dimanche 27 novembre 2016

5 (CENT) (DOUZE) 12


    Nouvel épisode de ILS ÉTAIENT SIX...




     1o) chacun rentre chez soi. Finalement la lune aura raison alors que confortablement encadrée de nuages roses, elle laissera tomber le rideau sur ce dimanche. Ce week-end qui en aura fait voir de toutes les couleurs. Khuôn Mặt (le visage ravagé) a bien vu Dep passer devant le café. Marcheuse solitaire, porteuse de grands sacs de ballons qu'elle passe d'une main à l'autre. Il ne put s'empêcher de la regarder malgré qu'il ne soit pas posté où habituellement il fait le guet. Ce n’était pas encore le temps de la rejoindre.

Personne ne s'aperçut du départ de Tré (le plus jeune) sauf Cây (le grêle) qui se leva et quitta le groupe, oubliant de saluer les trois autres qui achevaient leur café. Fort probable qu'il tentera de le rejoindre, celui dont l'attitude a semé de l'inquiétude lors du dîner. Comme si une inquiétude supplémentaire pouvait alléger les autres. Comme si une telle journée combinée au samedi soir du rire s'incrustant dans la petite histoire des xấu xí, allait devenir un déclencheur pour chacun. Chacune.

Tùm (le trapu) ne pouvait s'arrêter de discuter avec l'étranger au sac de cuir. Entièrement présent à l'échange qui exigeait de lui une forte concentration en raison de la langue. D'un sujet il passait tout aussitôt à un autre; posant des questions, répondant à celles qu’on lui posait. Il s'établissait entre les deux une belle complicité qui ouvrit une porte à Daniel Bloch :   - Je crois que je vais étirer mon séjour à Hanoï. Il y a eu trop de bouleversements aujourd'hui pour que je puisse espérer aborder avec vous tous les sujets qui m’ont amené ici. De votre côté, ce qui vous frappe de plein fouet tous les quatre ne permet pas encore de discuter d’autres choses.     - En fait, nous sommes six personnes ; cinq maintenant.            - Il en manquait donc un ou une pour le dîner.       
- Thần Kinh (le nerveux) n'y était pas et je n’en suis pas surpris. Vous verrez ce que je veux dire lorsque vous ferez sa connaissance.     L'étranger au sac de cuir comprit dans cette intervention qu'un nouveau rendez-vous devenait envisageable et que la jolie jeune fille vendeuse de ballons multicolores qui l'avait informé quelques heures auparavant ne fait pas partie du groupe.

Madame Quá Khứ n'a jamais mis de gants blancs pour signifier aux traînards qu'elle ferme le café. Ce soir, en raison de la présence de cet inconnu sans doute, elle éteignait plus lentement les lumières une après l'autre. Tout doucement. Son áo dài blanc et noir glisse sur le plancher qu’elle s’apprêtait à récurer. L'agent de sécurité saisissant le message, entreprit sa ronde des lieux, ajoutant ainsi à l'avis de départ une note quasi officielle. Khuôn Mặt (le visage ravagé), silencieux depuis un bon moment, rivé à son téléphone cellulaire, regardait les photos prises dans la pinède. Il se remémora la journée mais ce sont les images qu'il a prises de Dep depuis un bon moment déjà qui accaparent son esprit et ses yeux. Comment ne pas embêter la jeune vendeuse de ballons multicolores tout en s’approchant d'elle?, se demandait-il. Elle vient tout juste de passer… il n’a pas bougé… question sans doute d’éviter de l’importuner.



2o) chacun rentre chez soi. Comme à son habitude, Dep a démonté son kiosque, rangé le matériel dans de grands sacs verts, salué ses voisins vendeurs et pris le chemin vers la maison de son oncle. Celui-ci, sans aucune hésitation, exigera la somme récoltée durant la journée maugréant sur le peu de profits réalisés. Elle connaît la chanson; a déjà commencé à se la répéter alors qu’elle arrive au croisement de la route.

Au même moment une moto s’arrête devant elle. Thần Kinh (le nerveux) coupe le moteur, se braque devant elle.     – Dis-moi ce qu’il t’a fait ?     Surprise par son l’arrivée impromptue et la spontanéité de sa question, la jeune fille qui vend des ballons multicolores ne sait quoi répondre. Elle laisse tomber ses sacs par terre. Le garçon la regarde droit dans les yeux remplis d’une visible agitation. Que répondre ?      -  Tu devrais plutôt demander pourquoi il a posé ce geste.     – Je sais qu’il s’est pendu; ce que je veux savoir c’est ce qu’il a fait hier soir après nous avoir demandé de retourner au café et qu’il soit resté avec toi près du lac. Je ne suis pas innocent. Je sais que depuis que tu es arrivée dans le quartier, il ne pensait qu’à toi.

