lundi 12 décembre 2016

5 (CENT) (QUINZE) 15



Voici le 19e épisode de ILS ÉTAIENT SIX...




         1r)     finalement…    
Avant de mieux présenter Daniel Bloch, deux importantes nouvelles qui secouèrent le quartier un peu comme si, de manière inattendue, éclatait un violent orage surgi d’on ne sait trop où venant défigurer l’atmosphère. Le comité des citoyens en était finalement arrivé à des conclusions au sujet des funérailles du pendu et en mesure de dévoiler les dessous nébuleux de sa famille mystérieusement disparue au lendemain du triste événement.

Les gens du quartier n’avaient toujours pas repris l’habitude d’assister aux réunions hebdomadaires du comité ce qui inquiétait les plus engagés de ses membres. Il ne fallait tout de même pas qu’en raison de cette fâcheuse conjoncture l’enthousiasme pour les choses civiles périclite, qu’on en vienne à penser que la vie collective n’avait plus les mérites qu’elle détenait il n’y a pas si longtemps encore. Des décisions avaient été prises, il fallait maintenant transmettre le maximum d’informations afin de faire taire les ragots qui circulaient depuis trop longtemps vêtus d’une camisole de cancans, de médisances, de potins et de racontars. Pour qu’enfin revienne ce calme résigné qui décrit bien le train-train habituel du quartier et que disparaisse cette humeur revêche qu’aucun poignard n’aurait pu sectionner.

On autorisa Daniel Bloch à assister – privilège accordé pour une première fois  – au discours du président du comité des citoyens. Bizarrement, personne ne rouspéta ou n’y vit une entrave à quoi que ce soit. Au contraire, les membres du comité qui acceptèrent sa présence la considérèrent comme une preuve que l’on n’avait rien à cacher… même à un étranger. Étranger que tout le monde reconnaissait, que plusieurs saluaient, lui attribuant le mérite d’avoir ramené le calme chez les xu xí.

On avait prévu un micro pour la circonstance et installé des haut-parleurs autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle. La mère de Tùm (le trapu) a bien fait son travail de distributrice de tracts du Parti à travers les rues du quartier car il y eut foule au moment où le président du comité de citoyens prit la parole.    


2r)     finalement…         
– Camarades, je crois bien résumer la situation en disant que nous voici arrivés au bout d’une longue route. Route parsemée d’embûches, certainement, mais nous y sommes parvenus. Des événements tragiques ont plongé notre quartier dans des émois inhabituels. Ils se sont avéré assez sérieux qu’il aura fallu prendre le temps nécessaire avant d’aboutir à ce que nous dévoilerons ce soir. D’abord, merci de vous être déplacés et ainsi reprendre vos bonnes pratiques : participer à nos rencontres, souligner des problèmes sur lesquels nous nous sommes engagés sur l’honneur à examiner et leur apporter les meilleures solutions, en toute justice pour la collectivité et pour ceux qui se croient lésés de quelque manière que ce soit.
L’assemblée semblait impatiente devant le long préambule qu’il leur servait mais tous le connaissent bien et savent qu’il doit prendre son élan avant de plonger.

Le président enchaîna.     - Je veux d’abord dire ce qui nous est permis de révéler quant au brusque départ de la famille du jeune homme retrouvé mort dans la pinède. Elle n’a pas toujours vécu ici, vous le savez. Son origine, longtemps méconnue, fut découverte lorsque l’inspecteur chargé de s’introduire dans leur maison pour y enquêter, a retrouvé des indices importants qui nous portent à croire que cette famille n’en était pas une au sens légal du terme.        Un léger remous se propagea dans la foule qui s’estompa illico, personne ne voulant manquer un mot de la suite. 

-     Ces gens, et ici je pointe du doigt la femme qui y vivait ainsi que l’homme qu’elle a fait enregistrer comme étant son mari, ces gens ont pris l’habitude de migrer d’un village à un autre dans les montagnes de Sapa, s’installant chez les Hmongs puis chez les Dzaos. Mal accueillis pour des raisons que la décence m’empêche d’expliciter, ils ont tenté de traverser en Chine mais furent immédiatement refoulés au Vietnam. Des éléments précis saisis dans cette maison nous permettent de penser que la femme était une adepte du ''marché de nuit des amoureux''* à Sapa. Le fils plus âgé serait le fruit de cette activité qu’elle dénatura sans vergogne. Précisons que l’homme qu’elle présentait comme son mari, était dans les faits… son frère.     Cette fois-ci le remous dans la foule ne s’atténua que sur l’invitation du président que la sueur abondante inondait.

*Le marché des amoureux de Sapa       Les jeunes filles vêtues de leurs plus beaux vêtements se retrouvent à la nuit tombée dans les recoins du marché, non pas pour vendre des babioles aux touristes, mais pour se rencontrer entre elles et faire la connaissance des garçons, à l’abri des regards indiscrets si possible.


Le silence rétabli, il continua :     -     Nous avons également découvert dans cette maison où vivaient le frère et la sœur se faisant connaître comme époux et épouse, quelques boîtes enrubannées qui intriguèrent notre enquêteur. Les ouvrant, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir au moins une dizaine de fœtus qui flottaient dans des bols en verre remplis d’un bizarre de liquide ! Un indice supplémentaire, soit un document sur lequel nous avons pu identifier l’origine des quatre autres enfants, mis à part celui né de l’union incestueuse de cet homme et cette femme, nous a conduit vers le commissariat de police de la ville de Ha Giang. Tous de pères différents. Aucun né dans un hôpital ou un dispensaire.       Les réactions des gens du quartier oscillaient entre stupeur et incrédulité. Comment avait-on pu vivre si près de tels monstres sans le savoir, pire, sans le soupçonner ?


 3r)     finalement…    
L’orateur arrêta ici son exposé, convaincu que le message avait été bien compris, qu’en rajouter serait superflu. Il décida alors d’aborder le second point : la question des funérailles de ce fils illégitime qui mit fin à ses jours sans que personne ne sache exactement pourquoi. Fort probablement, lors de la préparation de l’assemblée, les membres du comité des citoyens s’entendirent sur le fait qu’une fois éclaircie l’histoire abracadabrante de la famille, d’abord cesseraient les divers jugements et que la population allait relier l’acte du fils à cette situation familiale atypique dans laquelle il vivait depuis sa naissance. Ça n’allait pas excuser le geste mais peut-être le rendre plus compréhensible. Ils n’eurent qu’à demi raison.

La douche d’eau froide que le président venait de déverser sur l’assemblée séchait à peine alors qu’il reprit la parole :     - Venons-en maintenant au deuxième point. Le comité des citoyens après avoir écouté tous ceux qui souhaitaient émettre leur opinion, a décidé d’accorder des funérailles au jeune disparu. On demandera aux moines de la pagode d’y voir alors que nous nous chargerons de récupérer les cendres. Comme il y a déjà un certain temps que cette âme est en attente, nous souhaitons que cela se fasse le plus rapidement possible.

Les murmures entendus, à l’intérieur comme à l’extérieur du local du comité des citoyens, semblaient dire que la décision était recevable puisque après tout il s’agissait de son âme et non de son corps matériel dont il était question. Une sorte de sympathie, de plus en plus palpable, se répandit quand éclata la bombe…
  
Daniel Bloch, en spectateur attentif et observateur aguerri, fut le premier à voir entrer dans la salle une Dep droite et fière qui fendit la foule de ses mains tendues, s’acheminant sans aucun doute vers la tribune où se tenaient les dignitaires. Elle marchait comme si depuis toujours elle eût connu le chemin qui la mènerait face au président, face aux autres membres du comité des citoyens. La dureté du silence qui s’écrasa, laissa tout le monde pantois. Debout, droite et fière, elle portait son kangourou troué. Le silence était à couper au poignard.


