Monsieur Jean Moyen, l'homme au sarrau blanc. |
Lors de mes
séjours au Québec, je m’accorde le plaisir de déjeuner avec monsieur Jean
Moyen. J’écris monsieur car il s’agit d’un monsieur dans toute la portée du
mot. L’essentiel de nos conversations gravitent, bien sûr, autour de l’époque durant
laquelle j’étais étudiant à l’école secondaire Casavant de Saint-Hyacinthe et
lui, enseignant de chimie avant d’en devenir le directeur. Il prenait place
dans le bureau qu’occupaient avant lui les Frères du Sacré-Cœur.
Je parle
d’une époque située dans les 1960, plus spécifiquement celle de l’année scolaire 1964-65. Le Québec bouge. Duplessis, premier ministre omnipuissant, vient de
mourir; les Libéraux de Jean Lesage, Paul Gérin-Lajoie, Georges-Émile Lapalme,
René Lévesque et compagnie entreprennent une modernisation de l’état québécois sous
le vocable de ‘’ Révolution tranquille ‘’.
L’année
1960 s’inscrit comme une date charnière au Québec car depuis quelques mois on
nous laisse entendre que le secret de Fatima (le 3e laissé par l’apparition
de la Vierge) serait dévoilé, que son contenu mentionnerait l’inquiétante
expression « pauvre Canada ». N’en fallait guère plus aux religieux,
religieuses qui, majoritairement, prenaient en charge les écoles québécoises,
pour nous faire s'agenouiller à l’entrée du matin et à la sortie de fin d’après-midi pour
prier, nous devions conjurer ce que l’on croyait être un mauvais sort.
L’éducation devint le point central du programme que les
Québécois allaient entériner en élisant ce nouveau gouvernement. Fut alors
créer la Commission Parent mandatée pour faire le tour de la question, que ce
soit en termes politique, pédagogique et organisationnel. Le chantier, immense,
transformera radicalement le système d’éducation québécois, donnant naissance à
la fréquentation scolaire obligatoire ainsi qu’aux polyvalentes qui poussèrent
comme des champignons à la grandeur du territoire.
Voici donc pour le cadre général. Je le particularise
maintenant à partir de ma propre expérience.
Mon père Gérard fit ses études chez les Frères du Sacré-Cœur,
devint à 16 ans un enseignant chevronné avant de réaliser que sa vocation
fondait au soleil devant les yeux de mère Fleurette. Il ''défroqua''–
l’expression était à la mode – se maria et poursuivit sa carrière d’enseignant
avant de devenir directeur d’école, en fait le premier directeur laïc à
Sherbrooke.
On comprendra que l’école, l’éducation, l’enseignement, tous
ces termes se regroupaient sous un même concept : ''aller à l’école''. Avec
un certain raccourci, il sous-entend qu’avant le Rapport Parent, les Québécois
fréquentaient nos écoles de rangs aux classes multiniveaux jusqu’à la septième
année, celle de la communion solennelle qui, après la Confirmation, nous
invitait à renouveler notre adhésion à la foi catholique. Peu continuait leurs études puisque
l’enseignement secondaire, hors des collèges classiques, n’existait
pratiquement pas, sauf dans les villes à certaine densité de population. On
allait alors au séminaire ou les écoles religieuses pour garçons ou pour filles
si la famille pouvait défrayer les coûts ou si une âme charitable, bien souvent
un curé de village, vous parrainait. Le cursus scolaire se résumait donc à
ceci pour la très grande majorité des enfants québécois: école primaire
jusqu’en 7e année puis le marché du travail.
Le Rapport Parent bouleversera tout, de fond en comble.
L’école
secondaire Casavant servit de laboratoire, si j’ose m’exprimer ainsi, de ce que
l’on prévoyait être les prochaines polyvalentes devant regrouper mille élèves
et plus. Comment structurer tout cela ? Des lieux à reconvertir, des
enseignants à guider, des élèves à accompagner… une société scolaire se mettait
en place.
Monsieur
Jean Moyen, l’homme au sarrau blanc, devint alors le capitaine de ce
navire à capacité réduite (l’école secondaire Casavant n’était pas construite
pour recevoir les mille cent élèves qu’elle s’apprêtait à voir déambuler dans
ses corridors et sur ses trois étages) devant voguer sur des mers houleuses, ce
petit grand bonhomme manœuvra de main de maître.
Je le
revois encore, debout au haut de l’escalier menant aux locaux du premier étage,
les yeux voyant tout, déchiffrant les humeurs, interpellant celui-ci ou
celui-là ; sa mémoire phénoménale ne l’aura jamais trahi.
Je le
revois aussi, derrière son bureau, menant une conversation directement au but qu’il
s’était fixé avant de l’entreprendre. L’homme au sarrau blanc savait où
il allait mais surtout qu’il ne pouvait y parvenir sans appuis solides,
stratégiques et diversifiés. De chimiste il allait devenir alchimiste !
Je fus un
des élèves privilégiés à qui il confia des responsabilités : le journal
étudiant (HEBDO-CASAVANT) et la mise sur pied d’une association étudiante.
