Le déclencheur de cet otium proposé par Claire nous invitait à utiliser, dans un texte, cinq (5) mots tirés d’une liste de 12. Chacun d’eux possède la qualité de n’être pas tout à fait courant. Les voici :
1) se carapater; 2) cornaquer; 3) forfaiture; 4) turbin; 5) surrection;
6) carmagnole; 7) dromomanie; 8) bimbeloterie; 9) théodolite;
10) feu grégeois; 11) gyrovague; 12) anadyomène.
Nous vous laissons le plaisir d’en découvrir le sens.
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Cinq mots de trop
( et même un de plus !)
Le parfum de bois mêlé d’arômes de café caractéristique du lieu souleva Mélanie de plaisir, dès qu’elle eut ouvert la porte. Depuis si longtemps, elle se morfondait pour ce moment. De ce qu’elle percevait dans la pénombre, rien ne semblait avoir bougé. Tout était à sa réconfortante place : le mobilier, l’éclairage feutré, le fond musical enchaînant ses succès préférés.
Elle se cala comme à l’accoutumée dans « son » fauteuil, disposé en angle avec le bar, ayant vue sur l’entrée. Seul le personnel s’était renouvelé. Une jeune femme enjouée vint prendre sa commande. Ah ! le plaisir de retremper ses lèvres dans la mousse de sa blanche artisanale de prédilection. Quelle interminable attente avait induit cette misérable pandémie ! Quel monotone isolement avait-elle dû traverser. Enfin, se disait-elle, ses soirées seraient à nouveau meublées de musique, d’échanges et, qui sait, peut-être, rencontrerait-elle finalement l’âme sœur !
Et c’est sur ces réflexions qu’elle le vit entrer, dans une dégaine débonnaire : cheveux bouclés longs, prunelles d’anthracite, port élancé, traits émaciés, jeans moulés, chandail en laine Merino et sac au dos. Tandis qu’elle le scrutait avec intérêt, le jeune homme croisa son regard hypnotisé, il lui sourit et s’avança d’un pas déterminé vers le fauteuil libre devant elle.
- Vous permettez, belle demoiselle ?
- Ben oui, s’empressa de répondre Mélanie.
Tandis que le jeune homme déposait son sac, elle lui demanda :
- Comment tu t’appelles ?
- Ariel
- Ariel, c’est pas un nom trop commun ça. D’où viens-tu ?
- Aaaah… A-ri-el !, Nom d’origine juive, comme l’était mon père qui a choisi ce prénom car il évoque une personnalité mobile, aventureuse et disserte… qui s’est avérée ! J’arrive de France.
- Ah ouain…
- Oui, aussitôt que vos frontières se sont ouvertes, j’ai décidé de me carapater !
- De…. te….carapacer ?
- Carapater… J’ai largué les amarres. Je me suis tiré quoi, marre de cette pandémie ! Mare de mon turbin !
- Mare de ton… turban ? hésita Mélanie qui se demandait s’il était approprié de faire écho à ce qu’Ariel exprimait, trop incertaine de bien saisir ses paroles, sans doute à cause de son accent et surtout de son débit précipité. Le jeune homme parlait comme s’il était toujours à la course.
- Turbin, vous ne connaissez pas ? : Pensum, boulot pas possible, travail éreintant !
- Ah bon, marmonna Mélanie qui sentait son ego fondre dans l’ignorance et qui n’osait plus relancer le voyageur de ses questions, de crainte d’être entraînée dans d’autres réponses inintelligibles.
- Je bossais dans le domaine du commerce. J’étais saturé de la pression qu’on me faisait subir à rentabiliser de l’insignifiante bimbeloterie.
Mélanie regarda passer ce dernier mot dans son esprit. Il lui était impossible de le rattacher à un quelconque sens. Une lancinante sensation d’infériorité la tirait par le bas, dans un vertige de plus en plus désagréable. Et puis, autre malaise, il ne lui avait encore même pas demandé comment elle se nommait. Elle tentait de le suivre dans ses explications, tout en refrénant un sentiment croissant d’impatience et de déception.
- Il ne m’en fallait pas plus pour que ma dromomanie ne s’active, poursuivit Ariel en désignant son sac à dos orné d’épinglettes de différents pays.
- Euh… Ariel, tu vas devoir m’excuser. Je dois aller au petit coin…
- Aaaah mademoiselle entend l’appel du lieu secret dans l’endroit désert… bonne randonnée !
