mardi 29 mars 2022

CHAPITRE - 1 -

 

La première partie


LE CHAPITRE 1

 

Doutez de tout, et surtout de ce que je vais vous dire.

Bouddha

 

Saïgon, mi-mars 2005

  

    Des étrangers discutent en anglais, confortablement installés au café Nh Sông (Souviens-toi de la rivière) qui longe le fleuve Saïgon ; ce long serpent d’eau traverse la ville se déchirant, parfois, en de sinueux canaux. Autour, ça grouille en vietnamien. Quelle magie que cet enchevêtrement de langues aux intonations hétérogènes !

Interrompus par un cireur de souliers, une vendeuse de babioles ou encore par cet handicapé immobile dans un fauteuil de fortune que pousse un parent, chacun ratiocine avec vigueur sur des sujets vietnamiens. Les avis partagés frôlent parfois le discours colonialiste. Selon le nombre de jours ou d’années passées au Vietnam, les opinions varient.         

À une autre table, un vieil homme, habitué du café déjà, malgré qu’il soit arrivé à Saïgon il y a moins d’une semaine. La serveuse blague, l’appelant DiBi. Son véritable nom est Daniel Bloch. 

Il vit à Hanoi depuis plusieurs mois. Sa connaissance de la langue vietnamienne demeure rudimentaire, malgré qu’il soit spécialiste en langues, les anciennes surtout qui, pour certaines, n’ont plus cours aujourd’hui. Quelques mots, des expressions de survie comme il se plaît à le répéter, garnissent sommairement son vocabulaire. Deux caractéristiques le démarquent des autres clients : il est accompagné par une chienne qui lui obéit au doigt et à l’œil - elle répond au nom de Fany. La seconde : un sac de cuir accroché à l’épaule droite, la gauche étant encore douloureuse à la suite d’une mauvaise chute à vélo. 

La serveuse du café, maintenant qu’il y est fidèle, lui réserve la même table, celle donnant sur le fleuve ; il profite d’un généreux courant d’air qu’amplifie le vieux ventilateur bruyant comme une machine de guerre. Il arrive, s’assied et illico son café robusta le rejoint. Ouverts devant lui, un paquet de Marlboro et des livres.

Lire, une seconde nature pour cet homme de soixante-dix ans. Afin de décupler son plaisir, il passe de Proust à Shakespeare, revenant vers Pablo Neruda et les bouquins d’un ancien confrère universitaire, Tzvetan Todorov, croisé lors du XIIIe Congrès international de linguistique et de philologie romane, tenu à l’Université Laval de Québec, au Canada. C’était en 1971. Depuis, Todorov et lui entretiennent une correspondance dans laquelle la poésie prend de plus en plus de place, à côté de la question de la mémoire.

Le septuagénaire, curieux de découvrir Saïgon, a choisi le mois de mars, précédant la saison de la mousson ; l’humidité et la pluie lui ont toujours déplu.

L’universitaire qu’il fut et persiste à demeurer, contacta, à partir du site Internet de la nouvelle bibliothèque de son quartier à Hanoi, l’Université des Sciences Sociales et Humaines de Hô-Chi- Minh-Ville. Il préférait tout de même le nom de Saïgon pour nommer cette ville mythique, ancienne capitale du Sud-Vietnam. Précisant qu’il y séjournerait quelques semaines, lui serait-il possible d’entrer en contact avec un professeur de cette université afin d’échanger ? Le contact qu’on lui suggéra : une certaine dame Bao, responsable du département de littérature française. Un ancien étudiant, à l’emploi de l’Ambassade américaine à Hanoi, vérifia si cette personne, avec qui il a rendez-vous en cet après-midi chaud et humide, répondait à sa demande. Il le lui confirma. 

