dimanche 1 mai 2022

LE CHAPITRE - 9 -

                                                     LE CHAPITRE 9


Ceux qui se souviennent du passé sont condamnés à le répéter,

petite plaisanterie de l’histoire.

Michael Herr

 

 

    Le samedi 30 avril 2005, Saïgon se prépare à une manifestation sans précédent afin de commémorer la libération de la ville par l’armée nord-vietnamienne, trente ans plus tôt. Un défilé comme on en aura jamais encore vu, sans artilleries, sans canons, que cet immense char blindé en carton rappelant l’entrée dans le jardin du Palais Présidentiel - il se nommait Palais Norodom Sianouk - des célèbres 843 et 390.

Les dignitaires, sous un soleil de plomb, ne feront pas, dans leurs discours, l’apologie de cette victoire, insistant davantage sur le Renouveau, l’ouverture au monde et lanceront un vibrant appel à l’engagement de tous les Vietnamiens, auprès des jeunes surtout, ceux nés après la guerre, afin de reconstruire la patrie. Ce fut la chute de Saïgon, la naissance de Hô-Chi-Minh-Ville, le pays s’est levé et marche vers plus de liberté, plus d’indépendance et de paix.

Parmi cette foule immense et bigarrée, portant un t-shirt sur lequel on lit “ L’agent orange tue encore , des jeunes principalement, au son des tambours, haranguent les gens, dans un excellent français, les conviant à soutenir le mouvement Vietnam-Dioxine qui revendique des actions concrètes à l’endroit des industries américaines coupables des déversements massifs de dioxine, ainsi qu’une aide urgente à plus d’un million de victimes qui en subissent encore les épouvantables conséquences.

Quelques membres de Janus, spontanément embrigadés, participent à cette croisade, invitant les curieux à visionner, à partir de leurs portables, quelques images illustrant la tragédie. Ils ne se joindront pas au grand déploiement militaire dans la rue Lê Duẩn, non plus qu’aux fêtes organisées pour l’occasion. Encore moins dans les jardins du consulat américain, là  l’on dévoilera une plaque commémorative afin de rendre hommage aux soldats décédés durant de cette abominable guerre.

Un homme âgé porteur d’un bracelet de jade au poignet gauche a réussi à se faufiler jusqu’en face de l’estrade d’honneur sur laquelle sont assis les invités du gouvernement vietnamien, son président en tête. Ce n’est pas vers celui-ci qu’il dirige son regard, mais plutôt vers le Général Giap somptueusement revêtu de son uniforme blanc. Celui que certains surnomment le Napoléon vietnamien, celui que le Parti a quelque peu relégué aux arrières-bancs des décisions, autant politiques que militaires, que surveille-t-il exactement ? La précision gestuelle des soldats martelant le bitume brûlant ; la gigantesque photo de son ami Hô Chi Minh ; le Palais de la Réunification ; la foule, peut-être, ou se remémore-t-il son remarquable trajet de stratège militaire.

Les deux hommes ne seront pas mis en contact, malgré l’influence que l’homme au bracelet de jade possède au ministère de l'Intérieur. Cet oncle célèbre qui aura 94 ans en août prochain, s’en est toujours tenu à une absolue discrétion au sujet de sa vie familiale, il n’allait pas maintenant déroger de sa route et accepter de le rencontrer. Le neveu le voit ; souhaite-t-il lui parler, ne fut-ce que quelques courts instants ? Aujourd’hui, c’est le jour de la nation, non pas celui d’un individu qui aura tant participé à son édification.

Combien de spectateurs se souviennent de ce 30 avril 1975, parce qu’ils y étaient ? Trente ans, c’est plus que l’âge moyen du Vietnamien actuel. Combien d’anciens soldats, à l’attention devant ceux qui les ont suivis dans l’armée, connurent les dernières heures avant la chute de Saïgon, parce qu’ils ont participé aux ultimes combats ? Plus de deux millions de morts, seulement lors des tueuses années de la présence américaine. Combien de veuves, d’orphelins, de mutilés, d’oubliés parmi ceux qui brandiront, aujourd’hui, le drapeau vietnamien ? Tout cela fait maintenant partie du passé, il faut regarder vers l’avenir.