4r)     finalement… 
Interpellant le président d’assemblée Dep prit la parole :     - Je porte ce vêtement devant vous, devant cette assistance tout comme je le portais un certain samedi soir. Samedi qui a transformé ma vie en mutilant mon corps. Depuis, je tente difficilement d’oublier que ''rire'' signifie verser des larmes, répandre le sang. J’essaie, avec toutes les forces qui me restent, de survivre à une agression bestiale dont je fus l’innocente victime. Celui dont vous avez parlé ainsi que de sa famille, celui-ci fut mon agresseur. Il m’a violé.           La foule poussa un grand cri de surprise et de consternation.        – Il m’a violé sans jamais me regarder dans les yeux. Je n’étais plus pour lui un être humain, que de la chair à dévorer. J’entends toujours, surtout la nuit, ses râles de buffle. Je le sens encore me pénétrer. Les coups sauvages qu’il m’infligea ont déchiré ma peau et souillé mon corps. Mon âme fut jointe comme de la boue fétide à son sperme. Il haletait, je l’entends encore. Il a joui en moi. Je sens encore son haleine puante qui m’asphyxiait. J’ai pu me rendre inconsciente en ingurgitant une gorgée de citronnelle. Je perdis connaissance. Sa violente profanation dont je fus la vierge martyre aura obstrué ma conscience.

Les jambes coupées, baissant les yeux, le président tomba sur sa chaise.                  Dep enchaîna :    – Il m’a laissé là, assommée sous un bougainvillier à fleurs rouges, le cœur anéanti. Le sang qui pissait de mon ventre tailladé se répandit sur mes mains tremblantes ; un instant, je me suis crue morte. Et je l’étais. La jeune fille d’avant venait de mourir, atrocement abattue, abandonnée à elle seule, emprisonnée dans une dévorante culpabilité. Je n’arrivais ni à pleurer ni à crier. Je me suis relevée. Je suis revenue du lac par la pente que l’on m’avait forcée à monter.  Les témoins avaient disparu avant même qu’ils puissent le devenir. Mon agresseur venait d’enfermer dans un souvenir éternel le pacte démentiel qu’il m’avait obligé à signer.

Il fallait voir dans cette foule interloquée, la mine abattue de Khuôn Mt (le visage ravagé), la rage que crachaient les yeux de Thn Kinh (le nerveux). Il fallait voir dans cette foule médusée un Tùm (le trapu) peinant à rester debout tellement son corps chancelait au point que Daniel Bloch dut le soutenir. Il fallait voir dans cette foule hébétée, le sentiment de sympathie pour le pendu se métamorphoser en une hostilité envers l’agresseur. On assistait au paroxysme de l’ébahissement. L’expression vietnamienne résumant le mieux la situation serait celle-ci : à faire tomber les oiseaux et se noyer les poissons.

Se tournant vers les gens, Dep n’avait pas achevé sa confession.     -   Je ne demande pas vengeance. Aucune réparation n’est possible. On ne peut pas recoudre une âme comme on saurait le faire d’une déchirure au corps. Mon corps a guéri. Mon âme sera en convalescence jusqu’à la mort. Lui, une tige de bougainvillier à fleurs rouges à la main, ne souffre plus dans son corps mais son âme erre. Il n’est pas bon de laisser errer une âme. Je propose au comité de citoyens, avec l’autorisation des moines, de lire moi-même la prière des funérailles.       Aussi fièrement, aussi droite que lors de son entrée, par le même chemin qui s’ouvrit devant elle, sortit Dep.



À SUIVRE

mercredi 7 décembre 2016

5 (CENT) (QUATORZE) 14

L'histoire ILS ÉTAIENT SIX... en est rendue à l'épisode 18. Les personnages commencent, du moins je le souhaite, à vous devenir un peu plus familiers.
On voit que la tragédie et le drame ( les deux déclencheurs), les rejoignent et manifestement les amènent à s'interroger autant à titre personnel que comme groupe.

Bonne lecture.






1q) le chemin du poignard     Il faut parfois un poignard pour se frayer un chemin. Chacun des membres des xấu xí, depuis son arrivée dans leur groupe, savaient que Thần Kinh (le nerveux) se promène continuellement armé d’un poignard. Personne n’osa s’aventurer à l’interroger sur le pourquoi : lui poser la question aurait risqué de provoquer une crise flamboyante ou de le voir s’enfermer dans un mutisme cadenassé. Lorsqu’un message, une information ou une invitation lui étaient destinés, on mandatait Khuôn Mặt (le visage ravagé) pour le faire sachant mieux que tous comment l’aborder.

À plusieurs semaines des événements, les six furent abasourdis de s’apercevoir qu’à son tour Cây (le grêle), celui qui pousse comme le bambou, cachait sur lui le même type de couteau. S’il avait été là, Tré (le plus jeune) aurait certainement dit que cette arme à deux tranchants aurait très bien pu être un artéfact abandonné par les GI’s américains, qu’il le savait par son père et lorsque son père parle de l’armée américaine, il sait tout, même ce qui est demeuré secret.

Mais il n’est plus là, le plus jeune du groupe, évaporé dans la nature depuis assez longtemps maintenant pour que sa place au chantier, tout comme celle du plus âgé, fut occupée par de nouveaux venus aussi taciturnes l’un que l’autre. Les deux employés y travaillèrent alors que les travaux achevaient. Ils n’avaient aucune intention de se joindre à qui ce soit, refusant systématiquement toute invitation à prendre le café après les heures de travail.

Il n’était plus là, Tré (le plus jeune) et personne n’avait de nouvelles de lui, même Tùm (le trapu) qui pourtant arpentait régulièrement le centre de Hanoï pour ses cours de musique. – (Il aurait même arpenté la triste Quang Ba, rue meurtrière au temps de la Résistance vietnamienne. Reconnue comme étant le repaire des malfaiteurs et des détrousseurs, un lieu de règlements de comptes sanglants, un nid d'amour pour les couples illégitimes. Semble-t-il qu’encore maintenant elle n’ait pas très bonne presse.) - On ne parla plus de ce couple inséparable que formait le plus âgé et le plus jeune comme s’il n’avait jamais existé. Ni des événements. L’étranger au sac de cuir avait bien tenté, une fois et ce fut d’ailleurs la dernière, d’aborder le sujet. Leur réserve, il l’interpréta comme de la discrétion.


2q) le chemin du poignard     À plusieurs semaines des événements, le comportement de Cây (le grêle) préoccupait les autres. Lui qui, constamment se culpabilisait de tout, se croyant responsable e l’ensemble des malheurs de la terre, aura sans doute eu du mal à se situer face à la catastrophe qui, en plus de bouleverser tout le monde, modifia sensiblement la structure du groupe, sa deuxième mais probablement vraie famille.

Sa mère, surprotectrice à outrance, voyait bien dépérir son unique raison de vivre. Il déclinait, s’affaiblissait. Lui, si grand, se déplaçait le dos courbé. Les messages, les conseils ou les ordres coulaient sur lui comme sur le dos d’un canard. Même qu’un soir, la fusillant des yeux suite à une intervention mineure, elle prit peur; sortant son poignard qu’il lissa de ses longs doigts, il lui cria :    – Un poignard a deux lames qui peuvent trancher au moment où on s’y attend le moins.     Et Cây (le grêle) quitta la maison sans manger… sans qu’elle le fit manger.

Tùm (le trapu) s’arrogea la responsabilité de réunir le groupe des xấu xí autour de Daniel Bloch qui les invitait au café Con rồng đỏ à deux ou trois reprises la semaine. L’endroit qu’à l’époque fréquentaient les six aurait très bien pu être prohibé pour les raisons que l’on imagine. Au contraire, il devint leur ''quartier général''; le terme trụ sở* lui fut attribué. Le message d’un dîner que démarrait Tùm (le trapu) par chaîne téléphonique allait par la suite de l’un à l’autre ; deux mots et chacun comprenait : trụ sở.

trụ sở*     siège social

Il fallut fort peu de temps à Daniel Bloch pour saisir que s’il souhaitait poursuivre ces rendez-vous, il devait éviter l’épineuse question du pendu. Malgré le fait qu’un bon nombre de sujets sont, non pas tabous mais disons ''à éviter'' en compagnie des Vietnamiens, en très peu de temps et moussé par le marketing de Tùm (le trapu) on se mit à discourir religion, politique, relations homme-femme.