Madame, se préparant à le rencontrer, s’était informé sur le personnage, ses antécédents, son mémoire de maîtrise et sa thèse de doctorat, lut tout ce qu’il avait publié, autant en Europe qu’aux États-Unis. Malgré un certain âge – légèrement plus de soixante-cinq ans – elle s’était revêtue d’un magnifique áo dài (robe traditionnelle vietnamienne) noir, mettant en valeur sa chevelure blanc nuage. Des lunettes rondes enjolivent un visage coquin, tout en sourire. Rien à voir avec celui de l’asiatique typique qui s’estompe dès qu’on lui refuse quoi que ce soit, mais plutôt comme s’il s’agissait d’un léger serrement des lèvres. Elle dut être une jeune fille fort ravissante.

Lorsque Daniel Bloch poliment la salue, il découvre une femme plus belle encore que l’avatar de son profil publié dans le cahier de présentation du personnel enseignant de l’université.

 – C’est un immense plaisir de vous rencontrer, madame, dit-il dans un français qui sembla la soulager.

– Plaisir tout à fait partagé. Je vous remercie d’utiliser cette langue, car je suis nulle en anglais.

Se dégage de cette personne aux traits doux et angéliques, immédiatement attachante, l’étrange équilibre entre la fragilité et l’assurance. Ses mains virevoltent comme le zigzag d’un papillon cherchant à revenir à son point de départ. Un regard espiègle, narquois peut-être, donne à son visage une splendeur inouïe.

– Vous arrivez à peine de Hanoi ?

– En compagnie de Fany, ma fidèle compagne.

Le molosse, entendant son nom, leva la tête, jeta un coup d’œil vers son maître, puis écrasa son museau à ses pieds.

- Pourriez-vous m’indiquer le prénom par lequel je dois m’adresser à vous ?

Bao conviendra. Je n’ose pas vous le traduire en vietnamien puisqu’il ne correspond pas à qui je suis vraiment.

La jeune serveuse s’approche du couple, chargée d’un plateau sur lequel deux tasses reposaient, l’une remplie de thé vert citronné, l’autre de café.

– Monsieur DiBi, j’ai préparé le robusta comme vous l’aimez.

– Merci, mais vous savez, je me prénomme Daniel.

– DiBi vous va si bien.  

La serveuse aux cheveux courts, arbore un tatouage sur chacun de ses bras. Elle s’éloigna de la table d’un pas n’ayant rien de militaire malgré qu’elle soit toute vêtue de kaki.

– Sa manière d’accoster les gens me fascine ; elle semble découvrir immédiatement chez chacun ce qui les différencie des autres ; une qualité  fort appréciée pour ce travail.

Daniel Bloch offrit une cigarette à cette dame qui le dévisageait lorsqu’il portait son regard ailleurs. Elle l’accepta. Sa façon de la porter à ses lèvres, d’exhaler la fumée de la Marlboro, tous ces gestes la rendaient énigmatique, , voire mystérieuse. Les femmes fument rarement au Vietnam, encore moins en public. Celle-ci n’est pas de la même mouture.

– Alors, sur quel projet travaillez-vous présentement ?

Il revint d’un début de rêverie, l’homme voyageant accompagné de sa chienne bafouilla.

- La mémoire.

- Cela ne me semble pas avoir été une préoccupation dans vos recherches antérieures.

– Vous avez raison, mais les échanges épistolaires que j’entretiens depuis au-delà de trente ans avec mon ami Todorov, qui travaille actuellement sur les abus de la mémoire, ont éveillé mon attention.

- Vous vous êtes connus aux USA, je crois.

– La première rencontre, au Québec. Nous sommes, lui plus impliqué que moi, membres du Centre Primo Lévi qui agit comme soutien aux personnes victimes de la torture et de la violence politique.

– Je le connais par sa femme, la canadienne Nancy Houston, une auteure fort intéressante, très moderne.

La discussion bifurqua sur leurs objectifs de carrière, s’arrêtant à quelques occasions afin de préciser une information ou s’interroger sur certains contacts qu’ils pouvaient avoir en commun.

– Vous ne trouvez pas qu’à notre âge, excusez l’indiscrétion que mes paroles sous-entendent, nous voici quand même à celui de la retraite, nous soyons encore fascinés par l’apprentissage, ajouta un Daniel Bloch séduit par les mains de cette femme.

– Et la connaissance. Apprendre et connaître ne m’apparaissent pas être synonymes.

