samedi 30 avril 2022

chapitre - 8C -

                                                                     8C

 

    Personne. Thi trouva la situation étrange, lui qui avait la fâcheuse habitude d’être le dernier arrivé au squat du President Hotel. Il savait que les deux locataires ne verrouillent jamais la porte lorsqu’on a programmé une réunion du groupe Janus. Ils attendaient la venue des autres membres, installant des nattes par terre afin d’accommoder tout le monde.

Il décida d’attendre quelques minutes, se doutant qu’incessamment quelqu’un se pointerait le bout du nez. Campé près de la fenêtre, il prit son cahier de notes duquel il tirait des pages afin d’écrire. Faire une synthèse de l’histoire autour de laquelle s’aggloméraient des gens hétéroclites. La présence de la docteure Méghane le réjouissait. Ce fut sa première idée, sauf que les dernières nouvelles compliquaient le scénario : l’entrée en scène de son père ; la fermeture du café ; sa collaboration aux recherches de la médecin. Il cherchait à éclaircir ce méli-mélo lorsqu’un des membres du groupe se présenta.

- C’est horrible ! Dit-il, reprenant difficilement son souffle.

- Que se passe-t-il ? Les autres ne viennent pas ? Lotus et Mister Black ne sont pas avec toi ?

- Tout simplement catastrophique, furent les seules paroles que son collègue put dire avant de carrément s’effondrer sur le tapis.

- Peux-tu m’expliquer ?

- Mister Black s’est jeté en bas du pont de la rue Calmette.

- Quoi ? Tu es sérieux ?

- Les services d’urgence récupèrent son corps en ce moment même.

- Le pont Calmette, mais c’est l’endroit le plus à sec du fleuve.

- Il faut attendre le résultat des recherches, mais il s’est fracassé le corps en se projetant dans le vide. Les deux côtés de la rive, du District 1 au District 4 sont sécurisés.

- Lotus est là ?

- Oui, avec les autres membres du groupe. Je ne pouvais plus supporter le spectacle, alors je suis revenu.

Thi ne parvenait pas à se faire à l’idée de la tragédie et redoutait l’effet qui s’en suivrait. Sa dernière visite au squat, ici dans cette pièce, lui revint en mémoire. Le grand mulâtre étendu, inerte, ne manifestant aucun intérêt, ne pouvant ni dormir ni manger. Il devait souffrir au point que l’unique solution aura été de mettre fin à ses jours. Ne demandait jamais d’aide ; ne parlait presque plus ; ne dessinait plus. Sa passion l’avait abandonné ou alors c’est lui qui ne pouvait plus alimenter cette flamme qui, toujours, brillait dans ses yeux lorsqu’il se concentrait sur sa planche à dessin.

Elle était là, au pied du lit, refermée à tout jamais. Fallait-il l’enlever du regard de Lotus afin qu’elle ne le hante pas ? Comment aborder le sujet lorsqu’il rentrera, entièrement démoli par la catastrophe ?

Le jeune poète entendit des pas dans le couloir. Ils étaient nombreux à accompagner le leader du groupe, défait.

- Nous avons un ordre du jour chargé, alors commençons.

Personne n’osa dire quoi que ce soit. Ce dut être la même chose entre le pont de la rue Calmette et le President Hotel. Personne ne disait quoi que ce soit. Les regards se perdaient, tanguaient de l’un à l’autre, revenaient vers Lotus qui ravalait sa peine.

- Je crois qu’il serait peut-être plus important que tu racontes ce qui s’est passé, reprit Thi, se faisant l’interprète de ses collègues. Il ne faut pas garder cela en toi. Je ne veux rien brusquer, comprends-le bien.

Le leader du groupe se leva, se dirigea vers la fenêtre de laquelle il espérait que la petite brise de Saïgon lui souffle les paroles qu’il allait dire. Il respira profondément, proposa de faire du thé qu’un des membres de Janus s’empressa de préparer. La bouilloire sifflait, une boîte métallique s’ouvrait, puis se refermait, des tasses s’entrechoquaient alors qu’une interminable attente s’abattait sur la pièce.