3q) le chemin du poignard     À la surprise générale, ce ne fut pas Thần Kinh (le nerveux) mais plutôt Cây (le grêle) qui s’absenta régulièrement des dîners que proposait l’étranger au sac de cuir. Il aurait dit, parlant de Daniel Bloch  : 
    - Je n’aime pas ce type. Je suis convaincu qu’il fomente un complot contre moi. Vous avez remarqué, alors qu’il s’adresse à tout le monde, c’est contre moi qu’il parle. Il cherche à m’isoler. En plus, je suis certain que toutes les langues qu’il a étudiées... Enfin, je me comprends… Vous ne pouvez pas décoder son jeu, toujours à boire ses paroles comme des oisillons dans un nid.    Cây (le grêle) manifestait de plus en plus de comportements dans ce genre, voyant en Daniel Bloch un allumeur d’incendies animé par la nette intention de l’y projeter.

Tùm (le trapu) eut beau tenté à plusieurs reprises de le ramener à la raison, rien n’y fit. Au contraire, son attitude se détériorait à chacune de ses présences au dîner, présences qui s’espacèrent sans même qu’il eut la délicatesse de s’excuser ou de se décommander. De plus en plus rigide, susceptible et méfiant, Cây (le grêle) devenait de fort désagréable compagnie.

La persécution dont il a toujours été victime de la part de sa mère lui devenait-elle, avec le temps, insupportable au point de l’imaginer chez tout le monde ? La mort du plus vieux, la fuite du plus jeune eurent-ils une part de responsabilité dans ses imprévisibles sautes d’humeur, ses réactions agressives ou encore, ses délires occasionnels ? À lui qui, il y a peu de temps encore, n’avait que le chantier et les promenades du groupe pour s’évader de sa mère. Ça laissait croire que l’échappatoire que représentait les xấu xí ne suffisait plus. Reléguant au second plan les problèmes des autres, il canalisait ses énergies sur lui-même.

Lors d’un dîner auquel Cây (le grêle) participait, il se mit à parler de la jeune fille qui vend des ballons multicolores de manière inadéquate, faisant bondir Khuôn Mặt (le visage ravagé) d’habitude si posé et si calme. C’est Daniel Bloch qui mit un nom sur ce comportement : l’érotomanie. Dans les propos décousus de Cây (le grêle) - quelqu’un de non-averti aurait pu les croire véridiques – le jeune homme laissait entendre que Dep serait follement amoureuse de lui, fait des avances explicites qu’il aurait refusées puisque convaincu qu’elle était infidèle et cela avec une quantité d’hommes du quartier. Il échafaudait des preuves fantaisistes qui ne faisaient qu’augmenter sa jalousie l’incitant à lui faire mauvaise presse.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) le pria de se taire sur le même ton qu’il avait utilisé avec Tré (le plus jeune) lors du fameux samedi que tous s’efforçaient tant bien que mal à oublier.      – Toi aussi tu es contre moi. Vous êtes tous contre moi. Je me demande pourquoi vous continuez à m’inviter. Au fond je le sais très bien, c’est parce que vous avez pitié de moi, répondit Cây (le grêle) campant son regard directement dans les yeux de Daniel Bloch. C’est son plan à lui que de vous liguer tous contre moi.        Cela coupa abruptement la conversation, chacun se rappelant ce que l’étranger au sac de cuir leur avait dit lors d’un dîner marqué par l’absence de celui qui a maintenant cesser de pousser comme le bambou. La conduite de Cây (le grêle) relevait d’une sorte de maladie mentale et qu’il fallait non pas l’affronter mais user de patience.


4q) le chemin du poignard     Cette prise de bec permit au groupe d’aborder la frileuse question encore sous-entendue de la jeune fille vendeuse de ballons multicolores. L’exaltation passionnelle de Cây (le grêle), le fait qu’il exigea des réparations de la part de tout le groupe en raison de leur attitude agressive envers lui firent que très souvent on évitait de l’inviter, permettant ainsi des échanges moins exaltés. Sur le chantier, on ne parlait plus des dîners avec Daniel Bloch tout en remarquant que le contremaître, une autre cible de Cây (le grêle), s’impatientait de plus en plus à recevoir les remarques impertinentes qui lui étaient adressées. Voulant éviter que Thần Kinh (le nerveux) explose, le contremaître se taisait, soupirant comme un buffle. Savait-t-il que très bientôt il aurait de fâcheuses nouvelles à leur apprendre ?

Lorsque le sujet de Dep vint à l’ordre du jour, l’inconfort fut palpable. L’étranger au sac de cuir le ressentit immédiatement et pour éviter qu’on ne l’évacue il rappela que grâce à la jeune fille vendeuse de ballons multicolores, il s’était arrêté à ce café, avait discuté avec un des six avant d’être mis en contact avec les autres.    
– C’est beaucoup par elle si je vous connais. Je ne sais pas quel type de relations, si vous en avez, vous y relie. J’ajouterai qu’elle est fort charmante pour le souvenir que j’en ai. Je me rappelle que dans son kiosque, il y avait de la lecture. Ça parle beaucoup sur les gens, le fait qu’ils lisent ou pas.

Pour briser la glace – avouons que cette expression ne tient pas tellement la route au Vietnam - Tùm (le trapu) dit qu’il la croise les matins lorsqu’il se rend au centre de Hanoï pour ses cours de musique; qu’elle est toujours polie et gentille. Les deux autres, Thần Kinh (le nerveux) et Khuôn Mặt (le visage ravagé), l’écoutèrent sans ajouter un mot.     – C’est le seul contact qu’elle a avec votre groupe?

Difficile à dire… était-ce de l’inconfort ou une certaine gêne, mais seul Tùm (le trapu) se prononça. Daniel Bloch n’allait pas lâcher le morceau pour autant. Il avait souvenance des tensions qui enveloppaient les salles de cours durant sa longue carrière lorsqu’il abordait des thèmes reliés à la matière qu’il enseignait ou à l’actualité. Des toussotements, des échanges de regards entre étudiants, tout ce que l’on peut imaginer indiquant que l’on n’allait pas s’avancer sur des chemins minés, du moins le premier. Il continua :     - Les filles ne font pas partie des groupes de gars? Deux clans? Pourtant, il me semble que cette fille a quelque chose de différent des autres. Est-ce que je me trompe?      L’effet fut le même qu’un coup de poignard…


                                                  
À suivre

vendredi 2 décembre 2016

5 (CENT) (TREIZE) 13

 

Poursuivons notre récit avec ce dix-septième épisode de ILS ÉTAIENT SIX...




     1p) la promenade des bonzes. Un rituel. Au lever du jour, pieds nus, en silence, un grand bol en cuivre collé au corps tenu comme s’il s’agissait d’un enfant, invitant les fidèles à la générosité, les bonzes déambulent dans les rues. Seuls ou en groupe, ils marchent les yeux fixés au sol arborant une tunique dont la couleur oranger tranche sur leurs crânes rasés. Parfois, s’ajoutent quelques bonzesses.

La religion – le bouddhisme majoritairement au Vietnam - revêt une incroyable importance. Dans plusieurs pays du sud-est asiatique, dont la Birmanie, on en fait  presque une religion d’état, ce qui risque évidemment de susciter des extrémismes malencontreux. Depuis quelques années, le gouvernement vietnamien se fait tolérant envers chacune des religions. On peut maintenant pratiquer sa spiritualité au grand jour alors que sous le régime communiste, plus fermé, c’était l’opium du peuple que l’on pourfendait allant même jusqu’à la répression. 