 

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    La docteure Méghane avait choisi de ne pas s’y rendre, toutefois, de son cabinet situé à près de cent mètres du lieu de rassemblement, elle pouvait entendre les bruits provenant de la rue. Elle avait reçu le rapport pharmacologique du toxicologue après son analyse des échantillons qu’elle lui avait remis très tôt ce matin, ayant inscrit sur l’ordonnance “Extrêmement urgent.”. Elle en prenait connaissance alors que Thi saluait la secrétaire se préparant à lui indiquer la teneur de la prochaine phase des expériences.

Docteure Méghane, j’ai reçu vos échantillons ce matin et me suis immédiatement affairé à procéder à leur analyse toxicologique. Vous trouverez, en annexe, tous les détails, mais permettez-moi de vous communiquer mes impressions à la suite de ce travail qui m’a vraiment stupéfait.

Tous les échantillons sont du même type, il n’y a pas de différence entre eux si ce n’est la couleur des cachets. Vous avez noté sur l’ordonnance que ces produits ont été insérés dans un sac plastique enterré il y a de cela plus de 10 ans. Mes deux premières hypothèses - je compte approfondir l’une et l’autre : d’abord, si le temps ne les pas altérés ou périmés, c’est qu’un autre produit ayant une action protectrice les a soustraits à l’usure du temps. Ensuite, si leur efficacité est toujours active après toutes ces années, aucun doute à mon esprit qu’ils ont été fabriqués par un spécialiste dont le Vietnam ne peut pas s’enorgueillir de posséder.

Vous pourrez décortiquer mes résultats, mais une synthèse me semble à propos d’être mentionnée, dès maintenant. Onze substances différentes composent le produit final. Aucune n’affecte l’action active de l’autre, ce qui m’apparaît presque une découverte pharmacologique. Les tests de bioéquivalence sont plus sûrs lorsque nous travaillons sur deux produits, ici nous sommes en présence de onze. Différentes catégories thérapeutiques se rejoignent dans la formule, mais toutes agissent plus ou moins sur la mémoire (à court et à long terme). Mes résultats ne peuvent, pour le moment du moins, indiquer la teneur posologique de chacune des catégories. Je vais m’y mettre d’ici quelques jours et vous enverrai mes conclusions. Une chose saute aux yeux, tout a été formidablement bien dosé. L’efficacité, vous le comprendrez aisément, ne peut être définie puisque nous n’avons que le produit, ne savons pas si des êtres humains les ont absorbés, dans quelles circonstances et afin de traiter quelle pathologie précise. Le rapport bénéfice/risque est impossible à obtenir. Y a-t-il eu des réactions anaphylactiques, des effets paradoxaux, des interactions médicamenteuses, des contre-indications, tout cela relève du mystère le plus complet.

Tout médicament, vous le savez autant que moi, possède des propriétés curatives ou préventives, cela à l’égard des maladies humaines. Ici, il est délicat de me prononcer, puisque les échantillons fournis ne sont pas arrivés avec une prescription indiquant la posologie et la péremption, entre autres.

Docteure Méghane, vous m’avez soumis un problème de taille qui mérite que je m’y consacre davantage. Recevez cette ébauche que je souhaite pouvoir vous aider et vous invite à m’acheminer d’autres questions qu’il me fera plaisir d’explorer.

