vendredi 8 avril 2022

LE CHAPITRE - 3 A -

                                                                         3A

 

    Mister Black passa le reste de la nuit, enfermé dans une cellule au poste de police du District 1. On avait pris la précaution de lui enlever sa carte d’identité ainsi que sa ceinture. Répondant à la question lui demandant de fournir un numéro de téléphone afin de rejoindre sa famille, il tourna sèchement la tête, se réfugiant dans un mutisme complet. L’officier de service examina dans le détail son carnet de dessins, souriant à l’occasion.

- Tu as du talent mon gars, mais souiller les murs de la ville, c’est contraire à la loi. Sais-tu combien il en coûte pour tout nettoyer ?  

Aucun mot ne sortit de la bouche du graffitiste qui dut partager le cachot d’un ivrogne vomissant autour de lui. Pour sa première expérience carcérale, il laissa vagabonder son imagination, retenant quelques images pour de futurs croquis.

Y passerait-il plus d’une nuit ? Comment aviser Lotus de la fâcheuse position dans laquelle il se retrouvait ? Il s’inquiétait de son incapacité à informer les membres de Janus sur la tenue d’une prochaine réunion. Subirait-il un interrogatoire ? Si oui, l’investigation dépasserait-elle le simple fait d’avoir barbouillé des murs ?

Il connaît bien l’influence de la police, tout comme il lui était impossible d’oublier les deux années de service militaire obligatoire pour tous les jeunes gens vietnamiens. Période difficile, principalement en raison de l’obligation à cacher son homosexualité auprès des autres pour qui cela répugnait. Un jour, à la caserne, quelques militaires de deuxième année dont le départ était éminent, soupçonnèrent un bonhomme à l’allure efféminée d’afficher des penchants uranistes ; on lui fit subir des supplices atroces. Le graffitiste assista sans broncher au martyre de la victime, résistant à la volonté de lui porter secours, se résignant à en tirer un avertissement personnel.

La nuit passait lentement. Le soulard s’endormit dans ses déjections, ce qui permit à Mister Black d’attendre la suite des choses avec une patience que seules les odeurs nauséabondes troublaient.

Au changement de garde, un second officier qui lui sembla plus haut gradé que celui de la nuit dernière, l’invita à sortir de ce cloaque, le conduisit dans un bureau climatisé et lui offrit un café.

- Tu n’en es pas à ta première infraction. Les plaintes emplissent un dossier de plus en plus volumineux. Est-ce que tu agis seul ?

Face au refus du jeune homme à répondre, le policier, sortant une matraque longue d’un mètre, lui asséna un coup à l’épaule.

- Tes mains sont importantes, mon homme. Une autre fois sans répondre et tu en perds l’usage à tout jamais.

La menace atteint son but.

- Oui, j’agis seul.

- Pourquoi je te croirais ?

- Les dessins ne sont pas assez nombreux pour être l’oeuvre de plusieurs personnes.

- Cette personne, c’est toi ?

- Oui, monsieur.

- Tu sais que c’est interdit.

- Oui, monsieur.

- Où demeures-tu ?

- Pas de résidence fixe.

- Tu erres dans la ville ?

- Je travaille dans le port comme débardeur de 15 heures à 3 heures de la nuit. Après...

- Tu enfreins la loi ?

- Je dessine, monsieur.

Sans tourner à l’affrontement, il devint évident pour les deux hommes qu’il y avait anguille sous roche. Le policier, souhaitant lui tirer les vers du nez, amena le noctambule sur ses activités illicites ayant pour décor le parc de la rue Phm Ngũ Lão ainsi que le squattage du President Hotel. De son côté, Mister Black cherchait à cacher l’existence de Janus.

Des noms furent lancés, des photos présentées.

- Tu connais ?

- Monsieur, je vis la nuit, il m’est impossible de reconnaître ces gens, les photos ont été prises de jour.

- Il arrive parfois que l’on quitte sa niche.

- Une seule chose m’intéresse, c’est la peinture.

- Je dois admettre que tu as du talent. Tu tiens cela de ton père américain.

- Je ne l’ai jamais connu.

- Je vois. Ta mère vit à Saïgon ?

- Non. Vous savez que le fait d’avoir un enfant sans mari est mal vu.

- Un père étranger n’arrange rien.

- Noir.

On s’avançait en terrain miné. Un constat apparut au policier. Ce jeune homme d’une trentaine d’années, à l’époque de la fin de la présence américaine au Vietnam, ne pouvait avoir connu autre chose que la nouvelle ère. Est-ce que sa mère fut collaboratrice par l’entremise de ce GI’s ? Dans quel esprit avait-elle élevé son fils ? Deux hypothèses : la rancune ou la vengeance. Il ne saurait dire.

