lundi 1 août 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-QUINZE (95)

Afin de laisser toute la place au prochain saut, celui dédié à la mémoire de mon grand-père maternel, Eudore Bergeron, je devance la parution du 5ième épisode de   ILS ÉTAIENT SIX... brisant la courte tradition de les voir paraître sous un nombre pair.

Ainsi vous pouvez trouver les 4 précédents aux 486; 488; 490; 492 et 494.

Je vous convie à la lecture des textes qui seront publiés à partir du 4 août (jour de la naissance de Eudore Bergeron, il y a maintenant... 130 ans). 
Pour l'occasion le saut aura un nombre ''grand-pair''.


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     1e) C'est encore la nuit. On n'y peut rien. La pluie habillée de froid tyrannise ce petit coin d'Hanoï. En haut d'une pente, celle qui mène au lac. On y vit encore comme à la campagne. Il y a bien la bineuse russe, que l'étranger aura nommée excavatrice, qui s'amuse à défigurer l'espace. Personne ne sait trop ce que l'on construira. Certains ont dit, sans être en mesure de vérifier les faits, qu'un hôtel sera érigé. Un ''trois étoiles'' écrasé sous la majesté des étoiles qui font des trous lumineux dans le ciel. Partout le tourisme s'impose comme une nouvelle religion. Plusieurs en profitent, d'autres le craignent.

Alors que Dep, dans un demi-sommeil entrecoupé d'apnées, cherche un repos qui ne vient pas, à quelques maisons de là roupille le nerveux. Lui, n'a pas mis longtemps à décrypter ce samedi soir. Il a tout compris. L'idée de rire, proposée par le plus âgé des six, le ramenait quelques mois en arrière. Il savait bien ce que fricotait le plus âgé. La fille vendeuse de ballons multicolores, le nerveux était bien au fait que le plus âgé l'avait dans la peau. On ne peut pas mentir à plus menteur que soi.

Thần Kinh* porte bien son nom. Ou ce surnom assigné depuis longtemps déjà. Les noms vietnamiens, habituellement construits de trois éléments, le họ (nom de famille), le tên đệm (prénom) et le tên (nom de famille) laissent souvent place à un surnom - plus commode - que chacun choisit à sa guise. Pour le nerveux, Thần Kinh lui colle bien à la peau. Par la suite aucun de ses gestes, de ses actes ne trahirent ce sobriquet. Même en prison, là où il passa plusieurs mois, geôliers et taulards, sans le connaître, le désignèrent également ainsi. Rapidement on apprit à ne pas le bousculer, encore moins le regarder directement dans les yeux. Toute action, tout mouvement en sa direction étaient perçus comme une confrontation; un rien le met en rogne. Il a toujours réagi sans avertissement, sautant au cou de quelque agresseur que ce soit. En tôle, on a dû l'isoler à maintes reprises afin de tenter de calmer des ardeurs que le nerveux ne voyait pas venir et encore moins contrôler.

Au retour du plus âgé, quelques heures auparavant, de retour du lac, seul le nerveux perçut la nature exacte de l'affaire. On ne fait de dessins au nerveux. Il décode rapidement les intrigues. Les taches rouges fraîchement imprimées sur le pantalon de celui qui leur avait ordonné de rentrer au café ne trompaient pas. Abuser le nerveux c'est comme craindre le soleil la nuit. Il se retourna. S'endormit. La nuit allait lui être bonne. Agréable.

* nerveux en vietnamien.

2e) C'est encore la nuit. Les berceuses, c'est pour les enfants qui vivent dans les villas. Pas de villas en haut de la pente. Des enfants oui, des villas point. En fait, on peut en dénombrer deux ou trois. Isolées des maisons construites il y a de ça plusieurs années. Une rangée de briques rouges enduites de ciment.  Maisons bâties en longueur ou en tube, selon l'année de leur construction. Toutes plus ou moins semblables. Même toit sur lequel de longues feuilles de palmier d'eau sont déposées. Quelques-unes furent détruites puis hâtivement rafistolées suite aux bombardements aveugles des forces armées américaines.

Celle de l'oncle de Dep ne se distingue pas des autres. Si on ne sait pas exactement où la trouver, ce n'est pas l'adresse qui peut vous y conduire. Ce fut d'ailleurs pour la nièce de cet oncle, frère du père de la vendeuse de ballons multicolores, comme s'engouffrer dans un labyrinthe. La lettre qui lui parvint de Nha Trang, annonçant l'arrivée de cette jeune fille qu'il n'avait encore jamais vue, il ne sut pas la lire. Une voisine s'en chargea. Il n'est pas allé l'accueillir à la gare. Lorsque Dep frappa à sa porte, il lui dit:  - Je vais te montrer où tu travailleras.  Deux mots sur l'image de Pearl Buck puis ce silence dans lequel, encore et encore, il s'enferme.

Lorsque le juge prononça la sentence, le nerveux, menottes aux mains et aux pieds, comprit que les prochains mois n'allaient pas être de tout repos. D'un geste de la tête il avait refusé les alternatives à l'emprisonnement. Pour lui, se promener aux yeux des habitants du village revêtu de l'uniforme du prisonnier, nettoyer la place publique, ne convenait pas à son tempérament. Déjà à ce moment-là il sut qu'un jour il allait tuer quelqu'un. Il alimentait ses rêves de scénarios aussi funestes les uns que les autres. Morbides. Il avait mis une croix sur son honneur, convaincu que plus jamais il ne pourrait le laver. Souillé à demeure. Ses parents, humiliés, marchent depuis, tête baissée. Lui, le nerveux, n'a plus de tête.

