Nous voici donc de retour avec l'épisode numéro 15. Je rappelle qu'un court résumé des précédents se trouve au blogue 510.
Bonne lecture!
1n) la mort rôde comme hô*, le tigre blanc. Khuôn Mặt (le visage ravagé) n'a pas oublié le rendez-vous avec Daniel Bloch. Il lui a promis d'inviter des amis. Ne voulant pas manquer à sa parole, il donne un coup de téléphone à Tùm (le trapu) se doutant bien qu'il aurait, une fois de plus, à parler de la nouvelle. Il le chargera de communiquer avec Cây (le grêle) ne sachant trop si ce dernier pourra se libérer de sa mère. Quant à Thần Kinh (le nerveux) sera-t-il intéressé autant par le dîner que d'apprendre ce qui s'est passé ? On verra bien. Finalement, il suivra le conseil de Dep et insistera pour que Tré (le plus jeune) les rejoigne.
- Cảm ơn*. Ce fut le seul mot reçut par Khuôn Mặt (le visage ravagé) de celle qui lui semblait être la soeur de Cao Cấp (le plus âgé). Sa mission, il l'avait accomplie répétant textuellement les mêmes mots que lors de sa rencontre avec Dep. Il pourra maintenant retourner vers le café où l'attend ce bizarre d'étranger. Sauf que le kiosque de Dep l'attire davantage. Lui faire rapport servirait de prétexte pour y revenir. Mais il ne veut pas profiter outre mesure de la situation.
Doucement, le soir s'installe. Les chauves-souris ont pris le relais des hirondelles balayant l'espace d'allers-retours ininterrompus. Les moustiques n'auront aucune chance contre ces rapides et efficaces nettoyeurs. Le ciel s'assombrit. Les enfants, plus tôt qu'à l'habitude, ont rangé leurs cerfs-volants. La mort rôde comme hô, le tigre blanc. Pour certains, ce tigre est un Seigneur qui protège; pour d'autres, un gage de mort. Aujourd'hui, les derniers en seront plus convaincus avançant même qu'ils avaient perçu son odeur nauséabonde.
On évite de parler du tigre. Semble-t-il que cela attire le malheur. Sauf lorsque l’on doit raconter la légende. Le tigre se présenta à la porte de l'Empereur de Jade afin de régler un litige: les animaux se plaignaient que l'homme les maltraitait. Celui-ci annonça qu’aux premiers arrivés, il leur attribuerait le prestige d'être le symbole d'une année de naissance, les protégeant ainsi de la malice de l'homme. Telle fut sa décision. Dans l'ordre, selon leur entrée au palais, le rat, le boeuf, le tigre et le lapin furent les quatre premiers. Suivirent le dragon, le serpent, le cheval, la chèvre, le singe puis le coq. Finalement, l'Empereur s'étant fait mal comprendre, lui qui n'en souhaitait que dix, il dût se résigner à accepter le chien et le cochon. L'affaire était classée: il y aura douze animaux.
* Cảm ơn Merci
2n) la mort rôde comme hô*, le tigre blanc. On évite de parler du tigre. Tout comme, sans doute, on s’abstiendra dans tout le quartier de parler directement de l'affaire du pendu. On utilisera des mots connexes, des sous-entendus, des allusions pour le faire. Son nom, plus jamais prononcé sauf par les xấu xí, les superstitions ne faisant pas partie de leur vocabulaire. Ils devront aussi ménager la souffrance de Tré (le plus jeune).
Afin de s'assurer que le premier témoin de la catastrophe de l'après-midi soit présent au dîner, évitant qu’il s'isole et ronge sa peine, Khuôn Mặt (le visage ravagé) se rend chez lui. Il découvre un jeune homme abattu, yeux hagards et mine patibulaire. Assis à califourchon, passant et repassant continuellement la main dans ses cheveux noirs comme le charbon, il n'a qu'un seul mot à la bouche : ''Pourquoi ?''
Ne se reconnaissant pas lui-même dans le ton qu'il emploie, Khuôn Mặt (le visage ravagé) s'approchant à trois pas du plus jeune, lui dit: - Assez. Tu m'entends, c'est assez. Tu lèves ton cul et viens avec moi au café. Les autres nous y attendent. On a rendez-vous pour dîner avec un étranger. Pas question de rester ici à gratter une plaie ouverte; le sel de mer pourrait la ronger et te faire souffrir encore plus.
Tré (le plus jeune) n'a pas le temps de réagir que le voilà soulevé de terre. Quelques minutes à peine et ils sont en face du Con rồng đỏ. L'agent de sécurité semble moins ivre qu'hier et demain. Il interroge les deux nouveaux arrivés: - Il y a quelqu'un qui va me dire ce qui se passe dans le quartier? Tout bizarre de l'entendre parler, davantage de ne pas suffoquer sous ses bouffées d'haleine d'ivrogne. - On évite de parler du tigre, lui répond Khuôn Mặt (le visage ravagé). Ils entrent.