- Tu peux reprendre tes choses et partir. Sache toutefois, que si on te reprend à profaner les murs de la ville, tu passeras devant un juge qui risque d’être moins compréhensif que moi. Finalement, si tu as des informations au sujet du parc ou du squat, j’apprécierais que tu nous les fournisses.

- C’est noté, monsieur.

À huit heures, Mister Black se doutant que le café où Hoa travaille soit ouvert, s’y rendit, serrant son carnet à dessins sur sa poitrine.

 

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    Vendredi et la pluie inonde les rues. Le système d’aqueduc de la ville de Saïgon est vétuste et aucun plan de réfection n’est envisagé par les autorités en raison des coûts astronomiques que cela exigerait. Les gens sont accoutumés à rouler dans les flaques d’eau mouillant de surprenantes étendues : motocyclettes étouffées, piétons éclaboussés, trottoirs envahis. Et la pluie n’en finit plus.

Les averses ressemblent souvent à des déluges qui, tant bien que mal, peinent à rafraîchir le temps avant l’inévitable retour de cette humidité qui colle à vous comme une seconde peau. Les urbains, occupant le rez-de-chaussée des maisons, subissent le désagréable inconvénient de devoir s’armer d’une raclette afin de pousser les eaux vers des caniveaux surchargés. Les enfants nus se douchent sous les gargouilles qui dégorgent à pleins jets.

Si vous logez en ville, ça peut aller pour un certain temps, mais vivre reclus, prisonniers de tranchées dans les forêts moites du Mékong, réussissant péniblement à maintenir en feu votre mégot de cigarette, cela revêt une tout autre allure. Les hommes de la Phalange, redoutant ces coups intempestifs de la nature, n’ont qu’à attendre, espérant leur durée temporaire.

Ils ne savent pas pourquoi Một les oblige à cette tâche ardue et combien ingrate, de creuser des tranchées pour y passer la nuit. Les habituer à des manoeuvres futures ? Casser leur caractère ? Imposer son autorité, en les astreignant à ces travaux aussi inutiles que fastidieux ? Il aurait été si simple d’investir les maisons abandonnées tout au long de leur route. Les trois colonels ne descendaient jamais dans ces trous à rats, s’arrogeant le privilège de choisir l’endroit où passer la nuit afin de s’y réfugier lors d’intempéries et attendre la suite des choses.

Les Vietnamiens détestent autant la pluie que le soleil. Ils s’en protègent avec les moyens du bord. Les mercenaires de la Phalange, entraînés à la dure, ne pouvaient manifester leur mécontentement, encore moins grogner contre des ordres incongrus. Que certains bénéficient d’avantages, d’autres, pas, relèvent de la condition humaine. Un jour viendra, bientôt peut-être, que le dernier se retrouvera le premier, d’ici là... espérer.

Rien de plus ingrat que cette langueur que rien ne meuble. Ils l’apprirent rapidement. Durant ces assommantes périodes, on leur interdisait de parler. D’ailleurs, le silence s’imposa dès les premiers jours, les premiers kilomètres, comme étant la règle numéro un. Le colonel parlait, le soldat se taisait. Le colonel lui adressait une question, le soldat se taisait. Exigence capitale !

p-24 M, sourd-muet de naissance, n’eut pas l’autorisation d’enseigner le langage des signes à ses confrères. D’ailleurs, sa présence n’était pas prisée, sa différence gênait et on la lui fit sentir par des gestes brutaux. Agressé à tout moment, il devint au service de leurs caprices, devant les suppléer dans l’exécution de labeurs éreintants, comme achever de creuser la tranchée, transporter les victuailles, s’occuper de la lessive, vider les latrines. Ne sachant pas se défendre, enfermé à jamais dans son infernale mutité, le jeune soldat - le plus jeune de tous, il ne devait pas avoir 20 ans - se pliait aux contraintes croissant de jour en jour. Jusqu’à ce que Ba, témoin de son calvaire et l’augmentation de son tourment, intervint, le libérant d’une certaine façon ; sous sa tutelle, cela n’améliora aucunement sa condition d’homme.

 

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    Trempé jusqu’aux os, Mister Black arriva au café Nh Sông que quittaient les derniers clients pour se rendre au travail. Hoa, la serveuse tatouée, ne laissa paraître aucun signe d’inquiétude, mais son impatience à savoir ce qui lui était advenu, la démangeait. Installé à la dernière table, celle située près du fleuve dont le niveau d’eau s’était accru suite à cette pluie qui assourdissait les bruits de la ville, son cahier à dessins devant lui, il entreprit d’y griffonner à main levée cet in-pace dans lequel il venait de passer la nuit.

