La promesse de l’aube
Otium 11
On m’invite à participer à un exercice de création ayant pour thème « La promesse de l’aube », titre ouvert du célèbre roman de Romain Gary évoquant la promesse faite à sa mère qui nourrissait une orgueilleuse ambition à son égard, lui, son fils unique.
Je m’approche du sujet en soupesant dans mon esprit, à la manière du jongleur, ces deux concepts de « promesse » et d’« aube ».
Les points de vue de la promesse m’interpellent. Qui promet à qui : promesse de soi à l’autre, promesse de l’autre à soi, promesse de soi à soi ou encore promesses que l’extérieur fait miroiter en soi ? Par ailleurs, je sens que cette notion provoque en moi une tension, car l’engagement commande qu’on s’y tienne, sans quoi on s’expose à la déception de soi.
Maintenant, je prononce « aube » et de sereines visions installent leur paysage en mon esprit. Je suis transportée dans l’atmosphère immobile d’avant le jour ; je suis enveloppée dans le velours d’une luminosité immanente ; je suis absorbée par la paix du silence, réceptacle de tous les sons qui se lèveront.
Aube, moment béni de la page blanche, temps de béance et de suspension ouvert à tous les possibles, instant de résonnance dans le silence.
Traverse-t-on plusieurs aubes dans la trajectoire d’une vie ?
Ces questions posées à titre de jalons de réflexion, je privilégie de suivre le filon de la promesse faite à soi-même, en tentant de retracer les engagements pris au cours de mes aubes successives.
La première aube, celle de l’enfance d’avant les mots.
Annick de Souzenelle, écrivaine récemment revisitée, affirme que « jusqu’à l’âge de cinq ans on se souvient de quelque chose ». Quelque chose d’impalpable, dit-elle.
Je pense que l’enfant placé devant l’immensité et l’apparente nouveauté de l’univers en fait alors l’expérience émotivement, sans mots, sans concepts. Et dans ma mémoire, la qualité de cette expérience directe revêt la forme de l’émerveillement. Un émerveillement non exempt non plus de ce « quelque chose dont on se souvient » :
Tant de grains de sable, tant d’éclats de lumière, tant de brindilles d’herbes, tant de flocons de neige, tant de scintillantes étoiles, tant de gouttes de pluie ! L’enfant se voit ainsi saisi par l’incalculable abondance du donné, le fabuleux chatoiement du monde, ce creuset de l’immensité et de l’infini dans lequel il prend ancrage.
Un vécu qu’il continuera de porter à la pointe de son âme ou dont il enfouira la muette empreinte au fond de celle-ci. On est dans l’univers du sentiment qui sait. Sans capacité à formuler d’engagement, mais sensible à une possible promesse…
Puis il y a l’aube de la conscience : ces premiers défrichements rationnels du monde, ces premières effractions de lucidité dans la pensée. Je me souviens d’avoir pressenti, très jeune, en un foudroyant éclair, l’enfer dans lequel l’existence serait enfermée. Je venais de saisir trop tôt que la majorité des échanges humains seraient monnayables, régis par le calcul et par le troc de l’argent. J’anticipais qu’il ne pourrait y avoir qu’une forme de « perversion » dans nos rapports, conséquence de cette médiation chiffrée. Je déplorais, par intuition, que le geste envers autrui ne serait que rarement gratuit, que l’authentique générosité se verrait corrompue. L’engagement de me tenir dans la générosité s’est alors ciselé en mon cœur.
Se lève ensuite l’aube de l’adolescence, le temps de la fabrication de l’identité, ce moi frêle exposé à l’altérité jugeante. Pour caractériser cette période, me revient la phrase d’introduction du roman de Charles Dickens, David Copperfield. David se demande : « Serais-je le héros de ma propre histoire ? Ou quelqu’un d’autre y prendra-t-il cette place ? »
Tout comme lui, à cet âge, je chérissais l’idée de devenir le héros de ma propre existence. Cependant, je ne me représentais pas de silhouette héroïque précise, je ne formulais pas d’engagements intrépides fermes. J’aspirais seulement à honorer quelques valeurs inculquées — la quête de vérité, l’authenticité, la générosité — et je rêvais d’actualiser une certaine audace dans mes choix de vie et dans la créativité, alors stimulée par la foisonnante fantaisie des artistes surréalistes dont je nourrissais mon feu.