Dès qu’elle eut refermé la porte des WC, Mélanie s’empara de son cellulaire et s’empressa de taper Google, puis dromo… Elle ne tolérait plus d’être dévoilée dans ses insuffisances. Voilà : elle avait trouvé ! : « Dromomanie : Ce mot, qui n’est plus utilisé de nos jours, désigne une pathologie psychiatrique du voyageur compulsif observée à la fin du XIXe siècle. Cette pathologie est baptisée “dromomanie” d’après dromos, un terme de grec ancien qui signifie “course”. »
Mélanie fulminait en silence : c’est ben lui, sacrament ! Un prétentieux qui me paralyse dans un dialogue de sourds. S’il m’en place un autre de ces mots à cent piasses, faut que je trouve le courage de m’affirmer. Elle me l’a bien expliqué ma thérapeute. Je me retrouve encore pognée dans un système relationnel supérieur-inférieur. Ç’ta moi de casser ça !
C’est sur cette résolution qu’elle revint à son fauteuil. Ariel la contemplait affichant le sourire béat de l’érudit heureux et lui envoya :
- Alors notre Vénus anadyomène est de retour !
Ce cinquième mot fut de trop, la coupe se répandait.
- Ben oui Ariel, Mélanie est de retour, mais pas pour longtemps. Je te laisse vagabond des grands chemins, et je te souhaite un bon séjour en territoire québécois. Essaie de pogner quelques mots de notre terroir et puis tâche de redescendre de tes grands chevaux !
Et si elle avait su, elle aurait ajouté : Tu te trouveras bien quelqu’un d’autre pour te cornaquer au ras des pâquerettes !
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Ajout : Caractéristiques des Ariel
Désirant à tout prix rester libre, Ariel est un homme qui vit dans l’action. Indépendant, il apprécie faire de nouvelles découvertes, partir à l’aventure et réaliser des voyages. Ariel est souvent pris pour un marginal, voire pour un fantaisiste. C’est cependant ce côté original qui aura tendance à séduire son monde. Bavard et ouvert, Ariel est apprécié des autres. Ces derniers le trouvent d’ailleurs très intéressant. Avec lui, on ne s’ennuie que très rarement. Côté amour, Ariel sait faire usage de son charme inné pour séduire ses dames.
Claire
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La collectionneuse de mots...
Tout comme le fait une philatéliste, une numismate ou une cartophile, cette curieuse collectionneuse aime réunir des mots ayant certains points en commun, une étymologie parente ou encore, et complètement à l’opposé, des différences magnifiques. Elle les classe selon une approche toute personnelle, conservant dans un cahier Canada vert, savamment numérotées, les différentes définitions ; les homonymes et les paronymes dans un deuxième, le rose ; un troisième, bleu cette fois, aligne les antonymes.
La collectionneuse de mots ne conçoit pas cette activité entreprise il y a de cela plusieurs mois déjà comme un turbin ; au contraire cela lui permet de se carapater de sa triste réalité quotidienne. Clouée à un fauteuil roulant, dépendante d’aidants autant naturels que professionnels, elle s’efforce régulièrement - pour ne pas dire quotidiennement - à combiner cette activité à une surrection des membres de son anatomie qui l’empêchent de fonctionner adéquatement, aspirant à un meilleur sort.
L’accident dont elle souhaite évacuer de sa mémoire les tristes circonstances, est survenu alors qu’elle revenait de la bibliothèque municipale d’une ville de banlieue. Tout s’est déroulé à la vitesse de l’éclair. Aujourd’hui et à chacune des fois qu’une ou plusieurs images lui reviennent ramenant à sa mémoire l’explosion de bruits, le déchirement de son corps, la commotion, autour d’elle, des gens ayant été témoins de ce fracas entre la mécanique d’un poids lourd et la fragilité de cette jeune fille qui, s’écrasant sous les roues du mastodonte, se souvient encore qu’elle tenait entre ses bras cassés une pile de livres que déjà le sang maculait, la collectionneuse de mots cherche à s’y adapter en tentant de s’en détacher.
On mena à l’hôpital une jeune fille désespérément accrochée aux pages reliées entre elles et grâce auxquelles elle doit toujours d’être en vie, c’est du moins ce que la collectionneuse de mots dira lorsque, un mois plus tard, sortant du coma, elle se découvrira quadriplégique.
C’est à partir de ce moment charnière, qu’au delà des livres, elle entreprendra de se cornaquer elle-même vers les mots, leur vouant un inconditionnel respect et un total abandon.