Elle s’approche, un café à la main.

- Tu es tôt ce matin.

- Contre ma volonté.

- Je sais.

- Oui ?

- J’ai vu.

L’échange, bref et concis, respectait les consignes données aux membres de Janus. Ne rien aborder qui puisse être décodé ou mettre la puce à l’oreille. Lotus et Thi apparurent.

- Tu n’es pas au boulot ? Demanda le graffitiste à son compagnon de vie.

- Pris congé.

- Indisposé ?

- Pas dormi de la nuit.  

Dans le regard de Lotus transperçait l’agitation dans laquelle il vécut ces quelques heures sans autres nouvelles que celles transmises par le jeune poète. Toute la nuit, arpentant inlassablement les corridors de leur planque du President Hotel, il jetait des coups d’oeil à l’extérieur souhaitant y voir arriver Mister Black.

Fidèle comme Pénélope, Thi s’y présentait aux heures, l’informant des résultats de ses recherches. Le “toujours rien” qu’il rapportait régulièrement, amplifiait ses craintes. De quel ordre ? Savoir que les autorités venaient de mettre la main au collet d’un membre de Janus ? Une arrestation en lien avec ses graffiti ? Une simple enquête sur son identité ? Son amant avait-il une double vie ? Toutes ces questions le troublaient, mais il maintenait le cap : cet homme était le sien. Point final.

Les trois jeunes gens, utilisant un mot de passe, déguerpirent en direction du President Hotel ; ils y seraient plus en sécurité pour discuter. Il leur fallut moins de vingt minutes pour y arriver. Installés dans le squat qu’investissent Lotus et Mister Black, essoufflés d’avoir eu à grimper les nombreux escaliers menant au dernier étage de cet endroit mythique, ils n’auraient plus besoin de faire attention à ce qu’ils diront.

Le graffitiste déballa les détails de sa mésaventure, s’interrogeant sur une nouvelle manière de transmettre les messages annonçant la tenue d’une rencontre. L’avertissement du policier ne pouvait être plus clair, les dessins sur les murs lui étaient désormais associés, on devait repenser la méthode de communication. Cela relèverait de la responsabilité de leur chef, Lotus.

- Crois-tu que les policiers alimentent des soupçons quant à l’existence de Janus ?

- Difficile d’y répondre, ils sont sournois. Ils tournent autour du pot dans lequel on te laisse penser que du miel se trouve à l’intérieur. On surveille ton langage corporel, relance la même interrogation en d’autres mots, cherchant dans la réponse ce qui diffère de ta première explication. Une sorte de torture semblable à celle que tu ressens devant un examen auquel tu ne t’es pas préparé.

- On t’a demandé si tu avais des complices, questionna Thi.

- Des photos. On m’a présenté des photos prises surtout dans le parc Phm Ngũ Lão.

- Tu as reconnu des gens ?

- Oui, mais j’ai joué l’innocent.

- Des nôtres ?

- Hoa.

Lotus ne conclut rien sur ce qu’il venait d’entendre. Devait-il, pour un certain temps du moins, éviter de tenir des réunions du groupe, se doutant que le graffitiste devenait la piste que suivraient les autorités afin de classer l’affaire des dessins sur les murs, s’assurant qu’il s’agit des élucubrations d’un artiste en manque de lieux d’exposition, rien de plus.

Ayant passé la majorité de sa vie en plein climat de suspicion, de cachette et de silence, il apprit très tôt que les bras de la police sont longs, la mémoire, toujours active et surtout, l’immense patience de ceux qui cherchent, de ceux qui nourrissent des doutes. Son père le lui avait enseigné et combien de fois répété : lorsque tu es marqué, c’est pour toujours. Les erreurs ne proviennent pas du côté de tes ennemis, que du tien.

Il fut convenu qu’on se ferait discret pour quelques semaines : les réunions de Janus, suspendues le temps de retomber sur leurs pieds et structurer la prochaine marche à suivre ; les échanges électroniques avec les USA, stoppés, les incursions de nuit et de jour dans le parc Pham Ngu Lao, interrompues, les dessins sur les murs, terminés.