Puis la vie s’est mise à bouger, en soutenant un mouvement allégro presto. D’autres aubes sont apparues, appelant une mobilisation davantage axée vers l’extérieur, parfois à l’écart de ma propre intimité. Beaucoup de jours à courir après le sens, mais des jours aussi marqués par les merveilleux engagements envers l’époux et envers le fils, mes deux êtres tant aimés, mes pierres d’assise, source d’une joie plus pure encore que celle d’une promesse !
Et me voici déjà à contempler l’aube du crépuscule, la vie professionnellement active ayant refermé son chapitre. À réfléchir sur la promesse de l’aube, sans tenir un filon aussi précis que notre ami Romain Gary. À réviser certains spectres d’engagements, sans volonté de bilan, de crainte de pointer quelque trahison. À jongler encore avec les aspects de cette proposition de création littéraire.
J’en fais à nouveau appel à Annick de Souzenelle, alors que je me sens toujours aussi éclatée, toujours papillonnant autour de désirs innombrables, et aussi, il faut le dire, encore inassouvie des sens donnés à cette existence.
« Nous sommes en cette vie pour conquérir l’infini », affirme-t-elle.
Conquérir l’infini !
Pourquoi cette grandiose affirmation trouve-t-elle écho en moi maintenant ? Pourquoi cette soif de totalité, cette soif d’absolu me vrille-t-elle aux tripes comme un grand retour du refoulé ?
Fermons les yeux. Laissons les mots affluer d’un autre horizon que celui de la réflexion. Peut-être m’aideront-ils à formuler une promesse pour l’ultime aube ?
Habiter la dernière aube
Y faire silence
Rassembler ses fragments
Se laisser glisser
Au fond du puits
Atteindre le gisement
Ce quelque chose oublié
De l’enfance
Affronter le trou noir
Sans se cramponner aux repères
Danser avec l’énergie
Passer de l’autre côté du miroir
Puis faire corps
Avec la lumière une
Et sans mots
S'effacer
Dans l’éblouissement de la promesse !
Claire
Novembre 2021
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Promesse… de l’aube?
Chaque matin, dès l’aube, Sol sortait marcher au-devant du jour. Il était hanté par cette croyance que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Alors, tel un bon élève, il s’astreignait à cette discipline spartiate, plus soucieux de voir cette promesse d’avenir radieux qu’on lui avait prédit que de profiter du lever de soleil qui se déployait souventes fois autour de lui.
Alors en effet, Sol marchait, regardant peu mais se souciant beaucoup : qu’allait advenir. Parfois se disant : je vais sûrement rencontrer quelqu’un, ou… quelqu’une, ce dont il se réjouissait d’avance secrètement. Chaque fois il rentrait chez lui, déçu, mais accueillant de bonne grâce cette autre journée si souvent routinière.
Un matin d’automne, alors qu’il marchait le coeur léger, attentif à l’inattendu, il fut saisi d’émotion à la vue d’un arc-en-ciel traversant tout le ciel. Ce phénomène céleste étalait une telle panoplie de couleur que cela lui fit penser aux crayons Primascolor de son enfance. Il s’arrêta alors, séduit par ce spectacle à grand déploiement. Pour un moment, son esprit fut focalisé par ce qu’il vivait dans l’instant présent, n’ayant plus le souci de ce qu’il pouvait lui arriver; il n’était plus dans l’advenir, mais dans ce qui advient. Il poursuivit encore un peu sa marche, mais cette fois, contrairement aux jours précédents, il était heureux de ce qui s’était présenté à lui.
En rentrant chez lui, il prit un temps pour repenser à cet arc-en-ciel qui l’avait tant ébloui. Comme je suis chanceux d’avoir vécu ce moment d’émerveillement ce matin, se dit-il. Quel beau cadeau du ciel !