3n) la mort rôde comme hô*, le tigre blanc. Le café est vide de ses habitués. Tout au fond, les rats se cachent, épiant les morceaux de riz qui glisseront des tables, courront s'en emparer puis, aussi rapidement, ils retourneront dans leur cachette. Lorsque le groupe des xấu xí se réunit, chacun se campe au même endroit, en semaine et le samedi. Khuôn Mặt (le visage ravagé) reconnaît Daniel Bloch. Autour de lui, Cây (le grêle) écoute attentivement Tùm (le trapu) converser en anglais avec l'étranger appuyé sur son sac de cuir.
- Thần Kinh (le nerveux) n'est pas venu? demande Khuôn Mặt (le visage ravagé). Ne sachant trop à qui s'adresse la question, personne n’y répond. Il comprend que le groupe des xấu xí, pour ce dîner, sera amputé de deux personnes. Daniel Bloch se lève, tend la main aux nouveaux venus. Il semble avoir été mis au courant de la tragédie; également de la relation qui liait le disparu à celui qui s'écrase sur une chaise comme si on venait de déposer un sac de ciment.
Un proverbe vietnamien dit: ''Il n'y a pas de situations désespérées; il n'y a que des hommes qui désespèrent des situations.'' Première idée venant à l'esprit du spécialiste en linguistique qui, depuis son arrivée à Hanoï, s'amuse à collectionner proverbes, dictons, aphorismes et toute autre formule lui permettant de mieux comprendre les singularités de ce peuple au travers de sa langue. Il doit les traduire mais Google est parfois bien imprécis. En côtoyant les gens, il croit pouvoir mieux approfondir leur âme, leur manière de voir la vie. Ou les vies si l'on accepte l'idée que celle-ci n'en est qu'une parmi tant d'autres.
L'atmosphère n'est pas à la fête. On sent chez chacun une retenue, des choses à ne pas dire, des sujets à éviter. Un en particulier. Afin d'interrompre ce silence qui pesamment s'alourdit d'une minute à l'autre, Daniel Bloch, demande à Tùm (le trapu) de lui servir d'interprète. Il fera une pause à chacune des phrases le temps que ce dernier traduise. Une fois sa voix éclaircit par un raclement sonore, il prend la parole: - Je comprends que votre groupe vit de bien fâcheux moments. Permettez-moi de vous offrir mes plus sincères condoléances. Sachez que je ne veux d'aucune manière vous accaparer, mais je souhaiterais, pour le peu de temps que je passerai à Hanoï, discuter avec vous. Principalement de votre langue que je trouve tellement jolie et, si vous me le permettiez, de la façon de vivre qui est la vôtre. Comme un coup de tonnerre venu de l'est, celui qui annonce la catastrophe, Tré (le plus jeune) explosa: - On évite de parler du tigre. Un coup de tonnerre, s'il vient de l'ouest, est cent fois plus violent. Les paroles du plus jeune eurent l'effet combiné des deux.
4n) la mort rôde comme hô*, le tigre blanc.
L'arrivée de madame Quá Khứ allégea un peu l'air ambiant. Elle dut faire deux voyages entre la cuisine et la table afin que tous puissent être servis. Tré (le plus jeune) repoussa son bol de phở pour se camper dans un mutisme qu'il conservera tout au long du dîner. Du thé au jasmin dans une jarre en grès trônait au centre de la table. Des récipients en nickel. Des baguettes en bois. Des bols verts et blancs furent remplis par les grandes mains de Cây (le grêle).
La grande majorité des restaurants vietnamiens, surtout ceux de la rue, n'offrent qu'un seul mets. Deux manières de se le procurer: s'asseoir sur de petits tabourets autour d'une table aussi petite puis se faire servir; ou s'arrêter en moto devant une échoppe culinaire, attendre qu'on prépare le repas, le dépose dans un contenant en mousse de polystyrène pour vous le remettre dans un sac plastique transparent. Ceci autant pour le petit déjeuner, le lunch ou le dîner. Si l'on souhaite un menu plus élaboré, il faut chercher dans les restaurants plus chics.
- Croyez-vous qu'il soit possible pour un Occidental d'apprendre la langue vietnamienne assez rapidement, demanda Daniel Bloch afin de dérider l'assemblée entièrement paralysée suite à l'éclat de voix de Tré (le plus jeune). Tùm (le trapu) traduisit. Personne n'avait de réponse. Ce dimanche aura été beaucoup trop pesant. Encore tôt pour s'enlever de la tête ce qui l'emplit encore, personne n'ayant pu imaginer que cela puisse s'y infiltrer. Alors, réfléchir...
Pour l'étranger au sac de cuir, il devint évident que cette réunion n'apporterait rien assouvissant sa soif d'apprendre sur le Vietnam. La foudre avait rendu ses invités aussi muets qu'aveugles. Il résolut de ne pas insister, s'assurant toutefois que ce premier contact puisse être les prémices à d'autres. Il envisageait prolonger son séjour dans le nord du Vietnam. Laisser du temps au temps lui sembla être la meilleure chose à faire.
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