– Toute cette question de la mémoire doit assurément prendre une connotation différente, ici au Vietnam.

Elle acheva sa cigarette ainsi que la tasse de ce thé vert qu’elle affectionne spécialement.

– Voyez ces étrangers assis là-bas, ils proviennent tous de pays différents. Lorsque je viens ici, surtout en fin de soirée, ils ont quitté le café, mais on me dit qu’ils discutent en anglais et que cela tourne continuellement autour des mêmes sujets : la guerre du Vietnam, le communisme, les habitudes des habitants de Saïgon, mais surtout des femmes. Semble-t-il que leurs commentaires démontrent qu’ils savent, mais n’ont rien appris sur notre culture.

Il tourna son attention vers cette tablée d’hommes haranguant à qui mieux mieux. La serveuse ne cessait d’y déposer des bouteilles de bière qu’elle décapsulait au moyen du manche d’une cuillère. Le groupe s’en moquait, eux qui semblaient n’avoir autre chose à faire qu’être là et s’enivrer.

- La guerre du Vietnam, des années plus tard, marque toujours l’imaginaire du monde entier.

– Vous avez raison, mais ce pays change. Depuis 1986, on cherche à sortir d’un passé militaire. Dans les couloirs de l’université, lorsque l’idée se répandit que le gouvernement annoncerait la politique du Renouveau (Đi mi en vietnamien) un type de libéralisation économique semblable à celle qui a prévalu en Chine à la fin des années 1970, plusieurs se sont montrés sceptiques. Cela s’accompagnerait d’une ouverture au monde, d’une invitation aux Vietnamiens vivant à l’étranger de venir s’y rétablir. Les universitaires, dont j’étais, arrivaient difficilement à imaginer comment cela pouvait changer un tant soit peu le difficile quotidien des gens.

Bao, longuement, expliqua sa vision des choses. Selon elle, ce renouveau signifierait, faisant allusion à ces touristes, l’ouverture des frontières à la venue massive de visiteurs étrangers. Cela insufflerait-il une certaine forme d’avidité chez la jeunesse désireuse de changements à court terme ? Est-ce qu’à leur contact, elle se verrait interpellée par ce qui se passe en-dehors de ce pays durement acquis, difficilement gérable et toujours enfermé dans une sorte de camisole de force qu’un communisme rigide a tissée  et qu’on obligeait les gens à porter. L’arrivée du portable et d’Internet, à son avis, marquerait profondément l’âme vietnamienne, au risque de fragiliser certains pans de sa culture.

Un moment de silence glissa entre eux que l’homme étouffa, offrant une Marlboro à son hôtesse.

– Vous connaissez aussi ces trois types assis là-bas, au fond du café ?

– Les anciens colonels ? Pas personnellement, mais je sais qu’ils ont fait une certaine guerre qui les a menés au Cambodge à la suite de la libération de Saïgon. Ils pourraient vous en raconter long sur cette période, mais ils ne vous parleront pas.

L’homme au sac de cuir toisa du regard ces hommes dont les scarifications dues à la guerre se voyaient encore sur leurs visages intemporels.

 

************

 

    Le café Nh Sông connut une grande popularité lors de la présence des GI’s américains à Saïgon, avant leur défaite de 1975. La majorité d’entre eux logeaient au President Hotel (Au cours des dernières années de la guerre, l’Armée américaine avait loué l’immeuble pour y faire séjourner ses soldats du Groupement de soutien naval YRBN-20) dans Cholon (le District 5 surtout habité par des Vietnamiens d’origine chinoise). Ils partageaient leur temps entre le cinéma situé à deux pas de l’immeuble et ce café du District 1 accoudé au fleuve sur lequel vaguaient des jacinthes d’eau, en bouquets plus ou moins denses.

Durant l’interminable attente d’un appel au combat, ils s’y présentaient assidûment pour noyer leur mélancolie face aux eaux brunes du fleuve, se saouler la gueule, cherchant des encouragements auprès de jeunes Vietnamiennes qui prenaient un malin plaisir à leur soutirer quelques dollars.