Le lendemain matin, il entreprit sa randonnée matinale dans un état d’esprit un peu différent, cette fois un peu plus attentif à ce que l’aube allait lui offrir. Il remarqua pour la première fois un nid à la cime du vieux bouleau jaune qu’il croisait chaque matin sans trop lui accorder d’importance. « Quelle sorte d’oiseau peut bien habiter dans ce nid? », se demanda-t-il. Tout en scrutant la cime de ce vieil arbre, il aperçut un grand oiseau bleu et gris se déposer dans le nid. Il demeura quelques instants à suivre le va-et-vient affairé du geai bleu en s’appuyant sur le bouleau jaune. Il ressentit la force de cet arbre centenaire et décida de caresser son écorce. Il poursuivit ensuite sa route, heureux de cette rencontre avec de la vie végétale et animale.
Cette journée-là lui parut particulièrement légère et prit conscience qu’il offrait plus de bienveillance envers ses collègues au travail. Sa voisine de bureau, habituellement réservée à son égard, lui sourit et lui demanda si quelque chose d’heureux lui était arrivé ces derniers temps. Il resta un moment à réfléchir, d’abord surpris de la voir lui parler pour la première fois, lui répondit : « Je ne sais pas trop. Mais ce matin j’ai eu la chance de croiser un bel oiseau bleu sur un grand arbre doré, et cela m’a rendu joyeux. » La jeune dame le remercia pour cette confidence et lui confia qu’elle aussi adorait les oiseaux. Il lui offrit de prendre un café à la pause pour lui raconter sa rencontre matinale, ce qu’elle accepta avec enthousiasme.
Le lendemain matin il amorça sa rencontre avec le jour le cœur plus joyeux, délesté de cet esprit soucieux de l’advenir, et ouvert à ce qui se passerait autour de lui. Le bouleau jaune lui parut plus grand que la veille. Il ne vit pas le geai bleu dans son nid, mais distingua à travers les immenses branches du bouleau deux écureuils roux grignotant quelques noix, totalement indifférents à sa présence. Il retourna chez lui en état de grande satisfaction de cette rencontre avec ces êtres vivants ayant enrichi son excursion matinale.
Il réalisa finalement que c’était la qualité de vivre le présent que lui offrait cet engagement à se lever tôt: une promesse offerte par l’aube. Se rappelant ce texte du philosophe définissant la lumière du matin : La lumière du matin inspire et expire la création, elle produit tous les êtres vivants; elle précède tout, il comprit que ce qu’il recevait chaque matin à travers cette luminosité matinale, c’était la promesse d’une belle journée toute neuve, DÈS l’aube. En revenant à son travail, il vit que quelqu’un lui avait déposé une grande feuille blanche sur laquelle était écrit à la main, ce texte.
C’était un extrait du poème Élévation de Charles Baudelaire :
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prend un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
Il en fut bouleversé. En regardant autour de lui, il aperçut le large sourire de sa voisine.
Tout sourit à qui se lève tôt : c’était là le fruit de sa promesse de… l’aube.
Pierre
Novembre 2021
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la promesse de l’aube...
(... la promesse de l’aube)
Mon grand-père maternel avait l’habitude de se lever tôt, à l’aube. Il s’assoyait sur le balcon de son chalet face au lac Arnold à la porte du Maine aux États-Unis qui, selon les jours, à quelques courts instants du lever du soleil, frémissait sous les impulsions du vent matutinal ou polissait délicatement le miroir qu’il allait devenir.
Je me suis réveillé je ne sais trop combien de fois durant la nuit, à un point tel que chacune des heures qui passaient m’apparurent l’une après l’autre dans un cortège de chiffres que mon portable accumulait dans l’espace restreint que représente le cadran pour, finalement, permettre à l’alarme de me hurler qu’il était temps de me lever, l’aube, délicatement, traversait telle une promesse les rideaux de tulle ivoire qui, sans jamais y parvenir, tentent de conserver une certaine noirceur à l’intérieur de cette chambre qui donne sur le District 2 de Saïgon, au Vietnam.