Le mère de Dep, fervente pratiquante, ne laisse pas passer une journée sans se rendre à la pagode pour y prier, des bâtons d’encens dans ses mains jointes. Le bouddhisme n'est pas assujetti à des rites formels. Il ne détermine pas non plus qui y a droit ou qui n'y a pas droit. Tout dépend de la compassion des gens. Seule la compassion permet d'accéder à l'éveil et de mesurer les conséquences de nos actes. La pagode n'agit que sur commande. Les moines savent que le bouddhisme est comme une torche qui éclaire le corps et l'âme et traverse sept cieux pour faire éclore le lotus de la paix. Elle n’a donc jamais obligé sa fille à quoi que ce soit, lui rappelant seulement les grands principes du Bouddha énoncés à titre de conseil :

1. L’ennemi le plus grand de la vie humaine est soi-même.
2. La plus grande défaite de la vie humaine est l’orgueil.
3. La plus grande stupidité de la vie humaine est le mensonge.
4. La plus grande tragédie de la vie humaine est l’envie.
5. La plus grande erreur de la vie humaine est la perte de soi-même.
6. La plus grande faute de la vie humaine est de tromper autrui et soi-même.
7. La plus grande pitié de la vie humaine est le complexe d’infériorité.
8. La chose la plus admirable de la vie humaine est de se relever après la  chute.
9. La plus grande perte de la vie humaine est le désespoir.
10. La plus grande richesse de la vie humaine est la santé.
11. La dette la plus grande de la vie humaine est la dette sentimentale.
12. L’offrande culturelle la plus grande de la vie humaine est la tolérance.
13. La plus grande lacune de la vie humaine est le manque de connaissances.
14. La plus grande consolation de la vie humaine est l’aumône.


Il ne faut pas se surprendre qu’au réveil, et cela tous les matins, le Vietnamien se dit heureux et reconnaissant d’être en vie. Sachant que l’âme qui l’habite a déjà vécu dans une autre vie que celle-ci et qu’à sa mort, cette âme relogera quelque part dans l’univers proche ou éloigné, il a le devoir d’en prendre soin du mieux qu’il le peut.


2p)      la promenade des bonzes. Les six, leurs parents et leurs ancêtres ont connu la promenade des bonzes; ceux qui suivront en seront certainement témoins. Le passage du temps loge dans cette tradition. Et du temps il s’en est écoulé depuis les deux tragédies intimement reliées. 
Plusieurs dans le quartier ont oublié afin de ne pas alimenter de mauvais présages.        Il s’en est écoulé du temps… celui qui arrange les choses, selon le vieux dicton.

S’il a arrangé les choses, le temps n’a pas recollé tous les morceaux fracassés en quelques heures.  Il a laissé des marques chez chacun des témoins de cette tragédie qui découlait d’une première, demeurée secrète. Plusieurs mois après, aucune personne ne sut jamais rien du viol de Dep par celui qui se pendit le lendemain. Personne, sauf la mère de la jeune fille qui vendait des ballons multicolores. Pour sa part, Thần Kinh (le nerveux) qui l’avait deviné, n’en a jamais parlé à qui que ce soit. Les problèmes qui allaient à nouveau le rejoindre ne lui en laissèrent pas l’occasion. De toute façon, avec qui aurait-il pu partager une certitude que d’autres qualifiaient de doute.

Le temps a laissé des marques au fer rouge… Chez tous les habitants du quartier, oui, qui furent estomaqués de constater que la famille du pendu avait disparu presque dans les heures suivant le drame. Leur maison fut interdite d’accès à tous alors que le comité de citoyens tardait à nommer un inspecteur afin d’investiguer les lieux. On craignait d’ouvrir une boite de Pandore en franchissant les portes. Laisser s’écouler quelques semaines allait permettre, selon les sages du comité, un retour au calme dans tous les esprits alors qu’on en avait plein les bras à tenter de dénouer le problème des funérailles de Cao Cấp (le plus âgé). Le corps n’ayant pas été réclamé dans la limite des vingt-quatre heures prescrite par la loi, on l’avait incinéré puis déposé les cendres dans un endroit tenu secret.

Des marques au fer rouge… De méchantes langues diront : du rouge des bougainvilliers. Car, étrangement, personne ne pouvant nier l’évidence, les bougainvilliers rouges fleurissaient anormalement depuis la mort du plus âgé. Ceux de la pinède en particulier, zone close jusqu’à ce que l’enquête soit classée. Là aussi ça tardait, comme tout peut tarder au Vietnam pour des raisons que seule l’administration connaît. Le policier-enquêteur, celui qui interrogea Tré (le plus jeune) le dimanche fatidique, reçut du haut responsable de la police le mandat de fermer le dossier dans les plus brefs délais. Khuôn Mặt (le visage ravagé) fut convoqué au poste de police dans les jours qui suivirent l’affaire, puis l’enquêteur rendit visite à Dep. Pures formalités, puisque l’évidence parlait d’elle-même et qu’aucun autre élément s’ajouta suite à ces deux rencontres. Dans son for intérieur, l’enquêteur aurait souhaité associer Thần Kinh (le nerveux) à cette histoire tellement il le détestait, le considérant comme un ennemi personnel.


3p) la promenade des bonzes. Deux mots encore au sujet des bonzes. Sans que cela ne fut ébruité, ils revinrent plusieurs fois à la charge sur la délicate question des funérailles du pendu. Leur point de vue était simple : pouvait-on se permettre de laisser errer dans le quartier une âme qui n’eût pas eu de funérailles ? Le risque de malheurs, pire, de malédictions, devait être pris en considération. Les bonzes ne se gênèrent pas d’ajouter à leur argumentation le fait que tous les samedis en soirée et les dimanches en après-midi, cela depuis le fâcheux événement, de violentes pluies s’abattaient sur le quartier. Une âme errante cherche par tous les moyens à crier son désespoir; être abandonnée ne peut qu’attiser sa haine et sa volonté de vengeance.

Jamais le conseil des citoyens ne fut à ce point occupé. Le départ inopiné de la famille du pendu, les funérailles qui tardaient, le rouge des bougainvilliers dans la pinède, les orages ciblés et réguliers, tout cela chambardait le cours normal des choses. Voilà ce qui accaparait régulièrement leur temps de délibérations. Personne n’assistait plus aux réunions alors qu’auparavant le local était rempli à pleine capacité. On se plaignait que des urgences se voyaient continuellement repoussées au profit des mêmes affaires que l’on n’arrivait tout bonnement pas à régler. La grogne menaçait la structure sociale du quartier.

Les funérailles empoisonnaient les délibérations du comité, il est vrai, mais elles incitèrent aussi Tré (le plus jeune) à poser un geste irrévocable. Nous nous souvenons de l’insistance avec laquelle son père, ancien militaire, radotait interminablement sur l’agent orange, ses dégâts, ses morts. Le fils s’empressait de s’endormir pour éviter les sempiternelles divagations. La mort de son meilleur ami, son frère, fut pour lui pire que tous les déversements toxiques des Américains. Il sut immédiatement que sa vie serait marquée de manière fatale, indélébile, que jamais la cicatrice n’allait se refermer. Il vivrait désormais avec du napalm dans le corps.

Que les funérailles de son ami, son frère, soient retardées signifiait qu’il se devait agir. En son nom et au nom du disparu. Signifiait également qu’elles puissent ne jamais avoir lieu. Que l’âme de Cao Cấp (le plus âgé) allait rôder éternellement, souffrante et porteuse de tribulations. Il n’arrivait pas non plus à imaginer un seul instant le chantier sans lui. Voir la bineuse russe creuser des trous, et encore des trous dans lesquels il voudrait plonger. Plus jamais remplir ces fosses songeant à son coéquipier de toujours. Ne jamais enterrer sa présence. Il décida, le lendemain du dimanche fatal, qu’il devait parler à la fille vendeuse de ballons multicolores.


4p) la promenade des bonzes. À l’heure même où ceux-ci marchaient dans le quartier, Tré (le plus jeune) quitta la maison familiale sachant qu’il n’allait plus jamais y remettre les pieds. Son père aura un nouveau sujet de clabauderie sur lequel s’étendre. Il se présenta devant Dep. Elle le reconnut immédiatement. La veille était si proche. Elle le revoyait courir vers la pinède sans trop savoir pourquoi, ce qu’elle comprit par la suite, Khuôn Mặt (le visage ravagé) l’avait bien informée sur la raison de son empressement.

