LE CRAPAUD est rentré à Saint-Pie. 21 heures de
vol, 12 heures de transit, 11 heures de décalage horaire, tout cela entre les
18 et 19 juillet. QATAR AIRWAYS, malgré les problèmes de trajectoires autour de
son petit pays, a réussi à nous ramener chacun chez soi dans à peu près les
mêmes temps qu’à l’habitude.
Je dois, le plus souvent possible, quitter mon
siège du Boeing 777 afin de marcher dans les allées de cet avion qui a la grâce
d’un oiseau au long cours. Deux ou trois soubresauts à peine perturbèrent
l’uniforme ronron qui prenait des airs de berceuse.
Le voyage sera long, me disais-je. Il le fut en
effet. Traverser la moitié de la Terre, survolant l’Inde pour s’arrêter
quelques heures à Doha ; planer à 35 000 pieds au-dessus de l’Irak avant
de traverser en quelques coups d’ailes la Pologne pour se retrouver en Irlande puis
ce long trajet au-dessus de l’Atlantique aboutissant à Montréal.
Montréal, est-ce le retour au pays ? Alors
que j’annonce être résident permanent au Vietnam, on me salue comme un
étranger, un visiteur dont s’enquiert sur son lieu de séjour et le moment de son
départ. J’avais pris l’habitude de la fouille complète, cette fois-ci, et pour
les prochaines, on me dit que je devrai passer par le poste frontalier où l’on
accueille les non-résidents canadiens. Premier choc dans ma réflexion qui
allait dans le sens suivant : suis-je de retour chez moi ? Cette
question, je me la pose maintenant alors qu’on me fait sentir que je ne suis
que de passage.
Navette de l’aéroport vers le centre-ville de
Montréal puis le bus qui me débarquera à Saint-Hyacinthe où m’attendent Odile,
Léa et mon grand ami Jean Choquette. Il fait très beau alors que la pluie peine
à se retenir depuis un bon moment. Et le décalage horaire qui me fouette les
reins sans vergogne.
Retrouver « mon monde », des lieux connus et
principalement n’entendre parler que français, moi qui vit en anglais à cœur de
jour et n’entend que le vietnamien autour, cela ajoute à une sorte de
dépaysement que je ne m’attendais pas à trouver.
Revoir la famille : les filles, toujours
aussi belles et chaleureuses, les petits-enfants qui se partagent entre
adolescents et enfants, répondre à mille et une questions en même temps tout en
savourant du fromage en grains… qui m’a tellement manqué… Oublier, l’espace de
deux verres de vin, qu’il y a à peine quelques heures j’étais dans le District
1 de Saïgon. Reconnaître les maisons, la route si pittoresque entre
Saint-Hyacinthe et Saint-Pie. Rentrer dans la maison que l’ami Choquette prend
soin comme la prunelle de ses yeux. Les alentours, les arbres, les arbustes,
les fleurs, le balcon… tout cela fait du bien.
Mais reste, comme incrustée,
l’interrogation : suis-je revenu chez nous, chez moi ou suis-je atterri
dans un lieu qui fut ma demeure ? Mon chez-nous est-il ici ou à
Saïgon ? L’interrogation est présente et d’autant plus vive que, laissant
un je rejoins l’autre tout aussi présent à mon âme. Si différents, à l’opposé.
Village et ville. Famille et amis. Tant de distance entre eux, et moi au
milieu.
Me réinstaller à mon bureau de Saint-Pie qui n’a
rien à voir avec le balcon de Saïgon. L’atmosphère – climatique surtout – n’a
pas la même couleur, ne dégage pas les mêmes odeurs. Je m’y sens bien, sachant
que dans quelques semaines je devrai retourner vers mes tropiques.
J’ai parfois cette impression de vivre deux
vies, à la fois parallèle et concomitante. Une vie qui, de son côté, ne semble
pas s’interroger sur les mêmes considérations que moi. Elle est, un point c’est
tout. Je ne suis pas fait de la même texture. Toujours besoin de savoir les
tenants et aboutissants de chaque chose.
Combien de fois me demande-t-on : «
pourquoi le Vietnam ? » « comment fait-on pour tout laisser et partir pour
ailleurs, à zéro ? » « es-tu plus heureux là-bas qu’ici ? » « que
cherches-tu exactement ? » « qu’a de plus le Vietnam que tu ne retrouves
pas ici ? » « cherches-tu, au Vietnam, ce qui t’aurait peut-être manqué au
Québec ? » « ne t’arrive-t-il pas de t’ennuyer ? » et j’en oublie
certainement.