C’était un homme peu loquace et, dans ses mots, résonnaient surtout des chiffres. Toute sa vie il a su compter des billets de banque, évitant, comme les hommes de sa génération et certaines l’ayant suivie, de dévoiler ce qui se murait dans son intimité. Mais les yeux savent difficilement mentir ou dissimuler sentiments et émotions. Lui, Eudore de son prénom, était sensible et émotif, ça se lisait dans son regard parfois fuyant, mais ici, dans cet endroit qu’il surnommait son “paradis terrestre”, peu ou pas d’espace pour les problèmes inhérents aux activités de chef d’entreprise qu’il était, et, parallèlement, au prêteur sur gage auprès de je ne sais trop combien de gens ; les bénéfices provenant de la vente de ses produits alimentaires et les intérêts qu’il exigeait de ses débiteurs s’engrangeaient de façon astronomique pour l’époque durant laquelle il a vécu.
Il faut me préparer car on m’attend à l’hôpital Chợ Rẫy situé dans le District 5, sans aucun doute l’établissement le mieux coté pour la médecine générale et l’endroit que les Vietnamiens se recommandent entre eux si, par malchance, un problème de santé survient et que cela exige soit une hospitalisation, soit une consultation à la fine pointe de la modernité dans des domaines aussi variés que la neurologie, l’oncologie et la chirurgie, mais moi je m’y présente pour un traitement que seul cet établissement est en mesure d’offrir - l’autre se trouve à Hanoi - soit le “couteau gamma” qui permet de bombarder des lésions cérébrales, et dans mon cas, un anévrisme qui s’étend sur près de 2 centimètres situé au-dessus du crâne, vers l’arrière.
Son prénom rime avec “aurore”, ce moment qui suit l’aube, précède immédiatement le lever du soleil alors que l’horizon présente des couleurs brillantes et rosées. Il participait à l’une et à l’autre, espérant sans doute que le jour, définitivement installé, l’invite à quitter son mirador pour s’activer comme s’il avait reçu, provenant du ciel, la promesse que tout allait lui être favorable. En homme croyant, fortement croyant, sa posture assise sur une chaise en paille rouge, toujours la même, laisse à penser qu’il prie, mais non, il médite. Prier nécessite la parole, méditer, c’est rejoindre l’âme. Cet homme peu bavard, lorsqu’il bougeait les lèvres, c’était comme s’il mémorisait un message, celui de l’aube, celui qu’elle venait de lui offrir, une promesse plus qu’une offrande. Il fallait respecter ses moments de profonde intériorité ; il faut dire, d’ailleurs - je parle de moi qui l’ait si souvent vu dans cette posture ressemblant à une certaine prostration - que peu de choses, que ce soit le bruit des vagues éclaboussant les rochers à quelques mètres du balcon, le froufrou des feuilles grelottant dans les matins frisquets, les premiers roucoulements des oiseaux ou encore le sinistre cri du huard qui fend l’eau avant de s’y projeter pour en ressortir quelques mètres plus loin ou tout simplement, j’allais dire bêtement, mon baîllement devenu soupir, car je ne savais pas comment résister, comme lui, à ne rien faire d’autre que de l’introspection.
Descendant de la voiture taxi, il n’est pas encore 6 heures du matin, je me surprends de constater à quel point tout s’active, il faut dire qu’en ces temps de pandémie - ici on préfère le mot épidémie - l’hôpital est surchargé et qu’il est interdit à ceux qui n’ont pas rendez-vous de pénétrer dans cette enceinte qui surprend autant par sa hauteur que son étendue, mais on m’attend et ici les services sont catégoriques, “ ne soyez pas en retard car vous vous retrouverez au bas de la liste des patients qui seront reçus par les médecins “, alors que ma visite a été fixée pour 6 heures 30, je peux me permettre d’observer autour de moi une fois que toutes les ablutions liées à la protection contre la covid-19 sont réalisées, je me permets donc de considérer le grouillement des activités surprenantes et diversifiées : vendeurs et vendeuses de soupe vietnamienne, d’autres, ce sont des billets de loterie, quelques chauffeurs de motocyclettes proposant à ceux qui sortent - l’hôpital fonctionne 24 heures sur 24 - et qui semblent ne pas avoir de moyen de locomotion, de les reconduire, mais le plus époustouflant demeure tous ces gens étendus à même le sol, en attente d’un parent qui doit subir un traitement quelconque ou veillent au grain, je veux dire par là qu’ils y demeureront jusqu’à la fin de l’hospitalisation d’un membre proche ou éloigné puisque l’on vient de loin pour se faire soigner ici et qu’il est interdit d’entrer à cause des mesures de sécurité que ce mastodonte de building a mis en place afin d’éviter que le sournois virus qui sévit actuellement dans Saïgon n’atteigne plus de gens encore que les quelques milliers de cas que l’on dénombre quotidiennement et que la lenteur de la vaccination ne réussira pas à enrayer avant quelques semaines.