Les vigiles du café Nh Sông rangèrent leurs notes prises lors des périodes de guet et d’observation. Les autres éteignaient leur portable.

- Mister Black a choisi de partir. Nous en avons discuté ce matin, suite à une autre nuit sans sommeil. Son état se détériorait lamentablement, ne mangeant pas, ne buvant pas et n’ouvrant plus devant moi son cahier à dessins. La lucidité que tous nous lui connaissions, jamais n’aura fui ; elle bafouillait parfois, ne sachant plus exactement les mots pour dire les souffrances qu’intérieurement le grugeaient. La noirceur le paralysait. Combien de fois, regardait-il ses mains, puis repoussait le cahier qu’il n’ouvrira plus. Les premiers jours, alors que le tigre entrait en lui, c’est ainsi qu’il nommait les dépressions successives qui s’ajoutaient les unes aux autres, sans jamais avoir eu la décence de s’abstenir, elles s’accumulaient goulûment, coltineuses de plus en plus de souffrances.

Lotus fit une pause permettant à chacun de verser le thé dans leur petite tasse.

L’esprit sensible du jeune poète voyageait à folle allure, des impressions étonnantes le ramenant aux expériences sur la mémoire qu’il allait poursuivre dans l’avant-midi. 

Jusqu'où peut mener cette impression fastidieuse de continuellement pourrir dans une tranchée sinistre qui vous enserre dans son oppressant étau ? Empêche-t-elle, vous cloîtrant entre des murs qui de plus en plus rétrécissent, de chercher à respirer autre chose que le fétide des pensées qui vous envahissent ? Devient-on des “à fleur de peau”, qu’un moindre souffle irrite ? Se reconnaît-on là  nous sommes, où ailleurs déjà. La déchirante sensation d’être l’ombre d’un corps étranger, désemparé dans le temps et perdu dans des espaces nouveaux, si inquiétants ? Les mots se dérobent-ils à leur sens initial pour se tapir nerveusement sous des baragouinages que vous n’arrivez pas à comprendre ?

Le leader reprit la parole.

- La situation dans laquelle on l’a conduit bien malgré lui, je croyais que ma présence l’allégerait. Ça n’a pas suffi. Il ne voulait ni consulter un médecin ni quitter Saïgon, seulement se claquemurer, ici, se laissant envelopper par une totale inertie. Depuis quelques jours, il ne parlait plus qu’à lui-même, à son intérieur qui graduellement se décomposait. C’est là que j’ai opté pour le silence, mais si désireux de l’entendre encore. Ce matin, tout a été différent. Nous n’avions pas dormi de la nuit et à ma grande surprise, il s’est levé ; titubant, il s’est dirigé ici, là  je suis maintenant, laissant son regard balader entre le nord et le sud qu’il ne distinguait que partiellement, car il cherchait beaucoup à orienter sa vue quelque part en particulier sans pouvoir le repérer. Il s’accorda quelques minutes avant de parler. Il a refusé le thé que j’ai proposé de faire. J’avoue qu’un instant, un espace très court, j’ai cru qu’il allait enjamber la fenêtre pour se laisser tomber dans la rue. Non, pas maintenant, me suis-je dit, alors qu’il devenait clair à mon esprit que cette pensée non pas le hantait, mais avait pris forme en lui. Se retournant vers moi, cadavre déjà, il m’a souri comme celui qui s’en va et souhaite laisser une ultime image pure et originelle. “ Je pars... “ a-t-il dit d’une voix si faible que seul le silence du matin m’a permis de l’entendre. Je n’ai rien ajouté. Il a repris, ajoutant de la crédibilité à sa décision : “ Tu resteras. Tu continueras. “  Je savais ce qu’il m’annonçait.

Les membres du groupe Janus, suspendus aux lèvres de leur leader, certains la tête baissée, d’autres des larmes aux yeux, observaient un silence monacal.