Comme il lui est facile de lire l’intérieur des gens ! L’homme au sarrau
blanc venait de déposer devant moi les défis qui me permirent, par la suite
et pour fort longtemps, de réfléchir et d’agir dans le sens du bien commun.
Dire qu’il fut le précurseur de la participation citoyenne, si à la mode
aujourd’hui, serait un pléonasme.
Monsieur
Jean Moyen devint créateur d’espace afin que chacun puisse se réaliser. Il n’a
jamais cru en autre chose que la chimie des talents : la transformation
d’une réalité quelconque sous l’effet d’un agent extérieur, par combinaison
d’éléments. Mais l’espace avait ses limites. Il savait nous les préciser de
manière claire et franche.
Je sais
qu’il lisait notre petit journal (HEBDO-CASAVANT) que l’on publiait et
vendait les 500 copies au début (5 sous) à chacune des entrées de l’école, le
lundi matin. L’équipe du journal devait souvent se réunir le samedi à l’école;
en aucune occasion monsieur Jean Moyen ne fit obstruction à nos efforts, au
contraire, il nous stimulait à devenir meilleurs de publication en publication,
mettant à notre disposition toutes les ressources nécessaires. Un bon capitaine
sait prévoir... Je suis certain que notre illustre lecteur devait être fier de
son abonnement et pour cela, toute l’équipe respectait le code d’honneur que
nous étions donnés.
La
création de l’Association des étudiants de Casavant (AGEC) représentait un défi
gigantesque, allant directement au cœur d’une nouvelle pratique : la
démocratie de base, ce à quoi l’homme au sarrau blanc croyait et encourageait. Je
le rappelle, nous sommes en dans les ’60, et ces mots (participation citoyenne
et démocratie de base) ne sont pas encore enregistrés dans le dictionnaire qui
prévaut maintenant. Nous devions bousculer les anciennes structures, celles que
les bons Frères du Sacré-Cœur défendaient et qui gravitaient autour de
mouvements à caractère religieux. Nous avions à laïciser la participation des étudiants; ''nous avions à démocratiser
une institution encore en devenir''. Au comment faire qui risquait de nous
torturer l’esprit, monsieur Jean Moyen, avec ce sourire narquois qui désarmait
qui ce que ce soit répondait : '' Vous ne vous attendez tout de même pas
que je le fasse à votre place. Quand vous avez un dossier entre les mains c’est
que je crois que vous pouvez le rendre à bon port.'' Encore ici, le capitaine
fixait l’azimut nous laissant le soin de choisir les bons outils, les
instruments efficaces pour y arriver. Quel homme !
Lorsque
je lui présentai l’ébauche de la constitution devant régir l’Association, sa
réponse fut aussi rapide que la rencontre de deux éléments chimiques
complémentaires : ''Tu fais ratifier ça par tout ton monde''.
Le
congrès de l’Association, tenu un samedi, réunit je ne me souviens plus combien
d’élèves : une première à Saint-Hyacinthe. Le discours de monsieur Jean
Moyen, à la clôture de nos délibérations, fut un appel à la confiance : il
fut entendu et compris. Nous avions devant nous le Directeur de l’école mais,
davantage, un éducateur qui traçait dans ses grandes lignes l’importance de
l’éducation, source d’un meilleur avenir individuel et collectif, que nous
étions les prochains porteurs de flambeau, que Saint-Hyacinthe devait voir
GRAND et LOIN. Pas de petitesse, jamais, dans ses paroles, ses gestes qui
soufflaient sur nos ambitions.
Je
pourrais citer tellement d’occasions devenues des réalités quotidiennes dans
cette école-laboratoire. Elles portent un visage, celui de l’homme au sarrau
blanc devenu capitaine.
Je ne puis
achever ce trop court texte qui se veut un hommage à celui qui fut pour moi, et
pour combien d’autres, un infatigable défricheur, par deux événements tout à
fait personnels.
Je devais
préparer le discours de celui qui allait être élu président de l’Association
(je me rappelle qu’il s’agit de Gladu -son prénom m’échappe). Afin de bien
présenter notre orateur, j’ai couru à la résidence de monsieur Moyen, rue
Payan, venant quérir des informations. Je fus reçu si aimablement par Victoire,
sa chère épouse, qu’elle demeure toujours dans ma mémoire et mon estime. Je
découvrais une femme à la fois douce, posée et combien admirative de ce que son
mari accomplissait. Elle m’appela alors monsieur Turcotte. Je l’ai revue à
quelques autres occasions par la suite et le plaisir s’en est toujours vu
renouvelé.
Ma
dernière rencontre avec lui eut lieu dans son bureau, vers la fin de l’année
scolaire 1964-65. Assis, fier je crois de ce que cette année scolaire avait pu
ressembler à ce qu’il concevait comme pouvant être une polyvalente, il répondit
à la question qui m’oppressait : je fais quoi maintenant, où dois-je me
diriger ?
Verbatim : ''Il n’y a que toi qui semble ne pas le savoir. Tu dois devenir enseignant.''
Et nous
nous sommes donné la main, poignée de main solide qu’il me fait plaisir de
recevoir chaque année alors que je débarque au Québec.
Merci HOMME
AU SARRAU BLANC !
J’ajoute, seulement pour lui s’il reçoit ce texte :
Jean, je t’aime.
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