Un silence s’installe entre eux. De ces silences qui triturent les tripes. Ce genre de silence avaleur de mots, complice entêté de ce que l’on souhaite dissimuler. Il continue de chiquer sa feuille de bétel sans cracher l’espèce de venin oranger qui en émane. Dep ne bouge pas. N’a pas peur. Elle sent mijoter une forte anxiété chez le jeune homme. Consciente également que la réponse qu’elle prépare doucement lui permettra sans doute de le connaître un peu mieux. Après une grande inspiration, Dep dit : -     Il n’a pas été correct avec moi.      
-     Je le savais. S’il ne s’était pas tué lui-même, je l’aurais fait.

La violence des paroles de celui qui maintenant s’appuie au siège de sa moto, la fit frissonner. Elle ne connaît pas les antécédents de Thần Kinh (le nerveux) mais ne cesse de le fixer cherchant à décrypter le pourquoi de son intervention auprès d’elle.

Jamais il ne faut s’hasarder à regarder droit dans les yeux cet être imprévisible, fragile comme une grenade dont la cuillère est dégagée. Alors, aussi rapidement qu’il apparut, il disparut dans un bruit de moteur poussé à fond. La fumée enveloppa la jeune vendeuse qui, récupérant ses sacs, reprit sa route. La maison de l’oncle n’est pas située très loin du carrefour.


3o)     chacun rentre chez soi. Daniel Bloch et Tùm (le trapu) se saluent, promettant de se revoir. L’étranger au sac de cuir dit :     - Mon hôtel est situé tout juste en face du lac de l’Ouest. Je devais y demeurer quelques jours seulement mais je vais allonger mon séjour.      Le jeune garçon, désireux de le revoir, lui précise son emploi du temps entre le chantier et les cours de musique. -     Demain, lundi, je dois être chez mon professeur de flûte en avant-midi.     
-    On lunche ensemble ?     Tùm (le trapu) accepta avec empressement, lui dictant son numéro de portable.

Rares les Vietnamiens qui se baladent sans téléphone cellulaire. Deuxième nature. Un moment libre que les voilà entièrement absorbés soit sur internet, sur les jeux en ligne ou les réseaux sociaux. À croire qu’ils cherchent à récupérer le temps perdu d’une époque où les conversations entre amis ou entre parents étaient difficiles; où recevoir des informations fraîches relevait de l’inconcevable. L’arrivée de cet outil aura transformé le quotidien de tous les Vietnamiens.

On vous rencontre pour une première fois qu’aussitôt on souhaite devenir votre ami sur Facebook, échanger les numéros de téléphone. Dans le groupe des xấu xí, les plus fervents utilisateurs sont Tùm (le trapu) et Khuôn Mặt (le visage ravagé); pour les autres c’est occasionnel. Dep s’en procurera un lorsqu’elle aura mis assez d’argent de côté. Son oncle a refusé de lui offrir cet outil prétextant qu’il s’agissait là d’un objet pouvant la distraire de son travail. D’ailleurs, il ne lui a jamais offert quoi que ce soit sauf l’hébergement et à des conditions bien précises.

Chacun possède son propre cellulaire, certains plusieurs. Les appareils mobiles se ressemblent tout en étant différents. Certains sont même appelés intelligents. Plusieurs opinions se confrontent sur leur utilité mais il est évident que dans cette société, le portable a modifié les mœurs. Si les ondes qui permettent la télécommunication sont extrêmement bien codées, celles qui cherchent à unir les êtres humains s’avèrent plus complexes et l’instrument idéal pour les faciliter ne semble toujours pas disponible. 


4o)     chacun rentre chez soi. Et le soir tombe. Les frissons de la nuit réapparaîtront bientôt. C’est étrange à quel point, alors qu’une situation bonne ou mauvaise, une fois achevée, reléguée dans les coffres du passé, ne cesse de rejaillir au moindre morceau de vent reconnu, à trois gouttes de pluie, à l’odeur d’une herbe coupée ou d’une fragile fleur. Tout cela, et plus encore venu de nulle part ou d’ailleurs, émiettent le moment présent y déversant ses caprices inopinés.

La nuit dernière, dissonante, sibylline à plusieurs égards, aura semé dans le cerveau étourdi de Cao Cấp (le plus âgé) des idées pernicieuses, perturbé les heures de sommeil des autres membres de son groupe et ankylosé une Dep confuse et souffrante!

Cette nuit, alors que tous sont rentrés à la maison – sauf Thần Kinh (le nerveux) qui navigue en moto de la pente au lac passant par la pinède – celle-ci sera tailladée en périodes d’éveil spontané, en d’incontrôlables secousses du corps, en des envies de hurler ou de pleurer. Demain, lundi, rouvrira le chantier. Deux membres du groupe des xấu xí manqueront à l’appel: un pour toujours, un autre en route vers son cours de flûte.


Le soir tombé, la nuit règne. Les chiens aboient. , le tigre blanc retournera dans la jungle sans que personne ne l’eut vraiment croisé. Il ne pleuvra pas non plus; l’humidité gagne du terrain sur le vent assagi. Les personnages de cette histoire, chamboulés, reprendront leurs activités avec, greffé au cœur une commotion; la troublante confusion que charrient la souffrance et la mort. La nébuleuse perception que l’indicible traîne nerveusement ses cartons, les laissant choir implacablement parfois sans avertissement. 








À suivre









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