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La première impression, lorsqu’on entre dans ce restaurant espagnol, relève de l’accueil familial. Sans se connaître, l’énergie passe entre la co-propriétaire et le nouveau client, un titre qui ne lui collera pas longtemps à la peau. La chaleur humaine qui s’y dégage, emmêlée aux effluves de sa cuisine située à quelques marches d’escalier du rez-de-chaussée, vous enveloppe tout de go.
- Vous avez bien une réservation, demande la dame femme qui reçoit Daniel Bloch et cela dans un français tout à fait correct.
- J’attends une amie qui ne devrait pas tarder à venir.
- Une table est préparée pour vous dans un petit salon. Vous y serez confortablement installés. N’hésitez pas à m’appeler pour quoi que ce soit. Bienvenue dans notre maison.
- Vous êtes très aimable, madame.
- Mon nom est Monica, ne l’oubliez pas.
- Cela sera facile, vous êtes tout à fait charmante.
- Chez nous, les compliments sont bienvenus, répond-elle.
Elle conduit son invité après avoir accordé quelques instants à Fany.
- Habituellement, notre restaurant préfère que les animaux domestiques demeurent à l’extérieur, mais cette chienne me semble si différente. Vous m’aviez demandé s’il était possible qu’elle puisse vous accompagner. Vous avez certainement senti mon hésitation, mais quelque chose me disait que je devais accepter. Je me fis toujours à mon intuition. Elle a un nom ?
- Fany. Un seul “n”.
- Alors, ma belle, tu nous accompagnes.
Le petit salon, à deux pas de la cuisine, s’ouvre sur un balcon permettant aux fumeurs de griller leur cigarette. Daniel Bloch se dit que le dîner sera certainement entrecoupée de quelques pauses. Il prit place alors qu’une serveuse déposa devant lui une petite soucoupe en bois dans laquelle reposaient quelques mises en bouche. Ayant commandé une bouteille de vin rouge, espagnol bien sûr, il se mit en mode attente. Ce qui ne dura pas, car il entendait jaser dans l’escalier. Bao, tout sourire, fit son apparition revêtue d’une robe en soie noire, perlée de sequins argentés aux épaules et aux manches, le tout seyant à merveille.
Elle tend la main, puis s’assied face à lui. Est-elle autant ou plus ravissante que cet après-midi ? Impossible de prévoir dans quelle direction prendraient les échanges lors de ce dîner. La présence de Fany, confortablement installée sous la table, gênerait-elle la dame qui n’en avait pas glissé un mot au café ? Certainement qu’elle avait constaté que le molosse serait présent à chacune de leurs rencontres.
La serveuse versa le vin rouge dans chacune des coupes.
- Vous aimez le vin ? Sans en être certain, je me suis permis de commander une bouteille.
- Vous avez bien fait. Avez-vous jeté un oeil sur la carte ? On recommande la paëlla noire, la meilleure en ville semble-t-il.
- Allons-y.
Cette femme, assise devant lui, représentait une véritable énigme. Le discours habituellement sibyllin chez plusieurs Vietnamiens, chez elle coulait comme une eau pure. Le choix judicieux des mots, cette façon si personnelle de les aligner, les faire résonner de sa voix posée, cela le fascinait. Elle gardait constamment son regard en alerte, prête à emprunter une autre avenue si, par inadvertance, son interlocuteur manifestait un semblant d’incompréhension ou de gêne ; la clarté des messages provenait certainement de ses années d’enseignement.
Ils entrechoquèrent leur verre, trinquant à ce second tête-à-tête, souhaitant qu’il soit la genèse d’intéressants rapports. Bao proposa une escapade vers le balcon afin de griller une cigarette.
- Trouvez-vous que je fume beaucoup ?
- Je suis bien mal placé pour vous le reprocher, répondit-il.
Il caressa la tête de Fany lui faisant comprendre qu’il ne s’éloignait pas. La bête tourna les yeux vers la porte menant au balcon.
La rue Lê Thánh Tôn, une des artères principales de Saïgon, parallèle à la célèbre avenue Lê Loi, si nous la suivons vers l’ouest, à partir de chez OLÉ, on croisera inévitablement le marché Bến Thành. Daniel Bloch, dépourvu de tout sens de l’orientation, se repère à partir de ce marché situé au coeur du District 1. Lorsqu’il demande sa route, il s’enquiert de l’emplacement du plus fameux marché de Saïgon, par la suite, revenir à l’hôtel devient un jeu d’enfant. D’ici quelques jours, Fany mémorisera leurs différents trajets et le guidera sans problème.