- Puis revenu vers le lit, il s’est étendu comme si une grande orchidée noire s’y déposait. Je sentais qu’il avait beaucoup à raconter dans les si courts instants que sa fragilité nous accordait. Toujours je me taisais. Soigneusement, j’ai déposé sa tête sur mes genoux. Ma main glissait sur son front, maintenant froid et insensible à mon toucher. Il fermait les yeux pour les rouvrir presque aussitôt. “ Je n’aurai jamais connu mon père. Il me manque tellement.”  Ces paroles, il les arrachait à un si lointain passé, aussi inconnu qu’inaccessible. Je retenais mon âme pour ne pas qu’elle implose et le blessent davantage de ses débris. Sa souffrance portait deux soutiens, j’en étais maintenant assuré. Ce qu’il dit par la suite aura dû attendre un très long moment. Comme j’aimerais qu’il puisse encore perdurer. Il s’était fatigué à demeurer debout, là, il reposait. “ Tu diras à maman que je l’aime, mais... “ La phrase exigeait de lui tant de ce qu’il n’avait presque plus, il ne l’a pas achevée. Elle s’inscrivait dans son testament, dont il me faisait l’exécuteur. Il s’est passé une ou peut-être deux heures avant qu’il ne me revienne. Ouvrant les yeux, m’apercevant, il a eu un sourire qui, pour un instant, m’a semblé optimiste. Aucunement. “ Janus doit continuer. Toi aussi. Je te demande de me conduire au pont de la rue Calmette.” Son plan venait d’être finalisé. Il devait être environ 18 ou 19 heures. Je savais que nous avions une réunion cette nuit. Ici. Devais-je m’y rendre seul avec lui ou attendre la venue de quelques-uns d’entre vous ? Je voulais, du moins je l’espérais, qu’à la vue de certains, il aurait pu modifier son dernier dessein. Non. J’ai laissé la porte déverrouillée comme à l’habitude, une courte note rapidement tracée sur un bout de papier. Nous sommes partis. Il marchait péniblement, accroché à mon bras. Nous nous sommes arrêtés à tous les paliers, ce qui lui permettait de s’asseoir, reprendre son souffle haché par la fatigue. Avait-il peur ? Je ne le crois pas, du moins il n’en a pas glissé un mot. Il s’en allait. C’est tout. Il avait irréversiblement déchargé sa batterie, ne conservant que quelques volts pour monter à l’échafaud. À l’extérieur, dans la rue Trần Hưng Đạo, adossé au mur du President Hotel, il a respiré profondément le petit vent de Saïgon. J’ai hélé un taxi. Nous sommes partis. Le chauffeur, voyant l’état précaire dans lequel Mister Black se trouvait, a proposé de rapidement nous diriger vers l’hôpital le plus près. Le remerciant, je lui ai indiqué de nous conduire vers le pont de la rue Calmette. Il a certainement compris que je ne souhaitais pas entreprendre une conversation et a démarré la voiture qui s’est emballée sur les chapeaux de roues.

L’épuisement émotionnel amplifiait au fur et à mesure que Lotus ajoutait un fait à celui qu’il venait d’énoncer. Sa voix s’enrouait davantage ; ses yeux papillotaient ; son coeur commençait à n’en plus pouvoir. Malgré tout, il se rendrait jusqu’au bout, se foutant de la condition dans laquelle on le retrouverait à la fin.