La jeune serveuse aux cheveux courts et aux bras tatoués, avait invité l’homme amateur de café robusta à observer les trous noirs incrustés dans les murs décolorés au fond du café et lui raconta l’histoire qui rendit célèbre cet endroit.

‘’ Un jour, çà devait être à l’arrivée des premiers contingents américains dans la capitale du Sud-Vietnam, plusieurs GI’s sirotaient calmement une bière dans ce lieu qui fut déclaré maudit par la suite. Alors qu’un général exposait la situation complexe prévalant dans la ville, ses alentours ainsi qu’au Nord, là un certain Hô Chi Minh, après avoir déclaré l’indépendance du pays en 1945, comptait à tout prix réunifier son pays. Debout, le général ne vit jamais surgir d’un immense bouquet de jacinthes d’eau l’AK-47 qui le foudroya sur place. Personne ne put réagir alors que, criblé de balles, le mur retiendrait de cette attaque surprise les cicatrices qui y subsistent toujours .’’

Saïgon regorge de cafés. Les Vietnamiens, amateurs invétérés de caféine et de bière, y passent des heures à bavarder, à se rassurer mutuellement, le tout à bouche cousue afin de ne pas éveiller des soupçons sur leurs opinions, se questionner si les changements politiques, bien que minimes, pourraient un jour leur ouvrir la porte de la prospérité et du bonheur. Ils déchantaient, constatant que seule une infime minorité extorquait à leur avantage la couverture brodée de bénéfices, eux qui connaissent bien l’âme vietnamienne, celle qui, au cours des centenaires et plus encore, leur aura appris à se plier aux ordres reçus ou ceux qui, sans être donnés, alimentent la peur. La menace, depuis toujours, trône en haut de la liste des stratégies visant à faire plier l’échine des gens.

La vie du café Nh Sông pourrait ressembler à ceci : ouverture très tôt le matin alors que les clients apportent avec eux leur petit-déjeuner ; l’avant-midi, plus tranquille, donne aux employés le temps nécessaire pour récurer la place en attente des touristes qui afflueront en après-midi. Le soir, alors que la fermeture se décrète par le départ des derniers clients, sans déborder les 23 heures, devient l’endroit de prédilection des bigarrés, de groupes composites qui s’installent systématiquement aux mêmes tables.

Daniel Bloch, à la fin de sa première approche avec Bao, l’invita à dîner dans un restaurant espagnol de la rue Lê Thánh Tôn. On lui avait recommandé OLÉ, en raison de la qualité de la cuisine et l’originalité du service. La copropriétaire, Monica, soucieuse de mettre sa clientèle à l’aise, agrémente l’ambiance de ses facéties bouffonnes.

Polie comme le sont les Vietnamiens, Bao évita, acceptant l’invitation, de lui dire qu’elle s’y était déjà présentée et que sa renommée n’était effectivement pas surfaite.

Ils s’y retrouveraient vers 19 heures pour ensuite achever la soirée ici même au Nh Sông. Son après-midi ? Demeurer loin de cette chaleur accablante qui épuise et risquerait de gâcher sa deuxième rencontre avec cette femme qui, sans qu’elle ne le sache, voyageait du cerveau au coeur d’un homme s’étant éloigné des histoires d’amour depuis son divorce.

La femme vietnamienne le séduisait par sa beauté légendaire, alors qu’une caractéristique l’ennuyait profondément : une histoire d’amour devait ultimement s’achever par le mariage. Il ne manifestait pas d’enthousiasme pour cette éventualité, de sorte que jusque-là il n’avait lié que des amitiés.

Cette femme si différente, à des lieux du modèle traditionnel, aiguisait une curiosité qu’il choisit de ne pas combattre. Il désirait mieux la connaître, en savoir plus son passé et comprendre pourquoi, à un âge vénérable, elle continuait toujours de travailler à l’université. Il devait y avoir plus que l’engagement professionnel, la passion pour la littérature française qui, avouons-le, n’a plus la cote chez les étudiants vietnamiens ainsi que dans la population en général.