En très peu de mots, le jeune homme à l’allure abrutie, ne la regardant pas directement dans les yeux lui confia :     - Je m’en vais.      Dep savait ce que signifie ces mots. On les lui avait déjà servis. Elle regarda le garçon avec une telle compassion que ce qu’elle lui répondit ne pouvait être exactement ses propres paroles :     -  ''Il faut que tu apprennes à accueillir de chacun ce qu’il y a de meilleur et à ignorer le reste.''      C’est encore une fois dans le creuset des mots de Pearl Buck qu’elle trouva ce qu’elle dit à cet être démoli, marqué pour le reste de ses jours.

Tré (le plus jeune) tourna les talons. Il fuira famille et quartier - aussi bien dire choisir la mort - par la pente menant au lac. Route que tant et tant de fois il a marchée en compagnie des autres xấu xí. Pour ne plus jamais revenir cette fois-ci. En chemin, son cœur et son esprit durent se remémorer mille et un souvenirs, mille et un rires aussi, mais eut-il le courage de dire ce mot devenu synonyme de torture et de supplice? Dep le suivit des yeux quelques instants, le vit entrer dans la pinède malgré l’interdiction formelle. Devant le grand pin, aux pieds du grand pin, il plaça quelques fleurs rouges de bougainvilliers, y mit le feu. La fumée montait vers la branche qui fut le dernier objet que le corps de son ami, son frère frôla. Cette offrande, ces votifs furent pour Tré (le plus jeune) les funérailles que le pendu n’avait pas encore eues.  La souffrance des autres induit la mauvaise habitude de rappeler les nôtres. Dep revoyait, clairement, les brefs instants au cours desquels le groupe des six s'était arrêté devant son kiosque le samedi précédent; revoyait chacun des visages, soucieuse de retenir des expressions typiques chez chacun dans l’inquiétude qui vaguement l’enveloppait. Elle ne pouvait se rappeler du plus jeune sans doute soustrait à son regard par l’omniprésence de son futur agresseur.

Marqué au fer rouge… le plus jeune ayant quitté le quartier, des commérages se répandirent annonçant qu’il vadrouillait dans Hanoï, vendant des bidules ici et là. Lorsque Tùm (le trapu) informa Daniel Bloch de ce que certains appelaient une fugue en raison de son âge, l’étranger au sac de cuir lui demanda s’il allait à l’école.  -   Non. Tré (le plus jeune) l’a quittée il y a de ça très longtemps. En même temps que Cao Cấp (le plus âgé).     

            L’étranger au sac de cuir, dès ce moment, prit une importante décision. Bien informé par Tùm (le trapu) qui s’ouvrait à lui sur tout ce qui se passait dans le quartier, chez les xấu xí, Daniel Bloch comprit que ce groupe lui en apprendrait beaucoup plus qu’il ne l’imaginait au départ. Tout comme la jeune fille à qui il avait demandé une information. Il ne partira pas maintenant.




À suivre





dimanche 27 novembre 2016

5 (CENT) (DOUZE) 12


    Nouvel épisode de ILS ÉTAIENT SIX...




     1o) chacun rentre chez soi. Finalement la lune aura raison alors que confortablement encadrée de nuages roses, elle laissera tomber le rideau sur ce dimanche. Ce week-end qui en aura fait voir de toutes les couleurs. Khuôn Mặt (le visage ravagé) a bien vu Dep passer devant le café. Marcheuse solitaire, porteuse de grands sacs de ballons qu'elle passe d'une main à l'autre. Il ne put s'empêcher de la regarder malgré qu'il ne soit pas posté où habituellement il fait le guet. Ce n’était pas encore le temps de la rejoindre.

Personne ne s'aperçut du départ de Tré (le plus jeune) sauf Cây (le grêle) qui se leva et quitta le groupe, oubliant de saluer les trois autres qui achevaient leur café. Fort probable qu'il tentera de le rejoindre, celui dont l'attitude a semé de l'inquiétude lors du dîner. Comme si une inquiétude supplémentaire pouvait alléger les autres. Comme si une telle journée combinée au samedi soir du rire s'incrustant dans la petite histoire des xấu xí, allait devenir un déclencheur pour chacun. Chacune.

Tùm (le trapu) ne pouvait s'arrêter de discuter avec l'étranger au sac de cuir. Entièrement présent à l'échange qui exigeait de lui une forte concentration en raison de la langue. D'un sujet il passait tout aussitôt à un autre; posant des questions, répondant à celles qu’on lui posait. Il s'établissait entre les deux une belle complicité qui ouvrit une porte à Daniel Bloch :   - Je crois que je vais étirer mon séjour à Hanoï. Il y a eu trop de bouleversements aujourd'hui pour que je puisse espérer aborder avec vous tous les sujets qui m’ont amené ici. De votre côté, ce qui vous frappe de plein fouet tous les quatre ne permet pas encore de discuter d’autres choses.     - En fait, nous sommes six personnes ; cinq maintenant.            - Il en manquait donc un ou une pour le dîner.       
- Thần Kinh (le nerveux) n'y était pas et je n’en suis pas surpris. Vous verrez ce que je veux dire lorsque vous ferez sa connaissance.     L'étranger au sac de cuir comprit dans cette intervention qu'un nouveau rendez-vous devenait envisageable et que la jolie jeune fille vendeuse de ballons multicolores qui l'avait informé quelques heures auparavant ne fait pas partie du groupe.

Madame Quá Khứ n'a jamais mis de gants blancs pour signifier aux traînards qu'elle ferme le café. Ce soir, en raison de la présence de cet inconnu sans doute, elle éteignait plus lentement les lumières une après l'autre. Tout doucement. Son áo dài blanc et noir glisse sur le plancher qu’elle s’apprêtait à récurer. L'agent de sécurité saisissant le message, entreprit sa ronde des lieux, ajoutant ainsi à l'avis de départ une note quasi officielle. Khuôn Mặt (le visage ravagé), silencieux depuis un bon moment, rivé à son téléphone cellulaire, regardait les photos prises dans la pinède. Il se remémora la journée mais ce sont les images qu'il a prises de Dep depuis un bon moment déjà qui accaparent son esprit et ses yeux. Comment ne pas embêter la jeune vendeuse de ballons multicolores tout en s’approchant d'elle?, se demandait-il. Elle vient tout juste de passer… il n’a pas bougé… question sans doute d’éviter de l’importuner.



2o) chacun rentre chez soi. Comme à son habitude, Dep a démonté son kiosque, rangé le matériel dans de grands sacs verts, salué ses voisins vendeurs et pris le chemin vers la maison de son oncle. Celui-ci, sans aucune hésitation, exigera la somme récoltée durant la journée maugréant sur le peu de profits réalisés. Elle connaît la chanson; a déjà commencé à se la répéter alors qu’elle arrive au croisement de la route.

Au même moment une moto s’arrête devant elle. Thần Kinh (le nerveux) coupe le moteur, se braque devant elle.     – Dis-moi ce qu’il t’a fait ?     Surprise par son l’arrivée impromptue et la spontanéité de sa question, la jeune fille qui vend des ballons multicolores ne sait quoi répondre. Elle laisse tomber ses sacs par terre. Le garçon la regarde droit dans les yeux remplis d’une visible agitation. Que répondre ?      -  Tu devrais plutôt demander pourquoi il a posé ce geste.     – Je sais qu’il s’est pendu; ce que je veux savoir c’est ce qu’il a fait hier soir après nous avoir demandé de retourner au café et qu’il soit resté avec toi près du lac. Je ne suis pas innocent. Je sais que depuis que tu es arrivée dans le quartier, il ne pensait qu’à toi.