- Le trajet m’est apparu si court, trop court. Saïgon ne savait pas que cette voiture transportait un condamné... un condamné à sa propre mort. La ville hurlait tout autour. Les gens déambulaient dans les rues comme si rien de particulier ne se déroulait. Par malchance, nous n’avons pas eu à nous arrêter aux feux de circulation, les verts nous ouvraient la route l’un après l’autre, pavant l’ultime voie d’un tel détachement que cela m’est apparu d’une ironique indifférence. Le chauffeur ne prenait pas de raccourcis, il s’y rendait directement. Mister Black, à la hauteur de la rue Bùi Viên, a pris ma main. Il m’a semblé qu’il y imprimait un dessin, tout en couleurs sombres. Sans la serrer, il s’y accrochait comme le noyé à son sauveur. Les larmes me sont venu aux yeux. Pudiquement, je les ai essuyées, car le chauffeur me surveillait dans son rétroviseur. La rue Calmette approchait. Afin de ne pas éterniser la présence du conducteur de taxi, j’ai préparé les billets pour régler la course et ainsi lui permettre de dégager prestement. Le compteur tournait... ses chiffres verts clignotaient à un rythme stéréotypé... cela s’est arrêté sur le coût final de la course. Jamais je ne pourrai oublier ces chiffres: 33 000 dongs. Je les ai associés à mon amoureux et à moi. Deux fois le nombre 3, trois fois le 0. À ma demande, la voiture s’est arrêtée au milieu du pont. Nous sommes sortis. La voiture-taxi s’est empressée de partir. J’ai attendu. Mister Black, appuyé à la rambarde, se savait arrivé à destination. La nuit approchait. Le petit vent de Saïgon, converti en une légère brise fraîche. Il n’y avait plus rien à dire. La séance au parloir prenait fin, ici... Là, il s’est retourné, a regardé le fleuve qui, à cet endroit, est presque à sec. Il n’allait pas se noyer, il allait se broyer le corps. Ce corps que je connais trop bien et cette âme qui m’aura été interdite d’accès. S’est approché de moi. Son haleine était celle de celui qui ne vit plus. M’a embrassé. Je pleurais comme l’enfant qui voit sa mère partir. “Jure-moi que tu continueras.” J’ai juré. En quels mots, je ne m’en souviens plus. Je ne saurai jamais si se projeter dans un fleuve asséché était vraiment ce qu’il souhaitait. Il voulait tout simplement noyer ses souffrances. “Aide-moi.” Ce sera la dernière fois que le son de sa voix me sera parvenue. Je ne sais pas  il est parti, seulement qu’il ne reviendra plus. Puis, l’ayant soutenu une fois assis sur le parapet, il s’est laissé tomber dans ce vide. J’ai bien entendu ce qu’il cria : “Papa.”

Ce dernier mot glaça d’effroi toute l’assemblée. Aucun ne savait comment retenir ses larmes, échappant des sanglots qui éclataient aussi rudement que le flop du corps de Mister Black s’écrasant dans le lit vide du fleuve.

- Suis resté là. Veuf abasourdi et incrédule. N’ai pas regardé en bas. Brisé, autant que ce rompu qui me laissait pour se retrouver. N’ai plus rien entendu d’autre que l’ignoble réalité de la ville. Inconscient et sourd, je cherchais à remonter le temps, souhaitant qu’au bout du tablier du pont de la rue Calmette, un grand mulâtre m’apparaisse, hurlant qu’il venait de trouver une idée géniale. Personne au bout du pont. Qu’un vide enveloppant, un appel à sauter dans ses bras. N’ai pas entendu mon nom hurlé à côté de moi. C’était l’un d’entre vous, puis un autre. Un troisième composait le numéro des urgences. Puis l’attente. L’arrivée d’une ambulance. Des hommes en sarraus blancs en sont descendus. Ils ont jeté un oeil vers  l’on ne pouvait rien voir en raison de la noirceur. Quelqu’un m’a posé une question. N’ai pas su quoi répondre. Un de vous, ayant deviné le tableau, l’a pris à part. On nous a invités à quitter les lieux ; les policiers arrivés sur place sécurisaient l’endroit, bloquant le pont des deux côtés du District 1 et du District 4. On a exigé qu’un témoin laisse un numéro de téléphone. Nous sommes partis. Suis monté sur une moto, honteux de lâcher le ciment froid de la rambarde sur laquelle s’était assis mon amoureux. Je voulais gueuler. Je voulais... Je voulais seulement qu’il ne se soit jamais senti à ce point pâtissant, qu’il ait pu trouver d’autres avenues que celle qu’il venait d’emprunter. Je voulais simplement que cela ne soit jamais arrivé.

La nuit avançait. Le groupe Janus avait dépassé l’heure habituelle de durée de ses réunions. Le squat ressemblait à un cloître aride. Celui-ci se leva pour déposer les tasses de thé dans l’évier. Celui-là s’affairait à rouler les tapis. Un autre salua en quittant. Deux fumeurs s’accoudèrent au rebord de la fenêtre.