L’aube bien installée, on le croirait revenir d’un lieu inconnu, plutôt d’un lieu que lui seul connaît. Certains ont dit qu’il a toujours été profondément attaché à sa belle-mère, cette femme-roc, au moral inébranlable et à la force de caractère inaltérable. Ça serait, c’est du moins ce que l’on a répandu au sujet de la relation qui les unissait, ça serait de l’ordre du mystique dont les séances matinales pourraient en être la manifestation. Autant ma grand-mère Rose-Anna, épouse d’Eudore, fille de celle que tout le monde appelait “memère Hardy”, autant cette femme d’une beauté et d’une noblesse à nulle autre pareille était pieuse, frôlant la bigoterie, autant le modèle maternel est tout autre, davantage aérien, plus immatériel. C’est sans aucun doute à son contact que mon Eudore de grand-père a hérité de ce souci du silence sur les choses surnaturelles, cette ferme conviction qu’il existe un canal de communication entre l’humain et ce qui s’en éloigne, ainsi que de ne pas chercher à en comprendre la structure ou le fonctionnement. Mon grand-père a beaucoup été trahi dans sa vie, souvent même par quelques-uns de ses propres enfants - être le père de dix-sept enfants dont quinze ont survécu n’est pas une sinécure - mais cela ne l’a pas aigri ou, pire encore, mené à la vengeance ou la répudiation. Il a plutôt fermé les yeux et, comme le lui conseillait certainement memère Hardy, appris à pardonner. Le pardon c’est sans doute, aussi, comme une promesse de l’aube...
Il m’a fallu traverser deux immenses cours pour parvenir au département de neurologie et à l’espace réservé au traitement par “couteau gamma”, un endroit qui ressemble à tous les autres mais qui entrepose sans aucun doute la machine la plus dispendieuse de tout l’établissement, d’ailleurs, le neurochirurgien, m’expliquant cette technique hyper moderne, ne se gêna pas pour vanter l’hôpital de s’enorgueillir du spécimen qui allait me recevoir dans son antre, ainsi que quatre autres patients avant moi, et qu’il était exactement le même que ses jumeaux installés en Asie, en Europe et en Amérique, tous basés sur l’intelligence artificielle et l’informatique, ce qui a eu pour effet, non pas de réduire la douleur, malgré l’anesthésie locale, lorsqu’on t’insère des vis à raison de deux sur le front et deux autres à l’arrière de la tête, comme une espèce de masque de fer afin d’empêcher la tête de bouger d’un seul petit millimètre et que tu réalises la ressemblance avec la célèbre photo de Frankenstein sur laquelle, lui, semble être bien confortable, mais je l’avoue honnêtement, un court instant j’ai cru que j’allais m’évanouir, c’est par la force d’une pensée vers ma tante Madeleine, cette femme qui a résisté toute sa vie à des douleurs autant physiques que mentales et cela sans jamais, mais vraiment jamais, froncé les sourcils un seul instant, que cela m’a été d’un immense secours avant de sortir de cette petite pièce que maintenant je qualifie de salle des tortures, sans même songer un seul instant que j’allais devoir y revenir une fois le traitement achevé afin de m’enlever cet attirail supplicier.