Un silence s’installe entre eux. De ces silences qui triturent les tripes. Ce genre de silence avaleur de mots, complice entêté de ce que l’on souhaite dissimuler. Il continue de chiquer sa feuille de bétel sans cracher l’espèce de venin oranger qui en émane. Dep ne bouge pas. N’a pas peur. Elle sent mijoter une forte anxiété chez le jeune homme. Consciente également que la réponse qu’elle prépare doucement lui permettra sans doute de le connaître un peu mieux. Après une grande inspiration, Dep dit : -     Il n’a pas été correct avec moi.      
-     Je le savais. S’il ne s’était pas tué lui-même, je l’aurais fait.

La violence des paroles de celui qui maintenant s’appuie au siège de sa moto, la fit frissonner. Elle ne connaît pas les antécédents de Thần Kinh (le nerveux) mais ne cesse de le fixer cherchant à décrypter le pourquoi de son intervention auprès d’elle.

Jamais il ne faut s’hasarder à regarder droit dans les yeux cet être imprévisible, fragile comme une grenade dont la cuillère est dégagée. Alors, aussi rapidement qu’il apparut, il disparut dans un bruit de moteur poussé à fond. La fumée enveloppa la jeune vendeuse qui, récupérant ses sacs, reprit sa route. La maison de l’oncle n’est pas située très loin du carrefour.


3o)     chacun rentre chez soi. Daniel Bloch et Tùm (le trapu) se saluent, promettant de se revoir. L’étranger au sac de cuir dit :     - Mon hôtel est situé tout juste en face du lac de l’Ouest. Je devais y demeurer quelques jours seulement mais je vais allonger mon séjour.      Le jeune garçon, désireux de le revoir, lui précise son emploi du temps entre le chantier et les cours de musique. -     Demain, lundi, je dois être chez mon professeur de flûte en avant-midi.     
-    On lunche ensemble ?     Tùm (le trapu) accepta avec empressement, lui dictant son numéro de portable.

Rares les Vietnamiens qui se baladent sans téléphone cellulaire. Deuxième nature. Un moment libre que les voilà entièrement absorbés soit sur internet, sur les jeux en ligne ou les réseaux sociaux. À croire qu’ils cherchent à récupérer le temps perdu d’une époque où les conversations entre amis ou entre parents étaient difficiles; où recevoir des informations fraîches relevait de l’inconcevable. L’arrivée de cet outil aura transformé le quotidien de tous les Vietnamiens.

On vous rencontre pour une première fois qu’aussitôt on souhaite devenir votre ami sur Facebook, échanger les numéros de téléphone. Dans le groupe des xấu xí, les plus fervents utilisateurs sont Tùm (le trapu) et Khuôn Mặt (le visage ravagé); pour les autres c’est occasionnel. Dep s’en procurera un lorsqu’elle aura mis assez d’argent de côté. Son oncle a refusé de lui offrir cet outil prétextant qu’il s’agissait là d’un objet pouvant la distraire de son travail. D’ailleurs, il ne lui a jamais offert quoi que ce soit sauf l’hébergement et à des conditions bien précises.

Chacun possède son propre cellulaire, certains plusieurs. Les appareils mobiles se ressemblent tout en étant différents. Certains sont même appelés intelligents. Plusieurs opinions se confrontent sur leur utilité mais il est évident que dans cette société, le portable a modifié les mœurs. Si les ondes qui permettent la télécommunication sont extrêmement bien codées, celles qui cherchent à unir les êtres humains s’avèrent plus complexes et l’instrument idéal pour les faciliter ne semble toujours pas disponible. 


4o)     chacun rentre chez soi. Et le soir tombe. Les frissons de la nuit réapparaîtront bientôt. C’est étrange à quel point, alors qu’une situation bonne ou mauvaise, une fois achevée, reléguée dans les coffres du passé, ne cesse de rejaillir au moindre morceau de vent reconnu, à trois gouttes de pluie, à l’odeur d’une herbe coupée ou d’une fragile fleur. Tout cela, et plus encore venu de nulle part ou d’ailleurs, émiettent le moment présent y déversant ses caprices inopinés.

La nuit dernière, dissonante, sibylline à plusieurs égards, aura semé dans le cerveau étourdi de Cao Cấp (le plus âgé) des idées pernicieuses, perturbé les heures de sommeil des autres membres de son groupe et ankylosé une Dep confuse et souffrante!

Cette nuit, alors que tous sont rentrés à la maison – sauf Thần Kinh (le nerveux) qui navigue en moto de la pente au lac passant par la pinède – celle-ci sera tailladée en périodes d’éveil spontané, en d’incontrôlables secousses du corps, en des envies de hurler ou de pleurer. Demain, lundi, rouvrira le chantier. Deux membres du groupe des xấu xí manqueront à l’appel: un pour toujours, un autre en route vers son cours de flûte.


Le soir tombé, la nuit règne. Les chiens aboient. , le tigre blanc retournera dans la jungle sans que personne ne l’eut vraiment croisé. Il ne pleuvra pas non plus; l’humidité gagne du terrain sur le vent assagi. Les personnages de cette histoire, chamboulés, reprendront leurs activités avec, greffé au cœur une commotion; la troublante confusion que charrient la souffrance et la mort. La nébuleuse perception que l’indicible traîne nerveusement ses cartons, les laissant choir implacablement parfois sans avertissement. 








À suivre









samedi 26 novembre 2016

humeur vietnamienne


L'homme est plus petit que lui-même.  (Günther Anders)
   
      
Je me disais, tout en relisant les quelques citations qui accompagnent ce billet, qu’il fallait bien que j’écrive deux ou trois mots suite au décès de Fidel Castro.  Sans doute ce que dit Gunther Anders sur l’homme aura modifié l’azimut de mon propos. Tout comme le lien paru sur Facebook dans lequel on entend Marine Le Pen prononcer un discours enflammé au Parlement européen suite aux événements survenus à Paris le 13 novembre 2015 : la fusillade au Bataclan.

Sans vouloir faire de parallèle entre les deux personnages, je me suis dit que, dans les faits, les gens que l’on classe à l’extrême-droite et les autres à l’extrême gauche parfois se rejoignent. Mon père Gérard avait l’habitude dire : '' les extrêmes basculent lorsqu’ils arrivent au bout.''


J’ai un vague souvenir de la Révolution cubaine, des avancées de Castro et du Che vers La Havane où trônait un certain Batista soutenu par les USA. Les Américains avaient asservi l’île à tous leurs caprices, déshumanisant ce peuple profondément vaillant. Les quelques kilomètres séparant Cuba et la Floride permettaient aux Yankees de s’y rendre, s’appropriant des terres à prix ridicule et utilisaient la population de manière frisant l’esclavagisme.


Castro souleva le peuple, lui promettant la libération du joug qui les écrasait. Et il chassa Batista. Plusieurs Cubains ont fui ce qu’ils croyaient voir venir, c’est-à-dire une dictature communiste. Ils ont fui principalement vers la Floride où ils forment une communauté importante, parfois influente. 



Le vulgaire imbécile est toujours avide de grands événements, quels qu'ils puissent être, sans prévoir s'ils lui seront utiles ou préjudiciables; le vulgaire imbécile n'est ému que par sa propre curiosité. 
(Ludovico Ariosto, dit l'Arioste)



     Je ne veux pas entrer dans des analyses socio-politiques mais force est de voir que le changement de régime n’a absolument rien changé au quotidien des gens. On me dira que l’éducation a été davantage mise à leur portée, que les soins de santé se sont grandement améliorés et c’est vrai. Pour m’y être rendu à plusieurs reprises, j’ai pu le constater. Sauf qu’il m’a été donné de voir aussi que le droit de parole, le droit de penser, le droit de se déplacer à l’intérieur tout comme à l’extérieur n’existaient plus. La censure était constante et la délation omniprésente. 



