Voici le 19e épisode de ILS ÉTAIENT SIX...
1r) finalement…
Avant de mieux présenter Daniel
Bloch, deux importantes nouvelles qui secouèrent le quartier un peu comme
si, de manière inattendue, éclatait un violent orage surgi d’on ne sait trop où
venant défigurer l’atmosphère. Le comité des citoyens en était finalement
arrivé à des conclusions au sujet des funérailles du pendu et en mesure
de dévoiler les dessous nébuleux de sa famille mystérieusement disparue au
lendemain du triste événement.
Les gens du quartier n’avaient toujours pas repris l’habitude
d’assister aux réunions hebdomadaires du comité ce qui inquiétait les plus
engagés de ses membres. Il ne fallait tout de même pas qu’en raison de cette
fâcheuse conjoncture l’enthousiasme pour les choses civiles périclite, qu’on en
vienne à penser que la vie collective n’avait plus les mérites qu’elle détenait
il n’y a pas si longtemps encore. Des décisions avaient été prises, il fallait
maintenant transmettre le maximum d’informations afin de faire taire les ragots
qui circulaient depuis trop longtemps vêtus d’une camisole de cancans, de
médisances, de potins et de racontars. Pour qu’enfin revienne ce calme résigné
qui décrit bien le train-train habituel du quartier et que disparaisse cette
humeur revêche qu’aucun poignard n’aurait pu sectionner.
On autorisa Daniel
Bloch à assister – privilège accordé pour une première fois – au discours du président du comité des
citoyens. Bizarrement, personne ne rouspéta ou n’y vit une entrave à quoi que
ce soit. Au contraire, les membres du comité qui acceptèrent sa présence la
considérèrent comme une preuve que l’on n’avait rien à cacher… même à un
étranger. Étranger que tout le monde reconnaissait, que plusieurs saluaient,
lui attribuant le mérite d’avoir ramené le calme chez les xấu xí.
On avait prévu un micro pour la circonstance et installé des
haut-parleurs autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle. La mère de Tùm (le trapu) a bien fait son travail
de distributrice de tracts du Parti à travers les rues du quartier car il y eut
foule au moment où le président du comité de citoyens prit la parole.
2r)
finalement…
– Camarades, je crois bien résumer la situation en disant que
nous voici arrivés au bout d’une longue route. Route parsemée d’embûches, certainement,
mais nous y sommes parvenus. Des événements tragiques ont plongé notre quartier
dans des émois inhabituels. Ils se sont avéré assez sérieux qu’il aura fallu
prendre le temps nécessaire avant d’aboutir à ce que nous dévoilerons ce soir. D’abord, merci de vous être déplacés et ainsi reprendre vos bonnes pratiques : participer
à nos rencontres, souligner des problèmes sur lesquels nous nous sommes engagés
sur l’honneur à examiner et leur apporter les meilleures solutions, en toute
justice pour la collectivité et pour ceux qui se croient lésés de quelque
manière que ce soit.
L’assemblée semblait impatiente devant le
long préambule qu’il leur servait mais tous le connaissent bien et savent qu’il
doit prendre son élan avant de plonger.
Le président enchaîna.
- Je veux d’abord dire ce qui nous est permis de révéler quant au brusque
départ de la famille du jeune homme retrouvé mort dans la pinède. Elle n’a pas
toujours vécu ici, vous le savez. Son origine, longtemps méconnue, fut
découverte lorsque l’inspecteur chargé de s’introduire dans leur maison pour y
enquêter, a retrouvé des indices importants qui nous portent à croire que cette
famille n’en était pas une au sens légal du terme. Un léger remous se propagea dans la
foule qui s’estompa illico, personne ne voulant manquer un mot de la
suite.