- Vous allez être quelque peu surpris par ce dont je vais vous raconter ce soir. J’ose espérer que cela vous intéressera tout comme moi l’ai été il y a plusieurs mois, lorsque cette histoire m’est parvenue. Depuis, sans que cela perturbe mon sommeil, je ne cesse d’y songer.
- Vous titillez ma curiosité.
- Rentrons.
Les entrées dévorées et dans l’attente de cette paëlla noire, la professeure entreprit la narration d’une bien étrange affaire.
- Un jour, à la fin d’un de mes cours de littérature française, - cela remonte à l’an dernier - une jeune fille est demeurée en classe alors que ses confrères et consoeurs quittaient après m’avoir saluée le plus poliment du monde. Il m’arrive rarement de porter un jugement sur les événements qui surgissent et dont je ne possède aucune information. Celui-ci en fait partie. J’ai pris place à mon fauteuil, attendant qu’elle s’adresse à moi. Je vous résume ses propos qui, au premier abord, m’ont surprise, pour ensuite me captiver. Elle avait en sa possession une première série de lettres trouvées dans la maison de sa grand-mère. Celle-ci, devenue presque aveugle à la suite de l’explosion d’une bombe, sans doute au napalm, car ses yeux furent instantanément brûlés, vit avec une de ses soeurs dans le Mékong. Les parents de la jeune étudiante, soucieux d’assurer leur bien-être, s’y rendent tous les mois. Elle les accompagne. Lors d’une visite, elle découvre par pur hasard, cachée semble-t-il dans une vieille armoire qui n’avait jamais attirée son attention auparavant, une liasse de lettres. Sans demander la permission, elle glisse le tout dans sa gibecière. Il devait bien y en avoir une cinquantaine. Une seconde puis une troisième série allaient accroître le précieux butin. Bien décidée à ce que personne d’autre qu’elle puisse mettre le grappin dessus, elle se retrouve en possession, un mois plus tard, de près de cent cinquante lettres. Revenue chez elle, à Saïgon, fébrilement elle assouvit sa curiosité. Leur contenu aurait pu l’inciter à chercher des explications auprès de ses parents, mais elle décide de n’en rien faire. Ce jour-là, me les apportant, elle attend de moi des commentaires, mais surtout un conseil quant à leur utilisation, arguant ne pas trop savoir qu’en faire. Je la remercie pour sa confiance, m’engageant à y jeter un coup d’oeil. Alors qu’elle déguerpit du local de classe, je reste pantoise, ces missives en main, manipulant avec précaution des papiers que le temps avait jaunis, avide d’en découvrir autant les auteurs que leur portée. J’avoue qu’en reparler aujourd’hui me ramène à l’état de fébrilité dans lequel je me suis retrouvée quelques jours tard, quand je constate la teneur de ce trésor inestimable, enfoui dans un panier de crabes.
Elle s’arrêta, car le chef de la cuisine - copropriétaire du restaurant OLÉ - se présentait dans La Parra, nom du salon où ils étaient attablés. Ce mot espagnol signifie “la vigne” en français. Tony, un bonhomme corpulent à l’allure joviale, portait le plateau dans lequel cette fameuse paëlla noire n’attendait qu’à être savourée.
- Bon appétit monsieur, madame. Si quelque chose vous manque, vous sonnez.
Avant de quitter, remarquant la présence de Fany, on put lire dans ses yeux... Monica, Monica... comme si elle avait dérogé à une règle stricte du restaurant... une fois encore.
La pause dans la narration de cet étrange récit dura le temps mis pour apprécier cette spécialité catalane et l’arrivée de Monica portant un bol d’eau destiné à Fany, accompagné d’un morceau de viande de boeuf.
- Votre chienne ne doit pas être oubliée. Peut-elle dévorer ceci sans problème ?
- Vous êtes gentille, elle appréciera certainement.
La patronne quitta le salon où régnait une quiète atmosphère. Daniel Bloch remarqua la finesse, la délicatesse de chacun des gestes avec lesquels son invitée portait les aliments de l’assiette à sa bouche. Même sa mastication révélait une forme de noblesse, de haute distinction. Il chassa ces pensées, craignant ne plus pouvoir se concentrer sur la suite du feuilleton. Se penchant vers Fany, il sut que la portion était suffisante et qu’elle s’en était régalée.
- Vous me permettez d’achever ce que j’ai entrepris ?