Elle marchait sur le trottoir, ne vit jamais venir ce camion qui allait la faucher, l’écrasant sous ses roues, puis, reprenant conscience, récupérer péniblement les livres qu’elle venait d’emprunter à la bibliothèque. Toute son inquiétude s’y trouvait rassemblée comme si elle ne souhaitait pas être accusée de forfaiture : sa passion pour les livres venait d’être déplacée vers les mots, comme si le nouvel état physique dans lequel le destin la plongeait, cela la conduirait à la racine des choses, éloignant toute globalité.
Impossible de marcher - elle ne marchera d’ailleurs plus jamais - assignée à ce fauteuil, son lot quotidien. Ses mains lui permettent d’écrire, son activité régulière depuis la tragédie. La concentration n’étant plus au rendez-vous, elle canalise son énergie sur les mots, s’amuse à les classer, les transcrire dans ses cahiers Canada selon un ordre souvent aléatoire, avec pour objectif de les cerner dans les divers recoins de leur définition.
Elle racontait à l’infirmière chargée de la suivre régulièrement, qu’à titre de collectionneuse de mots elle nourrit l’impression d’en être aussi la salvatrice, car souvent un mot disparaît, trop peu utilisé, devenu obsolète, évacué par la mode ou qu’un suppléant plus facile à manipuler le relaie aux oubliettes.
On a installé son fauteuil devant une fenêtre de son appartement qui donne sur un parc que fréquentent autant les écureuils que les personnes âgées qui s’y prélassent lorsque le temps est au beau. Depuis le grave incident qui l’a clouée sur cette chaise de métal, la collectionneuse de mots n’a plus mis les pieds à l’extérieur. On le lui a proposé à maintes reprises, mais toujours elle a refusé sans trop savoir pourquoi. Toutes ses heures sont consacrées à colliger des mots à partir d’une technique qu’elle a développée avec le temps.
Un mot, c’est un son ou un groupe de sons constituant une unité porteuse de signification à laquelle est liée, dans une langue donnée, une représentation d’un être, d’un objet, d’un concept, etc. Ça ressemble à une enveloppe charnelle dans laquelle s’empilent d’innombrables contenants et des contenus incommensurables. Voici pourquoi on retrouve dans le cahier vert, celui des définitions, l’historique de chacun des mots, les sens connus et oubliés, et certaines références à des auteurs que notre collectionneuse connaissait ou apprend à connaître.
Les cahiers rose et bleu suivent une certaine logique, un peu comme si notre collectionneuse s’était mise à la recherche de familles linguistiques, ce qui l’amène vers d’autres langues actuelles ou disparues. Pour elle tout se tient, ainsi que la réalité plurielle des choses.
Au début, elle a dû résister à la tentation l’incitant à s’amouracher de certains mots, craignant que ceci l’éloigne d’une objectivité manifeste qui risquerait de la porter à discriminer ou à en distinguer quelques-uns au profit d’autres. Il ne faut pas toucher au fondement du réel, chercher plutôt à se l’approprier.
C’est à un long voyage dans le temps que sa passion l’invite ; celui d’avant la catastrophe qui maintenant l’immobilise dans un fauteuil, la cloître face à une fenêtre donnant sur un parc le plus souvent vide. S’est-elle dit, avant d’entreprendre cette collection pour le moins inhabituelle, que d’abandonner les livres, ces objets achevés, pour ne s’intéresser qu’au matériau ayant servi à leur création, que cela pouvait ressembler à une reconstruction, même partielle ? Chose certaine, la collectionneuse de mots ne fréquente maintenant que des encyclopédies, des dictionnaires et pour les langues anciennes, des thésaurus. Elle lit les mots, se les approprie comme si chacun d’eux contenait un ensemble de possibles. Leur teneur, leur portée, la rassurent sur le fait qu’ils ne peuvent pas se suffire à eux-mêmes, qu’ils doivent chercher l’appui d’une foule d’autres afin de forer plus creux dans un champ aux mille et une significations. Chaque mot, pris individuellement, renferme une infinité de possibles et lui infliger une certaine limite pourrait en expulser sa nature intrinsèque.
Tous les jours, la collectionneuse se répète que l’étoffe des mots dans toute sa simplicité lui ressemble. Elle qui, dans un très court instant, passa de totalité à fragments, de livre à mots, et, renouant avec la réalité, ne rétablit le contact avec la réalité qu’en revenant à sa source, à son essence même. La moitié inférieure de son corps ne fonctionne plus ; l’autre moitié relie son cerveau à ses mains par la magie de l’écriture, celle des mots qu’elle découvre comme autant de pages dans sa vie qui jamais ne seraient advenues sans la catastrophe dont elle fut la proie. La conscience exacerbée de redevenir un mot porteur d’un certain avenir, non plus un livre comme entité achevée.