- Thi, peux-tu demeurer encore quelques minutes, j’aurais des choses à te dire ? Demanda Lotus.

- Je peux m’installer ici pour la nuit si tu le désires.

- Quelques minutes suffiront, ensuite, je veux rester seul.

- Je comprends.

- Je m’excuse de ne pouvoir communiquer ces informations à tout le monde, mais comme nous nous réunirons à nouveau dans deux jours, j’aurai l’occasion de mettre la situation des militaires au clair pour tous.

La porte se referma au départ du dernier membre.

- D’abord, Thi, je veux respecter les dernières volontés de Mister Black en te demandant de prendre sa relève auprès de ceux qui travaillaient avec lui.

- Je le ferai.

- Ensuite, pourrais-tu passer le mot à l’effet que désormais, on ne parle pas de lui. Laissons-nous du temps.

- Je m’en charge.

- Merci. Ce que je veux te dire est en lien avec la lettre écrite par ton père. Malgré l’état de dégradation dans lequel... - il cherchait une manière de nommer celui qu’il souhaitait qu’on ne parle plus - ... j’ai pu la lire et la relire.

- Tu en tires quelque chose ?

- C’est encore embryonnaire, mais je me suis attardé aux mots de chacun des proverbes qu’il utilise, comme s’il s’agissait d’un code. La suite sera d’en chercher leur étymologie, puis les rassembler, un peu comme un puzzle.

- À première vue, tu perçois une logique ?

- Pas encore, mais il y en a certainement une.

- Avant que tu n’ailles plus loin, je te dis que les choses ont bougé sérieusement. Pas cette nuit, il y en a assez pour le moment.

- D’accord. Voici cette liste de mots que j’ai placés dans un certain ordre : choses entendues, chose vue ; eau transparente ou trouble ; les murs, les cloisons ; sa tête, sa queue ; sous la couverture.

- Crois-tu que l’on puisse lire ceci en variant la position des mots ?

- Sans doute, tout comme on pourrait établir une seconde et même une troisième liste de mots. J’opterais pour trois listes, puisque les militaires forment un trio.

- Une liste pour chacun ?

- N’ont-ils pas été responsables de cette unité à tour de rôle, pour une durée de cinq ans chacun ? 5 proverbes desquels on peut établir 3 listes, cela fait bien 15.

- Tu es fantastique Lotus !

- Et si malheureux...

Le jeune poète ne répondit pas à la réplique, se préparant à le laisser seul, lui qui ne l’aura pas été depuis si longtemps.

Pas question pour le leader du groupe Janus de dormir maintenant. Les odeurs du graffitiste sont encore trop présentes dans ce lit froissé. Se penchant afin de récupérer le cahier dans lequel les croquis et les esquisses sur lesquels Mister Black ouvrageait, il le feuilleta, une page après l’autre. Lentement. Délicatement, comme s’il voulait que rien ne s’envole, ne s’en détache.

Arrivé à la fin du cahier, ce n’étaient plus des dessins, mais des écrits à l’encre de Chine qu’il découvrit. Avait-il, auparavant, été mis en présence de la graphie de son amoureux ? Aucun souvenir, il ne l’avait toujours vu que dessiner. Devant ses yeux mouillés, le dernier message de “l’en-allé”. À la fin de chaque paragraphe, un petit, tout petit dessin tracé à main levée, rapidement comme l’aurait fait un enfant.

Une nuit, exactement je ne le sais pas encore, ce soir peut-être ou demain, tu ne rejoindras personne dans ce lit qui fut le nôtre si longtemps, puis si court à la fin. Je te connais, les événements te secoueront, tu les accueilleras comme tu sais si bien le faire, avec ton coeur, mais surtout avec ta tête. Loin du pont de la rue Calmette, là  le tirant d’eau du fleuve est à son plus bas, revenu au squat, la réunion achevée, si on en avait prévu une, tous les membres partis, je sais que tu iras vers la fenêtre. Notre petit vent de Saïgon se joindra à toi. Tu seras là, bien vivant. Moi, on m’aura ramassé sous le pont, les os concassés par la chute. Tu sentiras le vent, moi, il ne réussira pas à me sécher complètement.