La médecin se plongea dans l’analyse approfondie des résultats contenus en annexe du document. Sa spécialité lui permit de rapidement les déchiffrer. Toutes les substances, les onze présentes dans chacun des cachets aux différentes couleurs, que ce soit les benzodiazépines, les hypocholestéréolémiants, les antidépresseurs anticycliques, les antiépileptiques, les analgésiques narcotiques, les hypnotiques, les antihypertenseurs, les antiparkinsoniens, les anticholinergiques, les antihistaminiques et les antipsychotiques, ont tous un effet sur la mémoire à court et à long terme. Elle sait que prescrire l’un ou l’autre exige que le patient présente au préalable des symptômes qu’un médecin aura diagnostiqués. La question est de savoir si ceux à qui on a intimé l’ordre de les prendre quotidiennement et cela durant quinze ans, manifestaient des problématiques communes nécessitant une même médication. D’accord avec tout cela, mais pourquoi ce super médicament, indisponible à trouver dans la fourchette de ceux que les praticiens de la santé peuvent puiser ? Fabriqué ailleurs qu’au Vietnam,  alors ?

Elle s’interrogeait sur la posologie bien sûr, ainsi que le dosage, mais s’attarda principalement sur un point obscur que le toxicologue ne pouvait analyser : la dépendance. Elle peut survenir assez rapidement lors de l’administration d’une médication, quelques semaines tout au plus. Établissant un lien entre les informations utilisables dans l’affaire des anciens colonels et le rapport toxicologique, il devint clair à ses yeux que la mutinerie, dont la lettre cachée dans le potager de la grand-mère du Mékong faisait mention, n’aurait pu être finalement qu’un arrêt brusque du traitement. Le sevrage impromptu aura déclenché une réaction collective pouvant être agressive ou suicidaire, la question reste en suspens.

Un autre aspect lui sautait aux yeux, de l’ordre purement pharmaceutique. Comment ces hommes pouvaient-ils manifester des comportements actifs, voire violents, alors que la grande majorité des substances assurent une passivité servile, à la limite caudataire ?

Après avoir parcouru une autre fois les commentaires de son collègue de la pharmacie, ainsi que les données qu’il fournissait, elle ferma le dossier et se mit à marcher de long en large dans son bureau. Il fallait maintenant échafauder un scénario qui ramasse toutes ces données et rendre le tout compréhensible.

Ce qu’elle imagina, sans pouvoir en être complètement certaine, ressemblait à ceci : en 1979, un groupe trié sur le volet à partir de critères qu’elle ne connaît pas, se met en marche vers le Cambodge à partir de l’Île de Côn Dau qui portait toujours le nom de Poulo-Condore à cette époque. À sa tête, un premier colonel reçoit l’ordre d’imposer à chacun des soldats - sauf les commandants de l’expédition et “Celui qui écrivait  - la prise quotidienne d’un cachet. Ils partent vers le Cambodge revêtus de tuniques de moines bouddhiques vietnamiens qu’ils troqueront plus tard contre celles caractérisant le bouddhisme cambodgien. En chemin, on demande aux 30 soldats de participer à des opérations de nettoyage avant de se lancer à la recherche du personnage khmer rouge, Pol Pot, le capturer pour l’amener à Saïgon. Ici, cela accroche. Comment peuvent-ils s’acquitter adéquatement de telles tâches alors qu’il est scientifiquement évident que leur niveau de somnolence devait se situer à un très haut degré ? Peut-on envisager l’hypothèse suivante : ces nettoyages ne furent que des illusions créées par le fameux médicament ? Ou bien, on leur intimait l’ordre de le faire sachant très bien que leurs capacités physiques et mentales ne pouvaient y répondre adéquatement ?

La docteure Méghane n’entendait rien provenant de la salle d’attente. Son cobaye devait sans doute avoir été conduit dans la pièce des expériences, ce qui lui donnait environ une heure entrecoupée de deux ou trois visites afin de vérifier si le déroulement correspondait à ses attentes. Elle s’y rendit sur-le-champ.

- Notre jeune homme ne vous semblera pas dans son état habituel.

- Que veux-tu dire ? Demanda la médecin à sa secrétaire.

- Il est arrivé, quinze minutes à l’avance comme il le fait toujours, m’apparaissant extrêmement fatigué.

- Il est jeune, sans doute a-t-il assisté aux feux d’artifice de la nuit dernière.

- Vous avez raison, je m’inquiète un peu trop. Il est si gentil.