Depuis son arrivée en terre vietnamienne, les occasions de parler ou discuter en français, il pouvait les compter sur les doigts d’une seule main. Deux fois, en fait. La première, ce fut à Haiphong, dans un hôtel répondant au nom de Monte Christo, là sa patience fut mise à rude épreuve en raison d’un sévère différend avec le propriétaire qui lui avait assigné une chambre dont le lugubre équivalait à son insalubrité.

La deuxième, par un incroyable hasard, à Hoi An, alors que s’arrêtant à un garage pour faire gonfler les pneus de son vélo, un vieil homme l’interpella dans un français irréprochable. Autrement, sa vie se déroule en anglais. Il aura fallu un certain temps pour y habituer Fany, sa fidèle chienne, compagne de tous ses déplacements, pour qu’elle puisse saisir ses commandes.

Cela lui permit de constater à quel point l’apprentissage chez la race canine s’adapte aux volontés de son maître. Élevée en vietnamien dans les hautes montagnes de Sapa, Fany se trimbalait maintenant dans les villes, accrochée aux baskets d’un étranger dont la langue devait sans doute lui paraître un pur charabia.

L’homme saurait-il en faire autant ? Pourrait-il, une fois immergé dans une culture différente de la sienne, manifester cette appropriation ? Si oui, serait-ce momentané ? Arriverait-elle à occuper la place prioritaire ?

Il passa l’après-midi confortablement installé dans un sympathique hôtel de la rue Phm Ngũ Lão. Ce fut quelque peu compliqué d’y faire accepter la présence de Fany, mais quelques dongs (argent vietnamien) glissés sous le comptoir, assortis de la promesse qu’en aucun cas on entendrait japper ou gronder sa chienne, fit changer d’idée la propriétaire. C’est fou comme recourir au contenu de son portefeuille pour régler un petit litige s’avère efficace.

Il lirait. Sa chambre, située au dernier étage de l’immeuble sans âge, offrait une vue imprenable sur Saïgon. Le plus intéressant résidait dans le fait qu’à l’étage du toit, une terrasse permettait de prendre l’air. Il s’y rendait régulièrement, savourant son café robusta qu’il affectionne par-dessus tout. À la réception, on s’est rapidement habitué à recevoir un appel du vieil homme, en commandant un second et un troisième.

Personne ne fréquentait ce lieu privilégié. Il s’y plaisait en raison de la solitude et du calme qui régnaient et que fumer dans les chambres était interdit. Cette habitude l’avait rejoint à Sapa (dans la province de Lao Cai, au nord de Hanoi), un séjour d’une semaine qui modifia ses projets de voyage autour du monde, entrepris quelques années plus tôt, alors qu’il abandonnait définitivement l’enseignement universitaire.

Café robusta, Marlboro, cahier de notes et livres, le museau humide de Fany sur ses pieds, cela circonvenait son bonheur, tout au moins satisfaisait largement ses besoins actuels. Sauf que depuis cet après-midi, une rencontre perturbait la quiétude qui l’habitait quelques heures auparavant. Une femme. Une femme en rien semblable aux autres, du moins à celles qu’il a connues dans sa vie désordonnée, qui par sa présence, son regard et les étincelles d’intelligence jaillissant de tout son être, le bouleversait.

En si peu de temps, l’espace de deux thés, deux cafés, quatre cigarettes, mille mots échangés, peut-être moins, ce qui lui apparaissait au départ comme une visite touristique dans l’ancienne capitale du Sud-Vietnam, rebaptisée Hô-Chi-Minh-Ville en 1976, prenait une autre tournure.

Déposant son livre, À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU de Marcel Proust, il sonna la réception, passa son habituelle commande. Fany dormait. À ce moment revint à sa mémoire le fait qu’au café, la chienne s’était mise à gronder lorsque Bao l’invita à se retourner pour remarquer la présence de trois hommes attablés derrière eux. Cette réaction, fort inhabituelle, ne s’adressait pas à la vieille dame, car ils étaient ensemble depuis un bon moment déjà. Pourquoi avait-elle réagi ainsi alors qu’on parlait de trois individus éloignés d’eux par quelques tables vides de clients ? Les chiens sont reconnus pour leurs qualités olfactives extraordinaires, s’y grefferait-il, aussi, un élément mémoriel ? Peuvent-ils associer odeurs et souvenirs ?