* Le dessin qu’il avait laissé ici, représentait le pont, de nuit.

Je ne veux pas que tu t’apitoies sur mon sort, je l’ai choisi, outil accessoire comme on utilise tel pinceau, telle couleur afin de bien achever une peinture. Ma vie ne peut plus continuer ainsi. Je sais que cela te fait souffrir, te rend malheureux. Je sais que je souffre et que je suis malheureux. Jamais rien de triste ne doit s’installer entre nous. Tu te retourneras vers notre lit, ce lit d’amour devenu grabat, t’y allongeras et je sais que tu ne dormiras pas. Il le faudra pourtant, tant reste à faire. Le groupe Janus peut survivre à moi, mais ne survivra pas si tu le lâches. J’ai lâché. Je n’en pouvais plus. Je n’arrivais plus à supporter les coups effrénés que les souffrances m’infligeaient.

* Ici, il avait esquissé le ruban de Mobius.

Comme il est difficile de comprendre la vie, alors imagine ce qui en est de la mort. J’y pense, elle m’habite depuis plusieurs jours. Les attaques auxquelles, avec le temps, je m’étais un peu familiarisé, sont devenues furieuses. Lutter contre elles est devenu ma seule occupation. Tu ne mérites pas cela. Je ne pouvais accepter d’être auprès de toi celui que je devenais, celui que je n’étais plus.Tu m’as lancé dans des engagements si essentiels que pour relever tous les défis qui se profilaient devant nous, je devais de passer outre à mes carences émotionnelles... je n’ai pas pu. Est-ce de la faiblesse ? De la lâcheté ? De l’abandon ? J’aurai du temps pour y songer, la porte de la mort m’ouvre sur son éternité.

* C’est la forme d’un casque militaire sur lequel il avait inscrit le mot “papa” que l’on voyait à la fin de ce troisième paragraphe.

Mon père m’a manqué... toute ma vie jai crié son nom afin qu’il revienne... l’espace d’un court instant aurait suffi... qu’il me regarde, me dise “je t’aime, mon fils”... mais cela ne s’est jamais produit. Parfois, je me demandais s’il avait toujours, quelque part en lui, une once d’énergie à m’envoyer afin que je puisse sortir de ces tranchées se multipliant devant moi, sans avoir qui les avait creusées... Je pars sans qu’il le sache... il ne le saura sans doute jamais... C’est toi qui m’a paterné, m’a aimé, m’a accepté avec toutes mes peurs, mes anxiétés. Je te suis redevable pour tous ces merveilleux moments d’affection, d’attention, d’écoute que tu m’as accordés. Ils sont dessinés sur mon âme et lorsqu’elle reviendra sur terre, déjà le corps qui l’accueillera, t’en saura gré, sans te connaître.

* On voyait l’apparence d’un être éthéré quittant un corps déchiré.

Je viens de te quitter, mais tu ne me quittes pas. J’apporte ton image avec moi, celle que tant et tant de fois j’ai essayé de peindre sans jamais être satisfait du résultat. Reste dans l’action, là  tu t’épanouis comme ce chef-d’oeuvre que je n’aurai pas réussi à reproduire. Je t’aime...

Rien à la fin du dernier paragraphe... à la fin du cahier. Que la fin. Sauf, peut-être, ces empreintes digitales que l’encre noire avait calquées sur le blanc des pages, cette couleur du deuil.

Lotus se couvrit le visage du cahier de Mister Black. Étendu sur le lit, il respirait l’oeuvre et l’auteur. Le petit vent de Saïgon entra par la fenêtre, le satina avant de laisser s’endormir... un homme.

C’est maintenant le 30 avril 2005, trente ans après la libération de Saïgon.

 

La peur dont il faut avoir le plus peur,

ce n’est pas celle que tu secrètes soudain.

Celle-là on peut souvent la maîtriser.

C’est celle des autres.

Celle-là te saute au cou en essayant de t’entraîner par le fond.

Michel Tauriac

 

*******************************

Aucun commentaire:

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...