- Je suis tout oreille, avouant que cela l’intriguait au plus haut point.
Bao recula de quelques centimètres de la table.
- La première chose que j’ai faite, a été de procéder à un classement systématique des lettres. J’ai entrepris cette opération sans chercher à approfondir leur contenu. Cela suivrait, mais pour le moment il m’apparaissait primordial de les disposer chronologiquement. Cela n’a pas été une tâche facile, car aucune enveloppe n’était oblitérée. J’ai rapidement conclu qu’elles devaient arriver à destination par un commissionnaire, que la première missive, sans que je puisse correctement identifier le mois, remontait à 1979, la dernière, 1993. Je savais que ces courriers s’étendaient sur une quinzaine d’années et ce que j’avais en ma possession était univoque. Un autre détail me sauta aux yeux : mon étudiante, accompagnant ses parents dans le Mékong, aura vécu une bonne période de cette histoire sans jamais en avoir été consciente. Plus tard, elle me dira que personne dans la famille n’a, à aucun moment, fait mention d’une telle activité.
Daniel Bloch présenta son verre de vin vers celui de la narratrice. Un cliquetis à peine perceptible, une gorgée, puis il proposa une pause cigarette. Fany ne fit aucunement attention à ce second départ, cela faisait maintenant partie d’un rituel entre son maître et cette dame.
Cette soirée de la mi-mars s’agrémentait d’un vent doux, capricieux dans ses allées et venues, s’accrochant aux arbres en face du restaurant, émettant des sons aigus que les klaxons des véhicules, dans leur assourdissante présence, parvenaient à dénaturer.
- Cette histoire vous hante.
- Ni hantise ni obsession, je suis davantage entre l’intérêt et l’appétence. Au début, je tenais absolument à me rendre au bout de ce que je découvrais lettre après lettre au contenu pour le moins singulier, maintenant, je veux l’éclaircir.
- Est-ce que je me trompe en avançant qu’elles datent de l’époque plutôt trouble de la guerre du Cambodge ?
- Vous avez tout à fait raison. Cette guerre, entreprise en janvier 1979, s’est achevée en 1999, exactement l’espace au cours duquel ces lettres furent écrites, sauf que la dernière remonte à 1993. Nous rentrons ?
L’employée du restaurant desservait la table, attendant leur retour, la carte du menu en main. Les deux convives, ayant refusé un dessert, elle quitta le salon, laissant Bao poursuivre la relation de cette histoire de lettres.
- Il me fallait une méthode de travail pour éviter de continuellement revenir en arrière, reprendre certaines lectures qu’une lettre postérieure m’aurait invitée à refaire, car certaines auraient très bien pu se situer dans un continuum, soit d’un sujet ou d’un échange. J’ai émis certaines hypothèses : des lettres d’amour ? Des récits du conflit sévissant au Cambodge ? Des envois d’informations secrètes destinées à tracer des routes ? Selon qu’une lettre ou une autre allait dans le sens d’une de mes hypothèses, je la plaçais dans un sous-dossier. Il s’agirait d’établir par la suite les liens nécessaires à leur appréciation.
- J’admire votre sens de l’organisation. Est-ce que vous avez dû faire quelques enquêtes ou des recherches plus approfondies ?
- Votre perspicacité n’en est pas moins admirable. Oui, j’ai suivi des pistes pour le moins inattendues et en-dehors de mon champ d’expertise.
- S’agirait-il d’une question de vie ou de mort ?
- On pourrait être amené à le croire. Des lettres très vivantes, d’autres que je peux qualifier de mortifères.
La discussion autour de ce mystère aux oreilles de Daniel Bloch allait s’interrompre lorsque Bao proposa de quitter le restaurant pour se rendre au café Nhớ Sông, là où, dit-elle, il lui serait plus facile de parachever sa narration. Y aurait-il un lien à faire entre cet endroit, le premier lieu qu’elle avait choisi afin de prendre contact et les propos qu’il venait de recevoir ? Si oui, lequel ? Allait-on lui présenter quelqu’un déjà mis au courant de ce qu’il ne pouvait nommer autrement qu’un embrouillamini, quelqu’un qui étirerait le sujet, ouvrant un horizon plus vaste encore ? S’attend-elle à ce qu’il participe d’une certaine manière à la poursuite des choses ? Si oui, dans quel but ? Le spécialiste des langues qu’il est, serait-il nécessaire pour décrypter quelques passages ténébreux contenus dans ces lettres, si tel était le cas ? Il nageait en mer inconnue en attente qu’apparaisse une île pouvant l’accueillir. Afin de voir progresser leur relation naissante, il devait la suivre même si cela exigeait une foi aveugle envers la prêtresse.
