

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...