... mais ce que nous disons ne nous ressemble pas toujours. 
Jorge Luis Borges



     La qualité de vie ne s’est pas améliorée. Au contraire. On n’a jamais répondu aux besoins primaires des Cubains, sous le régime dictatorial de Castro. Tous ceux et toutes celles qui s’y sont rendu comme touristes savaient que d’apporter de petites choses aussi insignifiantes qu’une brosse à dent rendaient les habitants très heureux.


À quoi peut bien servir une constitution qui proclame l’indépendance d’un pays si dans le tous les jours on doit se débrouiller avec rien pour obtenir le minimum. Les tickets de rationnement des produits alimentaires par exemple ne leur permettaient de recevoir si peu que c’en était gênant de l’observer.



Pour voir une chose il faut la comprendre. Jorge Luis Borges



     La question qui s’impose est la suivante : si le peuple cubain avait su ce qui allait leur arriver, connaître la suite des choses, aurait-il combattu à côté de Castro? Rien ne peut légitimer un régime dictatorial qu’il soit de droite ou de gauche. Encore moins d’extrême-droite et d’extrême-gauche. Les Russes l’ont réalisé plusieurs années après Lénine et Staline et ne pleurèrent pas longtemps la chute des dictateurs du Kremlin.


 Il l'appela Utopie, mot grec qui veut dire un tel lieu n'existe pas.  (Quevedo)



     La société idéale n’existe pas. N’existera jamais. Seuls les rêveurs y croient. Est-ce que la base du communisme réside dans le fait qu’il est en mesure de nous y mener? Cette doctrine s’écorche lorsqu’elle se voit affublé du pouvoir. Le pouvoir réussit à se maintenir grâce à la corruption et dans le fait d’écraser toute forme d’opposition. Je suis toujours stupéfait de constater que ce qu’on l’on reprochait au régime que l’on veut abattre devient le nouveau credo. Le Vietnam en est aussi un fort bon exemple.



 La puissance peut briser la conscience humaine et le respect de soi. (Duong Thu Huong)



     Fidel Castro est décédé. Raoul, son frère, le remplace depuis déjà quelques années. Il aurait été élu démocratiquement, semble-t-il. Comment associer démocratie et dictature? On dira que tout se fait selon les normes prescrites par la constitution cubaine. Aucun Cubain non-membre du Parti Communiste n’a droit de parole et peut-être même n’a pas droit de citer. Il n’est dans les faits qu’un récepteur de propagande. Combien de fois, discutant avec un Cubain, on lui annonçait des nouvelles extra-insulaires dont il n’était pas au courant?

Je ne me réjouis pas du décès de Fidel Castro, je ne peux que souhaiter que son ombre qu’il croyait protectrice disparaisse de l’île. Qu’avec lui, vestige des années 1960, on en arrive à ne plus revoir ce type de ''libérateur'' se couronne le lendemain, dans un paternalisme parfois criminel, maître absolu. On assiste au même drame en Corée du Nord. La Birmanie des militaires logeait à la même enseigne.

On lui a toujours préféré le mythe du Che. Ce James Dean militaire a fait rêver également mais jamais son combat fut autre que celui de la guerre. Ses allures angéliques lui donnaient bonne presse tout comme ses déclarations fracassantes. Mais dans la vie des gens, ceux et celles qui tous les jours doivent gagner leur pain à la sueur de leur front, les belles images et les beaux mots sont perçus autrement. On aime les héros, et les héros les plus populaires propulsent devant eux des idéaux souvent irréalisables.



... l'homme a besoin de croire à un idéal, tout en se disant secrètement que cet idéal ne le concerne pas. 
(Duong Thu Huong)



     Les dictateurs finissent toujours par tomber. Lorsqu’ils disparaissent d’autres frappent à la porte. Il est tellement plus simple de gérer sans que rien ne nous nuise. Ce n’est pas pour rien que les prisons cubaines, coréennes, vietnamiennes, chinoises et j’en oublie sont remplies de poètes, d’écrivains, d’objecteurs de conscience. Que la censure soit autorisée pour des raisons d’État. Que s’opposer de quelque manière que ce soit est vu comme une atteinte à la sécurité nationale. Que la répression change de signification quand les intérêts des porteurs de pouvoir sont menacés.

Castro était de ce type. En nommer d’autres serait fastidieux. Les dégâts dont on peut leur imputer la paternité sont nombreux. Il faudrait être en mesure de connaître le fond de la pensée des citoyens vivant sous leur férule pour mieux les apprécier.


Et que vient faire Marine Le Pen que je citais au début du billet? Je l’écoutais babiller, accusant l’Europe, accusant l’intégrisme islamiste de tuer la société française. Son discours tient la route tout comme celui de Castro à l’époque. C’est ce qui me fait la craindre. Les idées de repli sur soi, de rejet des autres, la croyance que ''chacun chez soi'' est la solution à tous les problèmes actuels, tout comme le promeut Donald Trump, font du chemin. 



Ce n’était pas tant qu’il mentît que le fait qu’il n’y avait pas de vérité à dire. 
(Ernest Hemingway)



     Nous avons la mémoire courte. Les politiciens le savent et jouent sur ce tableau. Castro est devenu politicien et a agi de même. C’est de bonne guerre mais il restera, je crois, que tout doucement un nouvel ordre mondial arrivera en raison de notre propension à détruire la nature autour de nous. Au-delà du populisme, au-delà des sauveurs auto-proclamés qui verront le jour utilisant un discours qui jettera de la poussière aux yeux, il restera un fait indéniable : nous sommes sur une planète qui lentement se désagrège mais qui reprendra ses droits nous remettant, aux dictateurs que nous sommes face à elle, notre ticket de départ.


Ce ne seront pas les Castro et autres du même acabit qui apporteront les véritables solutions aux problèmes de notre cupidité.



... le temps transforme tout en illusion.. L'oubli est le compagnon de la vieillesse, on peut bien tenter de la conjurer, rien n'y fait.. La vie demande des choses bien concrètes dont on ne mesure la valeur que trop tard: toujours après coup...  
(Duong Thu Huong)



 À la prochaine


mercredi 23 novembre 2016

5 (CENT) (ONZE)11

     Nous voici donc de retour avec l'épisode numéro 15. Je rappelle qu'un court résumé des précédents se trouve au blogue 510.

Bonne lecture!

     1n) la mort rôde comme hô*, le tigre blanc.      Khuôn Mặt (le visage ravagé) n'a pas oublié le rendez-vous avec Daniel Bloch. Il lui a promis d'inviter des amis. Ne voulant pas manquer à sa parole, il donne un coup de téléphone à Tùm (le trapu) se doutant bien qu'il aurait, une fois de plus, à parler de la nouvelle. Il le chargera de communiquer avec Cây (le grêle) ne sachant trop si ce dernier pourra se libérer de sa mère. Quant à Thần Kinh (le nerveux) sera-t-il intéressé autant par le dîner que d'apprendre ce qui s'est passé ? On verra bien. Finalement, il suivra le conseil de Dep et insistera pour que Tré (le plus jeune) les rejoigne.

- Cảm ơn*.      Ce fut le seul mot reçut par Khuôn Mặt (le visage ravagé) de celle qui lui semblait être la soeur de Cao Cấp (le plus âgé). Sa mission, il l'avait accomplie répétant textuellement les mêmes mots que lors de sa rencontre avec Dep. Il pourra maintenant retourner vers le café où l'attend ce bizarre d'étranger. Sauf que le kiosque de Dep l'attire davantage. Lui faire rapport servirait de prétexte pour y revenir. Mais il ne veut pas profiter outre mesure de la situation. 

Doucement, le soir s'installe. Les chauves-souris ont pris le relais des hirondelles balayant l'espace d'allers-retours ininterrompus. Les moustiques n'auront aucune chance contre ces rapides et efficaces nettoyeurs. Le ciel s'assombrit. Les enfants, plus tôt qu'à l'habitude, ont rangé leurs cerfs-volants. La mort rôde comme , le tigre blanc. Pour certains, ce tigre est un Seigneur qui protège; pour d'autres, un gage de mort. Aujourd'hui, les derniers en seront plus convaincus avançant même qu'ils avaient perçu son odeur nauséabonde.