- Allons-y !
Les propriétaires du restaurant OLÉ se tenaient devant la porte de sortie. Aux accolades, aux “à très bientôt” succéda cette déclaration imprenable : “vous savez qu’ici, c’est désormais chez vous “. Les deux clients venaient d’adopter l’endroit et ne sauraient tarder pour y revenir.
- Rendons-nous à pieds, ce n’est pas tellement loin. On prend la rue Đồng Khởi, le café est juste au bout, face au fleuve. Vous constaterez à quel point il est différent le soir si on compare la clientèle du jour à celle que vous apercevrez dans quelques minutes.
Elle lui raconta que cette qui portait le nom de Catinat à l’époque de la colonisation française, pour changer deux fois d’appellation par la suite : pendant la guerre du Vietnam, donc sous le régime sud-vietnamien, elle répondait au nom de Tu Do qui signifie liberté en langue vietnamienne et puis, sensiblement à la même période au cours de laquelle Saïgon fut rebaptisée Hô-Chi-Minh-Ville, on lui accola le nom qui prévaut toujours aujourd’hui, soit Đồng Khởi que l’on traduit par révolution ou insurrection totale.
Sur un kilomètre entre la cathédrale Notre-Dame et l’hôtel Majestic (ouvert en 1925, cet hôtel est devenu un lieu mythique de Saïgon), emprunter cette artère commerciale permet de croiser le célèbre Hôtel Continental (le plus vieux et plus célèbre hôtel de Saïgon qui fête en 2005 son 130e anniversaire), un endroit mythique de la ville que jouxte la Maison de l’Opéra qui fut durant un certain temps la Maison des congrès avant de retrouver sa vocation première. Cette partie du District 1 (le centre-ville de Hô-Chi-Minh-Ville) fait davantage grande ville moderne, alors qu’à Hanoi, on ressent encore l’atmosphère d’une époque qui tarde à prendre place au XXIe siècle.
Ils marchaient, suivant Fany qui semblait se retrouver en terre connue. Comment peut-elle, aussi rapidement qu’aisément, stocker tant d’informations ? Son maître et elle ne sont venus sur cette rue qu’une seule fois ; ce fut après une longue marche, sorte d’aller-retour continu dans la rue adjacente, la Nguyễn Huệ. Devant la menace imminente de la pluie, ils trouvèrent un abri que la chienne devait maintenant reconnaître.
- Vous avez lu UN AMERICAIN TRANQUILLE, de Graham Greene ?
- Ce fut un réel plaisir de le faire dans sa version originale, en anglais, puis en français. Ça me fait d’ailleurs penser à une question que j’aimerais vous soumettre, la professeure de littérature ?
- Allez-y ?
- Que pensez-vous de ces auteurs quasi anonymes que sont les traducteurs ?
- Vous soulevez un point fort intéressant. Je ne crois pas qu’il existe un prix littéraire les récompensant ; ce sont eux et elles, car elles sont légion les femmes qui pratiquent ce métier combien difficile, qui nous font entrer dans l’univers d’auteurs étrangers à notre langue maternelle. Imaginez un court instant, il vous sera facile de le faire puisque les langues sont votre domaine d’expertise, la tâche combien ardue de transposer des textes français en vietnamien. L’inverse également. D’ailleurs, vous remarquerez que c’est très rare, , voire épisodique, que l’on souligne la qualité d’une traduction. On l’a si peu fait pour le roman de Greene dont nous parlons. Il s’agit d’une femme, Marcelle Sibon qui s’y est attaqué. Faites une recherche sur Internet et vous trouverez très peu d’informations à son sujet. On la présente seulement comme la traductrice de Graham Greene. J’aurais aimé la rencontrer, discuter avec elle.
Le pas des personnes âgées, celles qui dépassent la soixantaine, n’est pas lent, il ne cherche qu’à éviter les anfractuosités ou toute petite crevasse risquant de leur faire perdre un équilibre souvent précaire. Alors, par prudence, pour assurer leur marche, ils vont lentement, tout comme le font ces deux nouveaux complices. Les croisant, certains verront en eux un vieux couple ou encore, deux amis de longue date que la distance aura éloignés depuis longtemps. On trouvera par la même occasion, combien charmante la présence de ce cerbère leur servant de garde du corps.