- Un bon collaborateur.

Installée derrière la vitre qui lui permet de voir ce qui se déroule dans lautre pièce sans être aperçue, c’est un jeune homme complètement endormi qu’elle observe. La musique emplissant l’endroit chevauchait sur des aigus et des graves qui normalement devraient accaparer toute l’attention, allant même jusqu’à provoquer une certaine tension nerveuse.

Il sommeillait, fixé dans une immobilité exsangue, quelques sursauts ne concordant pas avec les sons émis par les haut-parleurs accrochés aux quatre coins de la pièce, ressemblaient à des frissons.

Revenue auprès de la secrétaire, elle lui demanda de couper la source des bruits qui saturaient la pièce.

- Laisse-le dormir. Il en a besoin. Avertis-moi lorsque je pourrai le recevoir.

- Bien, Docteure.

Dans son bureau, après un coup d’oeil rapide sur l’évolution de la parade qui s’achevait et une foule commençant à s’éparpiller, elle revint là , s’interrogeant sur les véritables objectifs de ce groupe de 30 soldats, lui vint cette idée. Si on les avait enrégimentés sous un faux prétexte ; si le but de cette mission était tout à fait autre, n’ayant absolument rien à voir avec ce pourquoi ils furent conscrits. Si ce raisonnement tenait la route, quelle raison éclaircirait le fait qu’elle se soit prolongée sur quinze ans ? Une expérience médicale s’étendant sur une aussi longue période ne peut qu’être hyper complexe et exige qu’elle soit suivie régulièrement par un personnel avisé. Une autre interrogation que la clé permettant une relecture des lettres du père de Thi saura peut-être les aiguiller. “ Recherche ce que tu ne cherches pas. “, n’était-ce pas ce que Bao leur avait lu ?

On frappa à sa porte. Le jeune serveur se tenait à l’entrée, la tête baissée, l’air patibulaire. Il attendit qu’on lui indique d’entrer avant de bouger.

- Tu es défait, mon cher ami.

Surprise par le choix de ses mots, passant du “ vous “ au “ tu “, utilisant le “ mon cher ami “, elle devait maintenant les assumer puisqu’ils étaient sortis de sa bouche. 

S’asseyant devant celle qui reprenait son siège derrière le bureau, il fondit en larmes. Mal à l’aise, la docteure ne savait trop comment réagir. Laisser s’écouler les pleurs et le temps lui sembla la meilleure chose à faire dans les circonstances. Un être entièrement défait, incapable de contrôler un trop-plein émotionnel, s’écroulait devant elle.

Comment s’expliquer, saisir ce que cela portait ? Les élans de compassion et d’empathie ne sont pas des références auxquelles elle recourt. Tout doit être rigoureusement explicable, se démontrer de manière presque matérialiste. Le romantisme et elle vivent aux antipodes. Toutefois, voir le jeune poète, entièrement à la merci de ses émotions, éveilla une forme embryonnaire de sympathie chez cette femme rigide et froide.

- Si tu souhaites partager ce qui te bouleverse au point d’avoir troublé ta participation à la séance d’aujourd’hui, je suis à ton écoute.

Ces quelques mots, Thi les reçut comme s’il s’agissait, non pas d’une réprimande au fait que l’on aurait à reprendre ce qui était prévu, mais davantage une marque d’attention à son égard.

- Je vous ai parlé du groupe Janus, de ses deux responsables, eh bien l’un des deux, Mister Black, s’est suicidé la nuit dernière, se jetant du haut du pont de la rue Calmette, renifla le jeune poète qui essuyait ses yeux avec le papier mouchoir que la docteure venait de lui tendre.

- Je suis muette de stupéfaction.

Chacun se tapit dans le silence, le temps de retrouver l’aplomb nécessaire pour continuer l’échange.

- Il s’en suivra, j’en suis convaincu, des perturbations au sein du groupe tout comme chez mon ami Lotus qui était son conjoint depuis plusieurs années. Il aura de la difficulté à retomber sur ses pattes.