Dans ses songes les moins ensanglantés qui l'assiègent toutes les nuits, il revoit la jeune fille qu'il a abusée. Elle dut être hospitalisée. Expédiée par la suite chez des parents éloignés quelque part dans le Mékong. Retirée de Hanoï, le gens racontaient qu'elle aurait perdu la raison présentant des comportements hystériques. On ne la revit jamais plus, celle dont le coeur est maintenant enroulé dans du fil barbelé. On a souvenir d'elle qu'en croisant le nerveux. Le village entier vécut cet épisode comme un drame collectif; jamais les deux acteurs ne furent plus importants que la scène elle-même. Chacun se la remémorant lorsque Têt * réapparaît.

* Têt ( Têt Nguyên Dán ) Fête du nouvel An vietnamien


3e) C'est encore la nuit. La mémoire de Dep est prodigieuse. Depuis toute jeune, sa mère lui lisait tous les soirs les mots des pages de Pearl Buck. Elle apprit à placer dans sa tête autant les histoires que les messages dissimulés derrière elles. Sa mère lui répétait sans cesse qu'écrire c'est au-delà de la graphie des mots. Davantage  qu'un moyen de raconter des histoires. Écrire c'est permettre à d'autres d'apprendre. Sur tout: le passé ainsi que ses soeurs le présent et l'avenir. Dep s'en souvient. Elle serait en mesure de redire tout VENT D'EST, VENT D'OUEST par coeur. En expliquer le sens sous-jacent. Elle ne s'est jamais lassé du livre caché. Des autres non plus qui, par la suite, lui succédèrent.

Ce soir, tremblante et agitée, elle cherche à travers les soubresauts de la nuit, les mots qui pourraient la calmer, l'amener jusqu'au matin. Jusqu'à ce que le jour qui efface la nuit, ramène la réalité quotidienne et ses banales habitudes: petit déjeuner servi à cet oncle intéressé qu'à accumuler les đồngs*, balayer la maison, aérer les nattes puis partir vers le kiosque où elle vend des ballons multicolores. Un livre enfoui sous son kangourou troué.

đồng   La monnaie vietnamienne


Il fut très facile pour le nerveux de conjurer ses cauchemars. Il avait vécu la prison durant quelques mois. Suite à cette expérience, les mauvais rêves devinrent fantomatiques. Et comme les fantômes n'existent pas, facilement il avait évincé leur contenu de toutes les hallucinations, spectres, chimères ou toquades qui s'y embourbaient. Son tempérament pragmatique permit que sa peine fut ni réduite, ni rallongée. On lui avait proposé un camp de travail, qu'il accepta, ainsi il sortirait de prison où personne, jamais, ne venait le visiter, un papier de ''bon ouvrier'' en poche. Il sera engagé pour remplir les trous qu'une bineuse russe - l'étranger corrigeait en insistant sur le terme exact d'excavatrice - dans son village. Village qui retint son souffle. Puis... oublia.

Dans le groupe des six, les xấu xí... il se faufila pour une simple raison: il travaillait avec eux. Quand le nerveux travaille, il ne fait que cela. Avec un acharnement que personne d'autre ne peut rivaliser. Comme s'il combattait la terre, défiait les trous vides, tels des ennemis personnels. Le contremaître l'appréciait comme manoeuvre, le craignait comme individu. Il apprit assez rapidement à ne jamais le dévisager. À ses dépens. 


4e) C'est encore la nuit. Sur le chantier, le plus âgé et le plus jeune forment une équipe inséparable. Le nerveux travaille seul. Personne ne peut suivre son rythme. Le contremaître, souhaitant sans doute fouetter l'ardeur de sa troupe, cita le nerveux en exemple.   - Si j'avais six ouvriers comme lui, ça avancerait plus vite.   Il y eut un moment de froid silence. Le nerveux lança sa pelle en direction du contremaître qui l'évita de justesse. Le regard hostile du nerveux, les quelques pas qu'il fit vers le chef de chantier pétrifièrent tout le monde. Il ne dit pas un mot, écumant de rage. Les autres se momifièrent en deux instants. Depuis, mutisme parfait sur le chantier. Les ordres parviennent d'un homme qui leur tourne le dos.  

Les mots, à pas de loup, s'installent dans le cerveau de Dep. Elle sait qu'elle écrira à sa mère de façon correcte graphiquement, intelligible pour celle, perspicace, qui sait lire entre les lignes, comprendre les messages qu'elles voilent. Dep écrira dès demain; dès la nuit passée. Avant que les images n'en pervertissent les ravages. On ne doit pas s'éloigner des événements si on souhaite en conserver toute leur justesse, le temps ayant la malheureuse habitude de tout dénaturer.

''Quand la maison d'un homme est pleine de chiens sauvages il lui faut chercher la paix ailleurs.'' C'est Pearl Buck qui dit cela.

Comme cette nuit est longue. Et froide. Et pluvieuse.




                                                    

À SUIVRE...

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