- Ces gens, et ici
je pointe du doigt la femme qui y vivait ainsi que l’homme qu’elle a fait
enregistrer comme étant son mari, ces gens ont pris l’habitude de migrer d’un
village à un autre dans les montagnes de Sapa, s’installant chez les Hmongs
puis chez les Dzaos. Mal accueillis pour des raisons que la décence m’empêche
d’expliciter, ils ont tenté de traverser en Chine mais furent immédiatement
refoulés au Vietnam. Des éléments précis saisis dans cette maison nous permettent
de penser que la femme était une adepte du ''marché de nuit des amoureux''* à
Sapa. Le fils plus âgé serait le fruit de cette activité qu’elle dénatura sans
vergogne. Précisons que l’homme qu’elle présentait comme son mari, était dans
les faits… son frère. Cette fois-ci
le remous dans la foule ne s’atténua que sur l’invitation du président que la
sueur abondante inondait.
*Le marché des amoureux
de Sapa Les jeunes filles vêtues de leurs plus
beaux vêtements se retrouvent à la nuit tombée dans les recoins du marché, non
pas pour vendre des babioles aux touristes, mais pour se rencontrer entre elles
et faire la connaissance des garçons, à l’abri des regards indiscrets si
possible.
Le silence rétabli, il continua : -
Nous avons également découvert dans cette maison où vivaient le frère et
la sœur se faisant connaître comme époux et épouse, quelques boîtes enrubannées
qui intriguèrent notre enquêteur. Les ouvrant, quelle ne fut pas sa surprise de
découvrir au moins une dizaine de fœtus qui flottaient dans des bols en verre
remplis d’un bizarre de liquide ! Un indice supplémentaire, soit un document
sur lequel nous avons pu identifier l’origine des quatre autres enfants, mis à
part celui né de l’union incestueuse de cet homme et cette femme, nous a
conduit vers le commissariat de police de la ville de Ha Giang. Tous de pères
différents. Aucun né dans un hôpital ou un dispensaire. Les réactions des gens du quartier oscillaient
entre stupeur et incrédulité. Comment avait-on pu vivre si près de tels monstres
sans le savoir, pire, sans le soupçonner ?
3r) finalement…
L’orateur arrêta ici son
exposé, convaincu que le message avait été bien compris, qu’en rajouter serait
superflu. Il décida alors d’aborder le second point : la question des
funérailles de ce fils illégitime qui mit fin à ses jours sans que personne ne
sache exactement pourquoi. Fort probablement, lors de la préparation de
l’assemblée, les membres du comité des citoyens s’entendirent sur le fait
qu’une fois éclaircie l’histoire abracadabrante de la famille, d’abord cesseraient
les divers jugements et que la population allait relier l’acte du fils à cette
situation familiale atypique dans laquelle il vivait depuis sa naissance. Ça
n’allait pas excuser le geste mais peut-être le rendre plus compréhensible. Ils
n’eurent qu’à demi raison.
La douche d’eau froide que le président venait de déverser sur
l’assemblée séchait à peine alors qu’il reprit la parole : - Venons-en maintenant au deuxième point.
Le comité des citoyens après avoir écouté tous ceux qui souhaitaient émettre
leur opinion, a décidé d’accorder des funérailles au jeune disparu. On
demandera aux moines de la pagode d’y voir alors que nous nous chargerons de
récupérer les cendres. Comme il y a déjà un certain temps que cette âme est en
attente, nous souhaitons que cela se fasse le plus rapidement possible.
Les murmures entendus, à l’intérieur comme à l’extérieur du
local du comité des citoyens, semblaient dire que la décision était recevable
puisque après tout il s’agissait de son âme et non de son corps matériel dont il
était question. Une sorte de sympathie, de plus en plus palpable, se répandit
quand éclata la bombe…
Daniel Bloch, en spectateur attentif
et observateur aguerri, fut le premier à voir entrer dans la salle une Dep droite et fière qui fendit la foule
de ses mains tendues, s’acheminant sans aucun doute vers la tribune où se
tenaient les dignitaires. Elle marchait comme si depuis toujours elle eût connu
le chemin qui la mènerait face au président, face aux autres membres du comité des
citoyens. La dureté du silence qui s’écrasa, laissa tout le monde pantois.