En bon tacticien, Lotus décida que l’idée de quitter le President Hotel représentait un danger supérieur à celui d’y demeurer. Les policiers savent  que Mister Black y réside et ont mis le squat sous surveillance, alors le fait de ne plus le voir rôder dans le quartier accentuerait leur méfiance. Il valait mieux continuer leur petit train-train habituel, faire comme si de rien n’était, se placer en position expectative souhaitant que tout rentrerait dans l’ordre.

 

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    Milieu d’avant-midi, les touristes étrangers, à leur ixième bière, alimentent des propos de plus en plus irréalistes sur la vie à Saïgon. La Guerre du Vietnam, toujours omniprésente dans leurs propos, la difficile transition vers une économie de marché réelle qui, selon quelques-uns d’entre eux, ne peut s’accoupler qu’avec la démocratie à l’occidentale, la lenteur dans la modernisation des villes qu’ils expliquent par le fait que ces pauvres gens arpentant les rues, n’ont rien d’autre à faire que quêter ou vendre des babioles “made in China”.

Leurs superficielles discussions, pimentées de railleries, relèvent du colonialisme, à tout le moins d’une bravacherie vaniteuse et prétentieuse. Il s’en dégage un mépris fondamental pour cette civilisation qu’on juge moyenâgeuse et définitivement ancrée dans les vicissitudes du Tiers-monde.

Dans les faits, ils profitent d’elle, car vivre à Saïgon, en 2005, c’est vivre à bon marché ; il faut couper les prix par dix si on les compare aux pays occidentaux les moins développés. Mais là  vraiment l’attitude devient arrogante, c’est lorsqu’ils s’amusent à flirter avec les filles qui répètent mécaniquement leur boniment de vendeuses, s’arrêtant à ce café pour offrir des objets qu’elles désignent comme étant des souvenirs. On se moque, mais elles ne comprennent rien à leurs propos débités en anglais ; on tente de leur caresser les fesses comme s’il s’agissait d’objets bon marché.

Rien de brillant dans leurs propos sexistes, racistes et machistes, ils n’ont pas conscience qu’ils se ridiculisent eux-mêmes aux yeux d’une population qui a un urgent besoin de leurs dollars et pour certains, prêts à tout pour se les procurer que ce soit par la rapine, le tapin, le tout enrubanné de mensonges. Laisser croire qu’on accepte d’être au service des caprices des clients ne vise qu’un seul objectif, leur porte-monnaie.

La société vietnamienne est masculine ; l’homme agit en maître absolu. Il ne faut donc pas se surprendre que ces femmes, jeunes pour la plupart, sachent bien manoeuvrer, laissant croire à ce type de touristes qu’ils peuvent s’amuser avec elles, en autant qu’ils sachent être généreux.

Elles repassent régulièrement, offrant toutes les mêmes choses, s’adressant toujours au même homme, celui qu’elles ont apostrophé la veille, laissant l’impression qu’elles ne reviennent que pour lui. Cela fonctionne, car l’élu s’en glorifie. La flagornerie fonctionne bien, de sorte qu’elles repartent un peu plus riches qu’à leur arrivée.

La pauvreté rurale fait grimper la population de Saïgon. Difficile d’y trouver un emploi, davantage un logement abordable, les prix étant au-delà des possibilités de payer des gens qui n’ont pas la chance d’être reçus chez des membres de leur famille. Il n’est pas rare de retrouver, sur les rives du fleuve, des gourbis rudimentaires dans lesquels s’entassent plusieurs personnes. Les autorités nettoient qu’un nouveau campement se construit à quelques pas de là, aussi délabré que ceux qui furent détruits.

Nos buveurs étrangers logent dans les grands hôtels, mènent une vie de pacha et aucunement ne s’attendrissent devant l’insalubrité accrochée comme des teignes à une certaine partie de la population. Leurs vastes analyses de la situation vietnamienne ne prennent pas en compte qu’il y a moins de trente ans, ce pays dévasté, au bord de la ruine économique et de l’incertitude sociale, dut se retrousser les manches pour prendre son destin en main. Une nation amputée de près de trois millions de gens massacrés par les guerres, un territoire devenu stérile à la suite des déversements sauvages de l’agent orange/dioxine, une patrie dont la moyenne d’âge tourne maintenant autour de vingt-cinq ans.

Ce n’est pas à proprement parler de l’égocentrisme, c’est plus de l’ordre du je-m’en-foutisme. “Ils l’ont voulu leur communisme, alors qu’ils vivent avec.

L’atmosphère noyé de rires et d’alcool changea tout d’un coup alors que trois hommes apparurent.

Trois anciens colonels.

 

Les amertumes et les soucis

Sont-ils donc ces moments bien finis,

Où riant au soleil,

 

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