mardi 13 août 2019

humeur vietnamienne









Du rez-de-chaussée jusqu’au vingt-neuvième étage, le bougainvillier que je venais tout juste de me procurer arrivait enfin à destination, sa place déjà préparée sur l’immense balcon de l’appartement du District 8, à Saïgon. J’avais demandé, exigé même, qu’il soit porteur de fleurs rouges. On me l’avait garanti. De plus, qu’on l’installe dans un pot plus grand que nécessaire car je lui voulais de l’espace. On le fit. Le résistant pot en grès émaillé dans lequel on me le livra, reflétait un bleu légèrement tacheté de petits surjets blancs.

Le bougainvillier n’avait pas fleuri - trop jeune encore - mais les conseils du fleuriste ajoutés à une petite poudre et beaucoup d’eau lui permettraient, d’ici quelques semaines, d’ouvrir ses fleurs de papier. On m’avait bien précisé que la floraison venue, il fallait diminuer voire même complètement cesser l’arrosage.

L’arbuste reçut, bien appuyé à son tronc, une plaquette dorée sur laquelle on pouvait lire: En hommage à mon frère Jacques... décédé en mars, il y a trois ans de cela maintenant. J’avais fait le voyage afin de le saluer une dernière fois et l’inviter à s’installer au Vietnam, sous la forme d’un bougainvillier.

Comme prévu, il prit de l’ampleur, fleurit. Tous les jours, m’adressant à lui, nous échangions des propos sur tout et sur rien. Rapidement, un lien fraternel se tissa, si bien que je ne m’adressais plus à un arbuste, mais à mon frère en allé. Quelques fois, le frôlant sans m’arrêter, ses longues épines me griffaient. Au début, j’excusais mon indifférence, par la suite ces écorchures allant jusqu'à des égratignures, m’apparurent porteuses de sens. Le frère se manifestait par ces signes obscurs; y portant attention, les insérant dans une certaine perspective, ils ouvrirent des portes qu’inconsciemment je maintenais closes.

Cela dura plus de trois années. À chacun de mes retours de voyage m’ayant conduit vers la terre natale, je retrouvais le bougainvillier en bien mauvais état. On avait eu beau s’occuper de lui durant mon absence, l’avoir visité régulièrement, il semblait s’acheminer vers la sécheresse. Il fallait que je reprenne mes habitudes, nos habitudes, pour qu’il se refasse une beauté. Je comprenais qu’il avait un peu souffert de mes deux mois de cavale.

Cette année, la troisième de son existence, lors de mon retour du Québec, étrangement, il se présenta sous un jour différent: orné de ses plus beaux atouts rouges comme jamais auparavant il le fit. Qu’est-ce que cela signifiait ? Ma logeuse, femme au pouce vert incroyable, avait-elle trouvé la recette miracle lui permettant de bien vivre durant mon éloignement ?

Deux ou trois semaines plus tard, le drame, pire, la tragédie se pointa. Doucement, une après l’autre, les fleurs de papier se détachaient de leurs branches, oubliant d’y laisser ce petit bouton auquel la prochaine s’accrocherait, remplaçant la fugitive. En moins d’un mois, entièrement dégarni, le bougainvillier entreprit une période de dessèchement. Ma logeuse venue à son secours, craquant une branche ici et là, ne semblait pas comprendre le mal dont il était atteint. La mousson ? Peut-être, mais les autres bougainvilliers de mon quartier  n’en souffraient aucunement. Surhydratation ? Impossible, la logeuse elle-même voyait à maintenir l’équilibre nécessaire. Trop de soleil ? Non plus, son exposition ayant toujours été adéquate. Nous nagions en plein mystère, elle dans celui de la botanique, moi, la sémiologie.

Je lui accordai un mois et si le même état végétatif persistait, j’allais prendre une décision. La spécialiste, régulièrement, bougeait le pot, remuait la terre, procédait à de petites coupes séquentielles sur des branches de moins en moins graciles, de plus en plus raidissantes... alors que je cherchais à rejoindre un frère prenant ses distances.

Un matin, à la porte de mon appartement, pudiquement déposé par ma logeuse, un ciseau signifia qu’il était temps de le tailler complètement. Dans ces moments, il ne faut plus réfléchir, rien ajouter à ce qui a été dit et exécuter la décision. Ce fut le commencement d’une sorte de... lâcher prise.

Ce frère, celui qui habitait le bougainvillier, m’annonçait que celui-ci avait été un gîte, non une demeure; l’heure de renverser le sablier avait sonné. Je n’ai pas discuté... je coupai les branches d’un arbuste qui, dans ma profonde naïveté, devait perdurer éternellement... n’avais-je pas requis un pot plus large que nécessaire !

Les branches qui, dans leur siccité, leur vide de sève, tombaient dans un panier d’osier les recueillant, offrirent peu de résistance. J’entrais dans une nouvelle étape. Fallait-il un autre endeuillement pour que s’éclipse le premier ?

Alors que j’arrivais au tronc, solide et résistant, ajoutant de la pression sur les oreilles des ciseaux de ma logeuse pour réussir à l’arracher, rien n'y fit. Il me fallut tirer... et si fort qu’avec lui quelques racines suivirent, d’autres demeurèrent cachées ici et là dans le pot de grès. L’opération composa un trou vide au milieu du pot bleu à taches blanches. Voilà, me suis-je dit, c’est fait... Ne restera plus que le souvenir de trois années d’attentions soutenues, de quotidiens bavardages... Tournons la page.