On évite de parler du tigre. Semble-t-il que cela attire le malheur. Sauf lorsque l’on doit raconter la légende. Le tigre se présenta à la porte de l'Empereur de Jade afin de régler un litige: les animaux se plaignaient que l'homme les maltraitait. Celui-ci annonça qu’aux premiers arrivés, il leur attribuerait le prestige d'être le symbole d'une année de naissance, les protégeant ainsi de la malice de l'homme. Telle fut sa décision. Dans l'ordre, selon leur entrée au palais, le rat, le boeuf, le tigre et le lapin furent les quatre premiers. Suivirent le dragon, le serpent, le cheval, la chèvre, le singe puis le coq. Finalement, l'Empereur s'étant fait mal comprendre, lui qui n'en souhaitait que dix, il dût se résigner à accepter le chien et le cochon. L'affaire était classée: il y aura douze animaux. 

* Cảm ơn     Merci


2n) la mort rôde comme hô*, le tigre blanc.      On évite de parler du tigre. Tout comme, sans doute, on s’abstiendra dans tout le quartier de parler directement de l'affaire du pendu. On utilisera des mots connexes, des sous-entendus, des allusions pour le faire. Son nom, plus jamais prononcé sauf par les xấu xí, les superstitions ne faisant pas partie de leur vocabulaire. Ils devront aussi ménager la souffrance de Tré (le plus jeune).   

Afin de s'assurer que le premier témoin de la catastrophe de l'après-midi soit présent au dîner, évitant qu’il s'isole et ronge sa peine, Khuôn Mặt (le visage ravagé) se rend chez lui. Il découvre un jeune homme abattu, yeux hagards et mine patibulaire. Assis à califourchon, passant et repassant continuellement la main dans ses cheveux noirs comme le charbon, il n'a qu'un seul mot à la bouche : ''Pourquoi ?''

Ne se reconnaissant pas lui-même dans le ton qu'il emploie, Khuôn Mặt (le visage ravagé) s'approchant à trois pas du plus jeune, lui dit:      - Assez. Tu m'entends, c'est assez. Tu lèves ton cul et viens avec moi au café. Les autres nous y attendent. On a rendez-vous pour dîner avec un étranger. Pas question de rester ici à gratter une plaie ouverte; le sel de mer pourrait la ronger et te faire souffrir encore plus.     

Tré (le plus jeune) n'a pas le temps de réagir que le voilà soulevé de terre. Quelques minutes à peine et ils sont en face du Con rồng đỏ. L'agent de sécurité semble moins ivre qu'hier et demain. Il interroge les deux nouveaux arrivés:     - Il y a quelqu'un qui va me dire ce qui se passe dans le quartier?         Tout bizarre de l'entendre parler, davantage de ne pas suffoquer sous ses bouffées d'haleine d'ivrogne.     - On évite de parler du tigre, lui répond Khuôn Mặt (le visage ravagé).  Ils entrent.


3n) la mort rôde comme hô*, le tigre blanc    Le café est vide de ses habitués. Tout au fond, les rats se cachent, épiant les morceaux de riz qui glisseront des tables, courront s'en emparer puis, aussi rapidement, ils retourneront dans leur cachette. Lorsque le groupe des xấu xí se réunit, chacun se campe au même endroit, en semaine et le samedi. Khuôn Mặt (le visage ravagé) reconnaît Daniel Bloch. Autour de lui, Cây (le grêle) écoute attentivement Tùm (le trapu) converser en anglais avec l'étranger appuyé sur son sac de cuir. 

- Thần Kinh (le nerveux) n'est pas venu? demande Khuôn Mặt (le visage ravagé).        Ne sachant trop à qui s'adresse la question, personne n’y répond. Il comprend que le groupe des xấu xí, pour ce dîner, sera amputé de deux personnes. Daniel Bloch se lève, tend la main aux nouveaux venus. Il semble avoir été mis au courant de la tragédie; également de la relation qui liait le disparu à celui qui s'écrase sur une chaise comme si on venait de déposer un sac de ciment.

Un proverbe vietnamien dit: ''Il n'y a pas de situations désespérées; il n'y a que des hommes qui désespèrent des situations.'' Première idée venant à l'esprit du spécialiste en linguistique qui, depuis son arrivée à Hanoï, s'amuse à collectionner proverbes, dictons, aphorismes et toute autre formule lui permettant de mieux comprendre les singularités de ce peuple au travers de sa langue. Il doit les traduire mais Google est parfois bien imprécis.  En côtoyant les gens, il croit pouvoir mieux approfondir leur âme, leur manière de voir la vie. Ou les vies si l'on accepte l'idée que celle-ci n'en est qu'une parmi tant d'autres.

L'atmosphère n'est pas à la fête. On sent chez chacun une retenue, des choses à ne pas dire, des sujets à éviter. Un en particulier. Afin d'interrompre ce silence qui pesamment s'alourdit d'une minute à l'autre, Daniel Bloch, demande à Tùm (le trapu) de lui servir d'interprète. Il fera une pause à chacune des phrases le temps que ce dernier traduise. Une fois sa voix éclaircit par un raclement sonore, il prend la parole:   - Je comprends que votre groupe vit de bien fâcheux moments. Permettez-moi de vous offrir mes plus sincères condoléances. Sachez que je ne veux d'aucune manière vous accaparer, mais je souhaiterais, pour le peu de temps que je passerai à Hanoï, discuter avec vous. Principalement de votre langue que je trouve tellement jolie et, si vous me le permettiez, de la façon de vivre qui est la vôtre.     Comme un coup de tonnerre venu de l'est, celui qui annonce la catastrophe, Tré (le plus jeune) explosa:       - On évite de parler du tigre.     Un coup de tonnerre, s'il vient de l'ouest, est cent fois plus violent. Les paroles du plus jeune eurent l'effet combiné des deux.

4n) la mort rôde comme hô*, le tigre blanc

   L'arrivée de madame Quá Khứ allégea un peu l'air ambiant. Elle dut faire deux voyages entre la cuisine et la table afin que tous puissent être servis. Tré (le plus jeune) repoussa son bol de phở pour se camper dans un mutisme qu'il conservera tout au long du dîner. Du thé au jasmin dans une jarre en grès trônait au centre de la table. Des récipients en nickel. Des baguettes en bois. Des bols verts et blancs furent remplis par les grandes mains de Cây (le grêle).

La grande majorité des restaurants vietnamiens, surtout ceux de la rue, n'offrent qu'un seul mets. Deux manières de se le procurer: s'asseoir sur de petits tabourets autour d'une table aussi petite puis se faire servir; ou s'arrêter en moto devant une échoppe culinaire, attendre qu'on prépare le repas, le dépose dans un contenant en mousse de polystyrène pour vous le remettre dans un sac plastique transparent. Ceci autant pour le petit déjeuner, le lunch ou le dîner. Si l'on souhaite un menu plus élaboré, il faut chercher dans les restaurants plus chics.

- Croyez-vous qu'il soit possible pour un Occidental d'apprendre la langue vietnamienne assez rapidement, demanda Daniel Bloch afin de dérider l'assemblée entièrement paralysée suite à l'éclat de voix de Tré (le plus jeune). Tùm (le trapu) traduisit. Personne n'avait de réponse. Ce dimanche aura été beaucoup trop pesant. Encore tôt pour s'enlever de la tête ce qui l'emplit encore, personne n'ayant pu imaginer que cela puisse s'y infiltrer. Alors, réfléchir...

Pour l'étranger au sac de cuir, il devint évident que cette réunion n'apporterait rien assouvissant sa soif d'apprendre sur le Vietnam. La foudre avait rendu ses invités aussi muets qu'aveugles. Il résolut de ne pas insister, s'assurant toutefois que ce premier contact puisse être les prémices à d'autres. Il envisageait prolonger son séjour dans le nord du Vietnam. Laisser du temps au temps lui sembla être la meilleure chose à faire.












 À la prochaine









Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...