- Un suicide transforme l’environnement, on ne peut pas en douter. Outre ce que tu m’as raconté la dernière fois, est-ce que quelqu’un aurait pu se douter qu’il planifiait ce geste fatal ?

- Les dernières semaines, il ne bougeait plus du squat.

- Je vois.

- Je suis désolé d’avoir interrompu le processus de vos recherches.

- Tout à fait compréhensible, mon ami.

Il semble qu’elle allait désormais adopter cette dénomination.

- Nous pourrons reprendre dans deux jours.

- N’oublie pas que nous allons chez OLÉ pour le lunch, à midi. Nos amis Bao et monsieur Bloch nous y attendrons. D’ici là, je te propose de retourner dans la pièce et dormir, tu en as vraiment besoin.

- Merci pour votre sollicitude.

Ils quittèrent le bureau, passant devant la secrétaire qui manifestait une certaine inquiétude, étonnée de les voir se diriger vers la pièce d’ revenait à peine le jeune collaborateur.

- Je relance...

- Non, ce jeune homme a surtout besoin de repos. Tu le réveilles vers midi.

- Bien, Docteure. Souhaiterait-il une tasse de thé ?

- Merci, cela ira bien ainsi.

 

************

 

     Les trois colonels n’avaient pas épinglé à leur boutonnière la décoration que l’armée leur avait remise à la fin des opérations de la Phalange, mais ils venaient d’assister aux cérémonies commémorant le 30e anniversaire comme tout bons citoyens de la ville. Ils se dirigeaient presque instinctivement vers le café Nh Sông, leur quartier général depuis leurs retrouvailles.

- Comment as-tu trouvé le Général Giap ? Interrogea Hai à l’intention du premier colonel.

- C’est la première fois que je le vois en personne. À son âge, il ne doit plus participer à beaucoup d’événements.

- As-tu reconnu une certaine ressemblance avec ton contact ?

- Pourquoi dis-tu “ton contact”, il est le nôtre, renchérit Một.

- Devrais-je alors utiliser le terme “ton ami” ?

- Tu deviens sarcastique. Nettement, des traits de l’un se retrouvent chez l’autre. Je me suis surtout attardé aux cheveux du Général qui me sont apparu de la même facture que celle de notre contact.

- Une part de son génie militaire, peut-être, continua celui qui s’était donné pour mission de faire craquer le maquignon qu’il était devenu à ses yeux et à son intelligence.

Ils descendaient lentement la rue Đng Khi qui devait les mener au café. À l’intersection de Lê Thánh Tôn, Một s’arrêta brusquement, comme si une puissance intérieure cherchait à le foudroyer. Il se tenait la cage thoracique, puis la tête, suait à grosses gouttes avant de s’effondrer sur le trottoir. Son crâne heurta violemment le bitume et il perdit connaissance.

Une jeune fille stoppa sa moto, en descendit, portable à la main. Promptement, elle composa le numéro des secours. Des gens s’agglutinaient autour de la scène, si bien que la salvatrice exigea que l’on respecte une aire suffisante afin de permettre au vieil homme immobile de respirer. Une ambulance se pointa rapidement. Les deux collègues du languissant ne pouvaient cacher leur étonnement.

- Comment rejoindre un membre de sa famille ? Se demanda Hai

Le répartiteur désigna l’établissement le plus rapproché de cet endroit pouvant recevoir une urgence ; il est situé dans la rue Cống Quỳnh. L’hôpital Tu Du, malgré le fait que sa spécialité soit l’obstétrique.

Les ambulanciers déposèrent le corps du colonel 1 sur une civière. Lors de sa chute, ses lunettes avaient éclaté en mille morceaux. Ils l’installèrent à l’intérieur du véhicule, invitant les deux autres colonels à y monter.

Les clameurs de la sirène firent se déplacer les véhicules qui obstruaient la voie. Il fallut moins de dix minutes avant que le médecin affecté aux urgences sorte de l’établissement. Dans l’ambulance, il ausculta le patient.