Et il rentrait dans le chalet comme s’il sortait d’une profonde retraite que lui seul venait de quitter. S’affairant à préparer son petit-déjeuner, toujours le même, des rôties sur lesquelles il étalait la margarine qui fit de lui un homme riche mais qu’à ce moment-là il appelait encore le “spread”. Personnellement, ce goût ne m’a jamais emballé mais il fallait taire cela au risque de lui déplaire. Je crois bien qu’à cette heure-là nous n’avions pas encore échangé un seul mot et à moins que ce ne soit pour annoncer le programme de la journée, le silence perdurerait. Il avait reçu sa promesse de l’aube et sans soute s’imaginait-il qu’il en était de même pour moi ou tout autre personne avec qui il partagerait les prochaines heures. Nous avions à retourner vers l’autre côté des lignes, c’est ainsi qu’il nommait le passage à la douane autant américaine que canadienne et s’il ne s’agissait pas de cela, nous aurions à nous affairer à quelques occupations en lien avec le chalet alors qu’en hiver c’était de longues excursions en motoneige, certainement ce qu’il préférait le plus durant la saison froide.
Inconfortablement casqué de cet attirail d’acier on m’a dirigé d’abord vers la salle d’imagerie de résonance magnétique afin de bien calibrer le tout, préalablement à mon entrée dans la machine du “couteau gamma” qui n’allait pas tarder puisque la jeune fille qui me précédait venait tout juste d’en ressortir, avec tous ses morceaux, ce qui me rassura un peu avant que l’on m’installe une sorte de cage en verre qui allait abriter mon attelage de fer et qu’on me propose de la musique pour les trente-sept minutes que le traitement allait durer, j’ai alors choisi du classique, vivant ces quelques minutes en compagnie de Mozart et Beethoven, ce qui en soit n’est pas désagréable et a eu pour résultat de calfeutrer un peu le bruit ambiant qui revenait aux trois ou quatre minutes environ, sans que je sache s’il s’agissait d’une sorte de rebondissement des rayons ionisants que l’on m’envoyait afin de faire obstacle à l’anévrisme tout en stoppant sa progression et entamant le processus de réduction, ce qui, c’est du moins ce que le neurologue m’a dit, doit s’étendre sur une période pouvant aller entre six et douze mois, avec un amenuisement des maux de tête, j’avoue que le seul fait d’envisager que ceux-ci n’allaient plus progresser m’a soulagé.
Et nous revenions, le plus souvent en fin de journée, mon grand-père satisfait de ses rencontres ou des kilomètres de promenade motorisée dans les bois de l’Arnold - il possédait une 2 chevaux de Citroën pour les trois saisons autres que l’hiver qui, lui, était réservé aux nouveaux modèles que son ami Armand Bombardier, inventeur de la motoneige, lui échangeait d’une année à l’autre - et moi, ne cessant de me demander s’il avait réussi à aller jusqu’au bout de sa promesse de l’aube.
Je suis sorti de cette machine plus rassuré que lorsque j’y suis entré car je voyais, je parlais, j’entendais et je pouvais sentir toutes les odeurs autour de moi, cela me permit de dire que les rayons gamma n’avaient pas endommagé d’autres parties du cerveau qui s’étaient offertes à son flux, réalisant que la promesse de l’aube, la mienne, celle de voir disparaître plus ou moins rapidement ces maux de tête qui m’assaillent depuis plusieurs mois, quelques années pour certains, il me semble qu’une majeure partie d’elle venait de se réaliser et qu’à partir de maintenant, il me fallait attendre la suite des choses, puisqu’une promesse, parfois, ne se réalise pas complètement de façon magique.
Lorsque je repartais du chalet Arnold dans le Maine, dans la Cadillac qui nous ramenait vers la civilisation, toujours une seule et même question de sa part : “c’est bien le paradis terrestre ici, n’est-ce-pas ?” Ma réponse, toujours la même : “vous avez parfaitement raison.” Il clôturait la conversation par un “faudra revenir” qui me semblait relever de la promesse et nous poursuivions notre route... dans un silence le plus religieux qui soit.
Nota Bene
Il y a dans le mot “promesse” cette assurance, le plus souvent verbale, de faire ou de dire quelque chose alors qu’au pluriel ce sont des paroles prodiguées sans intention ou sans possibilité de les mettre à exécution, mais dans les deux cas, la promesse de représente une annonce, un signe.
L’aube, ce moment qui précède l’aurore alors que la lumière du soleil levant commence à blanchir l’horizon, est également un symbole de pureté, d’immatérialité, de promesse de vie, d’espoir.
Jean
Novembre 2021
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