Le balcon de l’appartement du District 7, beaucoup plus petit que celui qui reçut le bougainvillier à l’origine, se retrouva tout d’un coup fort vide, malgré le fait que les jours précédents, face à l’évidence du dépérissement, je lui enlevais millimètre par millimètre de petits bouts de branches, mû par l’espoir que cela le revigorerait.

La femme de ménage remarqua le vide qui emplissait le balcon. C’est elle qui me fit prendre conscience que l’extérieur de l’arbuste avait disparu, mais que dans le pot, sur et dans la terre qui fut son habitat, beaucoup restait encore. Ce que je nommais lâcher prise, n’ayant pas trouver d’autre mot pour qualifier l’expérience, celle à laquelle le frère m’avait convié, loin d’être complet, m’appelait vers l’intérieur.



C’est fou tout ce que l’on y retrouve. Des racines... des radicelles... des rhizomes tout entortillés, sans ordre précis mais dans un désordre organique tout à fait logique... de la terre qui, avec le temps, avait avalé les roches blanches décorant la surface... des vers de terre... des chenilles encore à l’état de larve. L’univers intérieur dans lequel vécut le bougainvillier s’ouvrait à mesure que je grattais. Je distinguai le symbolisme qu’il représentait il y avait peu de temps encore et son état actuel, celui d’une plante complexe, aux mille et une ramifications. Une invite, aussi, à nettoyer mon propre intérieur...

Jour après jour, je lessivais le tout me disant qu’au cours des trois dernières années, j’avais alimenté un ensemble vivant, parfaitement invisible à mes yeux. Je plaçais les roches blanches, maintenant salies, dans un contenant particulier... dans un sac plastique, je glissais de longues tiges végétales, de petites aussi, tout ce qui avait grandi  autour de lui et près de moi. Il aura fallu un dessèchement, un signe, l’annonce d’un départ, pour me rendre compte que lâcher prise - s’il s’agissait bien de cela - c’est un travail quotidien, purificateur et débordant de surprises. La terre, libérée de toutes les composantes qui s’y étaient accumulé, devenait de plus en plus malléable, souple. Je constatais les résultats de mon action sur et dans elle. L’extérieur, une enveloppe visible et l’intérieur, toute la complexité d’un labyrinthe, s’offraient à mes yeux. Je devais cesser de regarder et voir là où je n’avais pas regardé... Est-ce que ce dont je nommais lâcher prise prenait la direction d’une prise de conscience ?

Cette opération, libérer de ses entraves la terre porteuse d’un bougainvillier, immobile dans un pot de grès, correctement alimentée, aidante à la progression de cet arbuste, devenait-elle, également, comme un plongeon en moi... une découverte de ce que le temps y a fait germer, ce que la nature y a placé ? Ce déblaiement devenu essentiel en raison du départ du locataire, allait-t-il être un engagement à purger le plus possible afin de préparer autre chose ?

Je me rendis compte que ces mots - lâcher prise - représentaient un travail de jardinier, d’abord, mais qu’au fond il allait plus loin, plus creux. J’allais cesser d’avoir du contrôle sur cet arbuste, je cessais de retenir le nécessaire départ du frère. J’avais à accepter qu’il a encore beaucoup de travail à faire, loin de moi, loin de tous ceux qui ont fait leur deuil de lui. Détachant, débarrassant, récurant, une fois la tâche achevée et cette terre dégagée, s’installerait autre chose dans ce même pot, celui à taches blanches.

Une besogne qui aurait très bien pu se faire en un seul après-midi, je l’étirais, m’ouvrant à différentes surprises...
... celle de découvrir d’autres tiges alors qu’il me semblait avoir tout extirpé au départ;
... celle de constater à quel point la terre modifiait sa texture et sa couleur au fur et à mesure de l’ouvrage;
... celle de m’apercevoir que le pot de grès, lui, ne se transformait pas, il se blottissait dans son immuabilité de récipient;
... celle d’aimer ce nettoiement intérieur;
... celle de me surprendre du fait qu’il y a trois ans, je plaçais dans ce bougainvillier une espérance quasi intemporelle;
... celle d’autoriser que ce lâcher prise devienne prise de conscience.  


Cet après-midi, il fait nuageux. La pluie du matin a coloré la terre dans le pot de grès d’une apparence nouvelle. Le surplus, car dans toute prise de conscience issue d’un lâcher prise, il y en a, un peu ou beaucoup, cela dépend du sérieux que l’on consacré à la tâche...
quelques restes, ceux mis de côté se disant qu’un jour on saura bien ce qu’ils signifient...
ceux que la mémoire fait rejaillir sans vraiment que l’on s’en soit aperçu...
et les autres qui attendent le moment idéal pour faire vibrer quelques cordes encore sensibles.

Il n’y a, désormais, plus rien d’essentiel, que de l’important. La chronologie s’arrête sur le moment présent.

Alors que je regarde au loin, par-dessus l’espace qu’occupait le bougainvillier, je vois les nuages s’immobiliser autour des poutres du pont qui enjambe le fleuve entre le District 7 et le District 2 de Saïgon, alors me vient une question: la disparition d’un arbuste en qui j’avais mis tant d’espoirs, dont celui de demeurer en contact avec un être cher, cette disparition qui m’a mené à un lâcher prise, puis un arrêt de conscience sur la fuite du temps, celle des gens, aussi, cette opération n’aura-t-elle été qu’un acte égoïste ? Ou solitaire ?

Solitaire comme ce jardinier agenouillé sur une terre qui lui salit les mains...




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