Debout, droite et fière, elle portait son kangourou troué. Le silence était à
couper au poignard.
4r) finalement…
Interpellant le président d’assemblée Dep prit la parole :
- Je porte ce vêtement devant vous, devant cette assistance tout comme
je le portais un certain samedi soir. Samedi qui a transformé ma vie en
mutilant mon corps. Depuis, je tente difficilement d’oublier que ''rire'' signifie verser des larmes, répandre le sang. J’essaie, avec toutes les forces
qui me restent, de survivre à une agression bestiale dont je fus l’innocente
victime. Celui dont vous avez parlé ainsi que de sa famille, celui-ci fut mon
agresseur. Il m’a violé. La
foule poussa un grand cri de surprise et de consternation. –
Il m’a violé sans jamais me regarder dans les yeux. Je n’étais plus pour lui un
être humain, que de la chair à dévorer. J’entends toujours, surtout la nuit,
ses râles de buffle. Je le sens encore me pénétrer. Les coups sauvages qu’il
m’infligea ont déchiré ma peau et souillé mon corps. Mon âme fut jointe comme
de la boue fétide à son sperme. Il haletait, je l’entends encore. Il a joui en
moi. Je sens encore son haleine puante qui m’asphyxiait. J’ai pu me rendre
inconsciente en ingurgitant une gorgée de citronnelle. Je perdis connaissance.
Sa violente profanation dont je fus la vierge martyre aura obstrué ma
conscience.
Les jambes coupées, baissant les yeux, le président tomba sur
sa chaise. Dep enchaîna : – Il m’a laissé
là, assommée sous un bougainvillier à fleurs rouges, le cœur anéanti. Le sang
qui pissait de mon ventre tailladé se répandit sur mes mains tremblantes ; un
instant, je me suis crue morte. Et je l’étais. La jeune fille d’avant venait de
mourir, atrocement abattue, abandonnée à elle seule, emprisonnée dans une
dévorante culpabilité. Je n’arrivais ni à pleurer ni à crier. Je me suis
relevée. Je suis revenue du lac par la pente que l’on m’avait forcée à monter. Les témoins avaient disparu avant même qu’ils
puissent le devenir. Mon agresseur venait d’enfermer dans un souvenir éternel
le pacte démentiel qu’il m’avait obligé à signer.
Il fallait voir dans cette foule interloquée, la mine abattue
de Khuôn Mặt
(le visage ravagé), la rage que crachaient les yeux de Thần Kinh (le nerveux). Il fallait
voir dans cette foule médusée un Tùm (le
trapu) peinant à rester debout tellement son corps chancelait au point que Daniel Bloch dut le soutenir. Il
fallait voir dans cette foule hébétée, le sentiment de sympathie pour le pendu
se métamorphoser en une hostilité envers l’agresseur. On assistait au paroxysme
de l’ébahissement. L’expression vietnamienne résumant le mieux la situation
serait celle-ci : à faire tomber les oiseaux et se noyer les poissons.
Se tournant vers les gens, Dep n’avait pas achevé sa confession. -
Je ne demande pas vengeance. Aucune réparation n’est possible. On ne
peut pas recoudre une âme comme on saurait le faire d’une déchirure au corps. Mon
corps a guéri. Mon âme sera en convalescence jusqu’à la mort. Lui, une tige de
bougainvillier à fleurs rouges à la main, ne souffre plus dans son corps mais
son âme erre. Il n’est pas bon de laisser errer une âme. Je propose au comité
de citoyens, avec l’autorisation des moines, de lire moi-même la prière des
funérailles. Aussi
fièrement, aussi droite que lors de son entrée, par le même chemin qui s’ouvrit
devant elle, sortit Dep.
À SUIVRE