Laissant cette observation de côté, il se relança dans la lecture de Proust ce qui n’est pas une mince tâche ; elle exige une attention soutenue et réussit plus souvent qu’autrement à vous enfermer dans le monde complexe du temps qui passe. Son cahier de notes est rempli de citations glanées ici et là, dont toute une série proviennent de cet auteur dont il ne sait toujours pas s’il l’aime, l’apprécie ou le redoute.

Nous ne savons jamais si nous ne sommes pas en train de manquer notre vie.” 

Ces mots bourdonnaient à ses oreilles. Sont-ils d’actualité ? Ce soir, à nouveau face à cette femme dont les mains, prises indépendamment de son corps, le fascinent. Elles possèdent l’élégance, la grâce fragile des papillons, se meuvent dans l’espace avec une harmonie presque musicale.

Le rendez-vous, fixé pour 19 heures, lui donnera amplement le temps d’aller marcher avec sa chienne dans ce parc situé entre les rues Phm Ngũ Lão et Lê Lai. Des gens y amènent le leur, le laissant courir à souhait et socialiser avec d’autres canins. Fany n’est pas de ce type, mais ne voit aucun problème à partager son temps avec quelques congénères qui lui reconnaissent rapidement une supériorité physique et la respectent.

Daniel Bloch adore la voir gambader, renifler le gazon et les alentours des poubelles. Il constate à quel point cet animal possède une noblesse montagnarde, héritée de sa vie dans le nord du Vietnam. Elle est l’image même de la fierté, de la liberté et de l’indépendance.

Quelque mâle en rut tente de la séduire, qu’aussitôt elle lui fera comprendre qu’il n’a rien à attendre de ce côté ! Notre homme porte une affection incommensurable envers cet animal. Il ne peut plus imaginer vivre sans elle. Tous les deux forment un couple, cela transpire de leur relation. La voir s’arrêter, fouiner à gauche et à droite, s’assurer que son maître n’est pas loin, voilà la signature de leur alliance aussi indéfectible qu’infrangible. Un même destin relie ces deux êtres.

Un ami vietnamien vivant à Hanoi, mis au courant qu’il s’était attaché à une chienne lors de son séjour à Sapa et que devoir la quitter lui fut pénible, se rendit directement sur place. La propriétaire du homestay qui avait accueilli cet étrange personnage venu de si loin, demeuré chez elle une semaine qu’il consacra à lire et marcher avec sa chienne, il lui était impossible de l’oublier.

Elle reçut aimablement ce jeune homme, dont le visage ravagé n’inspirait aucun dégoût, au contraire. Elle ne s’objecta pas à sa proposition d’emmener la chienne avec lui pour l’offrir à celui qui ne cessait pas de parler d’elle. À la suite du départ de ce pensionnaire bizarre, la bête était méconnaissable, avait cessé de manger, devenue réfractaire aux activités qui l’intéressaient auparavant. Sortant parfois de son état catatonique, elle partait vers les lieux arpentés avec cet ami nouvellement venu dans sa vie et en revenait plus triste encore.

La chienne arriva à Hanoi, dans un petit café aux murs et planchers couverts de bois de lim (mieux connu sous le vocable “bois de fer” en raison de son extrême solidité et son imputrescibilité) et à l’entrée duquel trônait un magnifique frangipanier (selon le Bouddhisme, cet arbre sacré représente l’essence de l’univers, du ciel et de la terre). La maîtresse de céans avait aménagé une chambre à l’étage afin d’y loger Daniel Bloch. Quelle ne fut pas la surprise, réciproque, celle de deux amis qui se retrouvaient ! La chienne, Fany, reprit rapidement du poil de la bête et le vieil homme, le goût de vivre.

Jamais plus n’allèrent-ils se quitter !

 

L’odeur nauséabonde des tranchées

 ne pourra jamais nous lâcher...

 

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