Qu’en est-il, advenant qu’il s’agisse ici d’un vieux couple, de l’amour à cet âge ? S’est-il, au fil des années, transformé au-delà de l’habitude d’être l’un près de l’autre, devenu un trajet commun, une destination se modifiant graduellement ? Un rempart contre la solitude ?
Pourquoi, si tôt dans leur relation, ce type d’interrogations assiègent-elles l’esprit de Daniel Bloch ? Semble-t-il que trois secondes suffisent pour se façonner une idée précise d’une personne qui nous est présentée ou que le hasard place sur notre chemin. Trois courtes secondes qui risquent de modifier votre existence, à tout le moins la chambouler. Est-ce ce qui lui arrive ?
Il remarqua que Bao porte au poignet gauche, un magnifique bracelet de jade lui paraissant plutôt ancien. Le possède-t-elle depuis de nombreuses années ? Lui a-t-il été offert par quelqu’un ? Un membre de sa famille, un mari ou un amant ? Il risqua.
- Vous portez un fort joli bracelet ?
- Merci, il est à mon poignet depuis si longtemps. Je ne l’ai pas enlevé depuis qu’on me l’a remis. Il revêt une grande importance pour moi.
- Puis-je vous demander la raison ?
La dame, agacée par la question, risqua tout de même une réponse qui satisferait la curiosité de son interlocuteur.
- Mes parents ont toujours vécu à Saïgon, de leur naissance jusqu’à leur mort. Ils enseignaient dans des écoles françaises. Très peu engagés sur le terrain de la politique, ils ne pouvaient pas fermer les yeux sur ce qui, depuis 1945, bousculait le pays. Jamais on ne discutait de ce sujet à la maison, sauf lorsque mon frère, le plus jeune de la famille, manifesta un jour de l’intérêt pour la pensée de Hô Chi Minh.
- Est-il devenu membre du Việt Cộng (Front national de libération du Sud-Vietnam) ?
- Trần Phú fut le premier nationaliste vietnamien qui l’intéressa. Par la suite, avant de prendre la direction du Mékong où il allait s’engager plus activement, cet idéaliste comme j’en ai fort peu connu dans ma vie, se révolta contre le colonialisme français. Il a tout lu les écrits de Hô Chi Minh et voua une admiration sans bornes pour le Général Giap (Chef de l’Armée populaire du Vietnam) qu’il qualifiait de génie militaire.
Elle s’éloignait de la question. Serait-ce par ruse ou une volonté avouée de ne rien dire sur ce fameux bracelet ?
- Ce bracelet, alors ?
- Vous avez raison, je m’égare. Il m’a été offert par ma grand-mère qui le tenait elle-même de son aïeule. Dire qu’il a de l’histoire, du moins de l’âge, serait un pléonasme.
- Je comprends qu’il revêt une grande importance pour vous.
- J’aurais souhaité qu’une fille me succédant, une héritière si je puis dire, en assure la pérennité. La vie ne l’aura pas permis.
- Vous n’avez donc pas été mariée ?
- Diverses circonstances liées à mon trajet professionnel ne l’ont pas permis.
Alors que la discussion devenait plus personnelle, qu’on semblait mettre le cap vers des régions intimes, du moins celles ayant Bao pour azimut, Fany s’arrêta tout d’un coup et se mit à gronder.
- Qui a-t-il, mon chien ?
Il eut à peine le temps de poser la question, que trois hommes, marchant sur le trottoir opposé à celui qu’empruntait le trio, s’étant retournés vers eux, pressèrent le pas pour rapidement s’engouffrer dans une ruelle.
- Vous les reconnaissez ?
- S’agirait-il des trois individus dont vous m’avez légèrement entretenu cet après-midi ?
- Tout à fait. Une chose est certaine, ils ne se dirigent plus vers le café ; maintenant qu’ils nous ont vus, leur plan s’est modifié.
- Pour quelle raison ?
- Sans que je ne les connaisse personnellement, eux savent très bien qui je suis.
- Vous avez donc une certaine notoriété ?
- Non, ils savent que je sais.
- Comme c’est énigmatique !
- Nous sommes à quelques pas du café, vous saisirez mieux lorsque je continuerai de vous dire ce que je sais et qu’ils savent que je sais.
- Quelle belle tautologie !
Le café Nhớ Sông et ses lueurs blafardes se trouvait devant eux.
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L’odeur nauséabonde des tranchées
ne pourra jamais nous lâcher
quoi qu’il puisse advenir...
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