Au cours des premiers séjours en terre
vietnamienne, il m’arrivait de comparer ma vie avec celle que je vis ici ;
tout comme il me prenait des envies d’ajouter aux heures québécoises des
comportements adoptés au pays que je considère maintenant comme ma deuxième
patrie. Je faisais erreur car cela m’empêchait d’être entièrement présent à l’endroit
où je me trouvais dans le « here and now ». Penser au Québec alors que je suis
au Vietnam et l’inverse quand je suis ici ne m’apportait seulement que des
regrets et surtout m’empêchait de vivre complètement le moment présent.
On ne peut pas, je crois, se détacher totalement
des racines lovées à nos pieds et qui ont fait qui nous sommes. On ne peut que
se bouturer sous d’autres cieux, dans un autre terreau, sachant fort bien que
ce qui en jaillira présentera une similitude… distincte de son origine.
Je suis heureux au Vietnam pour une foule
raisons qui vont de la chaleur humaine que j’y reçois à tous ces petits détails
qui glissent sur soi comme autant de baume. La température, idéale ; la
nourriture, parfaite ; le rythme de vie, comme je l’aime ; la
continuelle poussée vers l’apprentissage autant d’une culture fondamentalement
différente que des manières de vivre qui parfois me surprennent ; l’obligation
de vivre quotidiennement dans une langue (l’anglais) qui ne m’est pas
systématiquement familière ; regarder, écouter ces gens dont l’histoire
collective regorge d’occasions pour tout lâcher, se laisser envahir sous des
idées de vengeance, d’amertume mais qui ont opté pour la résilience, la marche
en avant ; n’avoir rien à prouver à qui que ce soit, qu’être soi-même.
J’apprends tellement. Tous les jours. Les Vietnamiens
alimentent parfois le complexe « occidental » : ce qui vient d’Europe ou
des Amériques ne peut être que l’idéal, à preuve notre niveau de vie, notre
richesse. Je n’ai de cesse de corriger cette perception leur rappelant la
richesse de leur histoire, la force de leur caractère inventif et créateur, la
formidable qualité qu’ils ont à s’entraider, l’ouverture aux autres qui se
manifeste par une curiosité sans bornes.
Ma belle Marie-Claude d’Amour me signalait à
quel point les Vietnamiens qui gravitent autour de moi sont jeunes. La moyenne
d’âge est de 25 ans. Rencontrer des personnes plus âgées, sans être rarissime,
ne représente pas ce qu’est le Vietnam aujourd’hui. Il est jeune le Vietnam.
Jeune et dynamique. Travailleur et besogneux. Soucieux des aïeuls et des
ancêtres. Poli et avide de connaître. Ambitieux, motivé et sérieux.
Je donne des cours d’anglais à neuf jeunes hommes :
deux sont étudiants, les sept autres, ingénieurs. Ils veulent s’approprier la
langue anglaise afin de favoriser leur carrière. Mais jamais ils n’abandonneront
la langue vietnamienne, leur culture. Ce qui change, c’est davantage une
volonté d’améliorer leurs conditions de vie et de charger leur coffre d’outils
variés et utiles. Le Vietnamien s’intéresse à ce qui est profitable maintenant pour
eux et leur famille.
Vivre là-bas, pour moi, c’est vivre comme eux.
Rien dans mon entourage ne ressemble à ici. Je n’ai pas transporté avec moi
tous ces éléments de confort qui nous sont essentiels. Et je partage, non pas
le superflu, je partage ce que j’ai. Et comme « ce que j’ai » est énorme pour
ce pays en voie de développement, j’ai beaucoup à partager. CAM…ON…MERCI… cette
toute petite fondation qui vit de la générosité des amis québécois, je la rends
disponible aux démunis et ils sont légion. Jamais en dons d’argent, toujours en
services de première ligne. C’est une goutte d’eau dans l’océan des besoins
mais comme elle rafraîchit celui qui ne peut se payer le dentiste, celle qui a
besoin de lunettes, la famille qui peine à rejoindre les deux bouts. Je donne
ce que je reçois si généreusement mais continuellement assorti d’une condition :
à la prochaine occasion qui se présentera d’aider à ton tour, vas-y. Cette
leçon est déjà bien apprise par ces gens qui se soucient tellement des autres.
Alors, où est mon chez-soi ? Je ne peux
répondre à cette question qu’en disant qu’il est là où je me trouve, là où je
vois des êtres humains, comme moi, manifestant leur espoir dans la vie.
Je sais qu’au Québec toute la question de l’immigration
fait les manchettes. Je ne veux pas y ajouter mon grain de sel, seulement
constater que nos racines terrestres sont « bouturables
» et que d’une certaine façon nous sommes tous mes immigrants de quelque
part. Savoir accueillir est peut-être une des prémisses au vivre ensemble.
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