La seule hiérarchie à laquelle elle s’astreint est numérique : chacun des cahiers Canada la respecte scrupuleusement. Comme unique méthode de travail, celle-ci : arrive un nouveau mot, il est transcrit dans le cahier prévu à cet effet, à la suite des autres qu’elle s’oblige machinalement à relire. Ainsi, la collectionneuse de mots s’assure que chacun d’eux conserve son importance et sa vivacité tout comme elle espère une suite à sa vie stationnaire.
Il n’existe sans doute pas de vies sans contretemps, tout comme il n’y a pas de livres sans mots. Ce qui est maintenant n’a rien d’immuable et le hasard a la malencontreuse habitude de bouleverser le cours des choses.
La collectionneuse de mots le sait maintenant, elle qui, paralysée dans un fauteuil roulant parqué devant sa fenêtre, n’a plus qu’à feuilleter des cahiers Canada de différentes couleurs remplis de mots hétéroclites pour espérer que se taisent les lancinantes sonorités d’un camion qui l’ont abîmée.
Jean
29 septembre 2021
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Oh Témiscouata! Comme un retour à ma vraie nature
Témiscouata (lac profond en langue Micmac) c’est d’abord ce grand lac, long de 42 kilomètres, m’inspirant les vers suivants du poème anadyomène de l’immortel Lamartine et qui me remuent dès lors que je les énonce :
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Mais je m’égare, je m’emballe, prêt à danser la carmagnole, quoi! Mon propos est plutôt de relater du mieux que je peux, cette émotion vécue hier à la vue de ce spectacle grandiose en arrivant à Cabano, puis à Saint-Juste-du- lac. Comment ai-je pu avoir ignoré toutes ces années ce trésor à portée de vie?
Il nous fallait ce hasard qui n’en est pas un, plutôt cette chance de nous voir offrir ce chalet par une amie du yoga, connaissant notre insatiable dromomanie. Ce chalet offrant la proximité de nombreuses randonnées pédestres dans la chaîne des Monts Notre-Dame.
Ainsi, irons-nous, ma chère Claire et moi, tels de nouveaux gyrovagues, par nos quotidiennes randonnées honorer cette nature à la fois sauvage et domptée, nous laissant ainsi
… savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
Parcourant les sentiers pédestres du parc dédié à ce lac, j’en ai découvert un autre, plus discret celui-là, mais surtout plus sauvage : le lac Touladi, en honneur à la truite grise qui s’y reproduit et profite de la fraîcheur de ses eaux profondes. Et c’est par ce lac que ma vraie nature m’est revenue, comme une surrection psychique. C’est en effet le beau et grand lac Clair en Haute-Mauricie qui m’est apparu comme en réminiscence. Celui de mes 16 ans durant cette expédition en canot avec 11 autres frères scouts. Nous venions de terminer le parcours de la rivière du Poste depuis le lac Taureau, exigeant six longs et épuisants portages. Quelle bénédiction ce fut de voir apparaître ce beau lac sauvage, en plein soleil matinal. Clair, il portait bien son nom, car nous pouvions voir le fond du lac jusqu’à plus de deux mètres de profondeur.
C’est cette émotion à la fois simple et naïve que ces lacs m’inspirent et que je retrouve dans la poésie, peut-être surannée mais pour moi sacrée, des Lamartine, Musset et Hugo :
Maintenant qu'attendri par ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l'immensité
- Hugo, Villequier
Je m’en suis d’ailleurs confessé, lors de nos échanges au cercle de lecture de poésie, avouant à notre animatrice Valérie Forgues, poète en résidence de la Maison de la littérature, que la poésie contemporaine ne m’émeut pas, m’étonne parfois et me demande effort et persévérance pour lire les recueils proposés : en un mot, c’est le turbin. Cette poésie d’aujourd’hui, bien sûr je l’accueille mais c’est surtout grâce au contact direct et humain avec les auteur-es-s, que j’arrive à l’apprécier.
Ma vraie nature, c’est Félix plus qu’Hubert Lenoir; Cohen plus que Sting. Étant né au siècle précédent, ma vraie nature est celle de la condition humaine moderne, plutôt que post-moderne.
Pierre
29 septembre 2021
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