- Trop tard, dit-il. Nous allons le transporter à l’intérieur, dans la salle A-3.

Les deux autres colonels réalisaient non plus la gravité de son état, mais le fait qu’il était décédé subitement. Ils échangèrent un regard dans lequel à la consternation se joignait une sorte d’épouvante. L’amitié entre eux n’avait jamais réussi à s’arrimer, malgré toutes ces années de mission et celles qui suivirent. Il leur semblait qu’à nouveau, sa lâcheté l’emportait au moment précis  des chats sortaient du sac. Lors de leur dernière rencontre au café, il avait poussé certaines portes que Hai jugeait à demi-entrouvertes, nécessitant plus d’approfondissements. Il devait revoir sa tactique, sachant fort bien que ce n’est absolument pas le colonel obèse qui la ferait progresser.

Une heure plus tard, toujours assis dans le couloir attenant à lA-3, l’urgentiste sortit et se dirigea vers eux.

- Vous connaissez bien cet homme ?

- Il a été notre camarade d’armes durant la guerre, répondit Hai.

- Nous devons obtenir une autorisation signée de la part d’un membre de sa famille afin de procéder à une autopsie, car cette mort subite nécessite plus d’éclaircissements. Mais, à première vue et à la suite de mon examen, tout m’apparaît se diriger vers un très sérieux ACV. Une question que le pathologiste pourra éclaircir : comment expliquer que cette attaque vasculaire grave peut-elle provoquer la mort en moins d’une demi-heure ?

- Il nous est impossible de vous renseigner sur sa famille. Il demeure à Saïgon, c’est la seule information que nous possédons.

- Soyez sans crainte, sa carte d’identité nous permettra de la retracer rapidement, pas aussi vite que les dégâts engendrés par l’AVC. Au revoir, messieurs.

Alors que Hai et Ba demandaient qu’on appelle un taxi afin de les mener au café Nh Sông, une voiture s’arrêta devant eux, laissant descendre une dame portant un poupon dans ses bras. Ils s’y engouffrèrent et quittèrent l’Hôpital Tu Du.

La dame se présenta au comptoir des informations, désirant rencontrer un responsable des services sociaux. On l’invita à s’asseoir. Le bébé emmailloté reposait calmement. Il n’avait guère plus de deux semaines.

Une employée arriva prestement, la salua, l’invitant à la suivre au bout du couloir qui conduisait à la salle A-3, son bureau se trouvait un peu plus loin.

- Madame, comment puis-je vous aider ? Mais d’abord, votre nom ?

- Je m’appelle Monica Fernandez.

- Vous n’êtes pas vietnamienne.

- Espagnole.

- Vous demeurez à Saïgon.

- Je suis propriétaire, avec mon mari, du restaurant OLÉ situé dans la rue Lê Thánh Tôn.

- Votre enfant présente un problème particulier requérant les services à l’enfance ?

- Il ne s’agit pas de mon enfant.

- Parfait, alors qui sont ses parents ? Vous les connaissez ?

- Le fils d’une de mes employées.

- Elle ne peut vous accompagner, à ce que je vois.

- En effet, elle a quitté la ville, la nuit dernière ou très tôt ce matin.

- On vous a demandé de prendre charge du bébé ?

- Pas exactement.

- Pourriez-vous me donner plus de détails ?

- Cette jeune fille est à mon service depuis plus d’un an. Elle n’est pas mariée.

- Je vois.

- Sa rencontre avec un de nos clients remonte à l’époque  je l’ai embauchée. Ce type est américain. Il a disparu dans la nature après l’avoir mise enceinte.

- Je commence à me faire un portrait de l’histoire.

- Le bébé, je l’ai découvert ce matin, déposé dans un panier sur le pas de ma porte de chambre à coucher. Comme c’est journée nationale, je ne savais pas si les hôpitaux fonctionnent normalement ou au ralenti. J’ai pris une chance et me suis rendue ici.

- Vous avez fait exactement ce qu’il fallait. Vous comprendrez que pour moi, vous n’êtes pas complètement étrangère au dossier que je vais ouvrir, mais une question d’ordre administratif s’impose : êtes-vous en possession d’un visa de travail vietnamien ?

- Je vous le montre.

Monica allongea le bébé sur la chaise à sa gauche avec une ineffable précaution, sortit le document en question, le présenta à la préposée qui le scruta avec grande attention.

- Merci, tout est en règle, madame.

Elle reprit le bébé dans ses bras et l’employée poursuivit sa ribambelle de questions.

- À un certain moment de la grossesse de votre employée, vous est-il apparu nécessaire de lui demander de s’absenter ?

- Vous voulez dire que si en raison de son état, je l’aurais renvoyée.

- Oui, cela pourrait se traduire ainsi.

- Cette grossesse, nous l’avons vécue ensemble, ainsi que tous ceux et celles qui travaillent au restaurant. Nous formons une famille. Mon mari l’a accompagnée à l’hôpital, pas ici toutefois, afin qu’elle puisse bénéficier des services indispensables à son état.

- Et c’est vous, je veux dire votre mari et vous, qui avez défrayé les coûts médicaux ?

- Entièrement.

- Je vois là une très grande générosité de votre part. Vous a-t-elle laissé entendre qu’elle se rendrait dans sa ville natale pour l’accouchement près de sa famille ?

- Vous connaissez le Vietnam mieux que moi, cela était hors de question.

- Quand le bébé est-il né exactement ?

- Le 17 avril dernier, durant la nuit. J’étais avec elle à ce moment-là.

- Vous l’avez revue depuis cette date ?

- Nous avons fortement insisté pour qu’elle laisse sa chambre dans un immeuble tout près du restaurant et s’installe chez nous une fois l’enfant arrivé.

- A-t-elle accepté ?

- Oui. Nous lui avons aménagé une chambre sur un palier inoccupé de la maison et déménagé notre chat dans une clinique pour animaux, afin d’éviter des contacts qui auraient pu lui nuire autant ainsi qu’à l’enfant.

- A-t-il un nom ? Est-il enregistré auprès du comité populaire de votre quartier ?

- Rien de cela n’est fait.

- Vous pouvez m’attendre quelques instants, je dois m’entretenir avec ma supérieure immédiate. Nous avons un enfant sur les bras, vous plus que moi, alors il est important que nous envisagions une solution à court terme. Le long terme viendra plus tard.

- Je vous attends.

La dame quitta la pièce. Ouvrant la porte, Monica vit passer une longue civière que poussait un employé de l’hôpital. Sur celle-ci, un linceul recouvrait un cadavre.

Une trentaine de minutes après, la dame revint.

- Vous êtes catholique ? La question étonna Monica qui acquiesça sans aucune hésitation. Ma supérieure tient à vous manifester sa plus profonde gratitude pour les gestes que vous posez envers cette femme et son enfant. Elle me demande s’il vous est possible de le garder chez vous, pour une courte période de temps ? Les services que nous représentons s’engagent à vous dédommager.

La copropriétaire du restaurant OLÉ, pas complètement étonnée par la demande, ne réfléchit qu’une seconde.

- Nous sommes prêts à nous en occuper. Mon mari et moi souhaitons un retour de sa mère. J’aurais une question.

- Allez-y sans gêne, madame.

- Risque-t-elle des représailles, comme une accusation d’abandon d’enfant ?

- La situation est délicate. Nous ne connaissons pas ses intentions, de même que ses projets. Puisque l’enfant n’est pas en danger et advenant qu’elle nous revienne, je serais surprise que nos services la harcèlent.

- Cela renforce notre décision. Si vous le permettez, je vais vous quitter, ce nourrisson réclame un biberon.

- Je vous laisse ma carte. Vous me rejoignez en cas de besoin.

Les deux femmes se donnèrent une poignée de mains. Monica retournait au restaurant.

 

C’est étrange comme on se rassure

 

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