Si notre ''je'' était un
animal - il le devient en astrologie chinoise ou celle du zodiaque - si
notre ''je'' animal n’avait aucune idée de ce qu’est un être humain, comment, à
son observation, à son regard porté sur cette complexité, réagirait-il?
Réussirait-il, parviendrait-il à le définir de manière adéquate?
Plusieurs écrivains ont
utilisé ce procédé pour en arriver à circonscrire cet être complexe, tenter de s’y approcher du moins de manière à le décrypter, le décoder.
Dans son formidable roman
ANIMA, Wajdi Mouawad s’appuie sur plusieurs animaux qu’il met au contact des
hommes et nous propose à partir de leurs observations d’élucider ses
contradictions. Du roman persiste une question lancinante : doit-on
choisir entre bestialité et humanité?
Sans identifier l’animal, je
vous offre quelques-unes de leurs paroles.
. L’humain est un corridor
étroit, il faut s’y engager pour espérer le rencontrer. Il faut avancer dans le
noir, sentir les odeurs de tous les animaux morts, entendre les cris, les
grincements de dents et les pleurs. Il faut marcher, enfoncer les pattes dans
une boue de sang et remonter le long d’un fil d’or abandonné là par l’humain
lui-même, lorsqu’il n’était qu’enfance et que nul toit ne scellait son plafond.
Animal parmi les animaux, il ne souffrait pas encore. L’humain est un corridor
et tout humain pleure son ciel disparu. Un chien sait cela et c’est pour cela
que son affection pour l’humain est infinie.
. … je me complais dans la
contemplation des humains. Je les regarde. Ils sont nombreux et pourtant ils sont seuls. Ils s’assoient sur des chaises. Ils posent
leurs mains à plat sur leurs genoux. Ils s’entourent d’objets : bouilloire,
théière, cuillère, tapis, télévision, tableaux accrochés sur les murs. Ils sont
attachés au décorum. Ils sont propres. Certains plus que d’autres, si j’en juge
par ce que j’ai observé les rares fois où il m’a été donné de visiter des
intérieurs différents de celui où l’on me fait habiter. Les humains sont doués
pour l’absence : ils disent Untel est triste, mais Untel n’est pas là. Ils
disent Un jour, j’aurai du temps, mais le temps n’est pas là. Ils présument de
tout. Les humains disent Ma maison. Ils disent J’ai un jardin. Ils disent Ma
famille, mes amis. Ils disent Les gens, Le monde. Les humains disent Mon, ma,
mes. Par exemple, Coach dit Mon singe en me montrant du doigt. Il dit J’ai acheté mon signe en Afrique. Il
dit Je recrute mes hommes moi-même. Il dit J’ai rencontré ma femme à Cuba en
1972 et j’ai tout de suite su que c’était elle. Il dit Mon argent, Mon singe,
Mes hommes, Ma femme, Ma business.
. Les humains sont seuls. Malgré la
pluie, malgré les animaux, malgré les fleuves et les arbres et le ciel et
malgré le feu. Les humains restent au seuil. Ils ont reçu la pure verticalité
en présent, et pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un
invisible poids. Quelque chose les affaisse. Il pleut : voilà qu’ils courent.
Ils espèrent les dieux et cependant ne voient pas les yeux des bêtes tournés
vers eux. Ils n’entendent pas notre silence qui les écoute. Enfermés dans leur
raison, la plupart ne franchiront jamais le pas de la déraison, sinon au prix
d’une illumination qui les laissera fous et exsangues. Ils sont absorbés par ce
qu’ils ont sous la main, et quand leurs mains sont vides, ils les posent sur
leur visage et pleurent. Ils sont comme ça.
. La plus banale des chauves-souris
peut émettre plus de cent cris à la seconde. Chaque cri lui revient sous la
forme d’un écho et chaque écho s’additionne à l’autre pour composer une
échographie générale de l’espace qui lui permet de se repérer et de localiser
dans l’obscurité n’importe quelle proie, n’importe quel prédateur. (…) Pour
voir elles crient. Alors je te pose la question : si la vie est un perpétuel
cri de douleur, comment faire pour entendre son écho et échographier le visage
de ce qui nous fait souffrir? - Si le
cri est perpétuel, plus rien n’est visible.
– Bingo! Chaque cri doit être suivi par un silence pour faire entendre
son écho. Celui qui ne fait que hurler sa douleur n’en verra jamais le visage
tout autant que celui qui s’obstine à la taire. C’est la façon des chauves-souris
: pour voir le visage de ce qui te fait souffrir, tu dois faire de ta douleur
un collier qui enchaîne des perles de silence aux perles de tes cris.
. C’est ton chien. (…) L’homme
balafré m’a regardé. Le train arrivait. Il a vu mes yeux, j’ai vu ses yeux, et
la lumière de la locomotive nous a illuminés tous deux. Il a dit Alors
donne-lui son nom, et Humbert s’est mis à parler de la mort, cette ligne où
tout s’efface, et de la guerre, cette ligne où tout se déchire. Il a parlé des
lignes poreuses qui séparent les humains des bêtes et des lignes qui sillonnent
les visages des vivants. Il a parlé des lignes qui nous font et nous défont,
rides, traits, limites, frontières, démarcations. Il a parlé des lignes qui
nous sauvent, conductrices, électriques, musicales, et il a parlé de celles qui
nous manquent, ces lignes blanches disparues au tracé de nos routes, ces lignes
invisibles à nos âmes égarées au fond de leurs labyrinthes. Il a parlé des
lignes verticales au bout desquelles se sont pendues tant et tant d’Ariane sans
plus de Thésée à sauver ni de Minotaure à abattre, il a parlé des lignes de vie
au creux de nos paumes, il a parlé des lignes sans encre pour s’inscrire sur le
papier des mémoires puis, avec le passage interminable du train convoyant ses
voitures, il s’est mis à hurler : et je voudrais aussi te parler de la ligne
que tu portes sur ta figure, cette balafre qui sépare ton visage comme celle qui, ici même, il y a plus d’un
siècle, a séparé ce pays entre le nord et le sud, faisant couler le sang de
toute une jeunesse, et puisque le bar où l’on s’est rencontrés portait le nom
de cette ligne de démarcation, je donne à ton chien le nom de Mason-Dixon Line.
Chaque fois que tu l’appelleras par son nom, chaque fois que tu crieras
Mason-Dixon Line, il faudra que ton cœur bondisse hors de ta poitrine!
Promets-le moi! (…) Qu’il bondisse de trop d’âme et de trop de soif, parce
qu’on n’a pas su avoir l’âme que nous rêvions d’avoir ni étancher la soif que
nous cherchions à étancher!
. Tu es d’une race sauvage, un
rejeton brut de la nature. Il faut que tu le restes. Je ne te domestiquerai
pas, je ne ferai pas de toi un craintif, une bête soumise, ni une bête aveugle.
Je te donnerai ma voix, je te donnerai ma langue, tu me donneras tes silences,
tu me donneras ton présent. Tu es un chien, de la race des loups. Chien est un
mot, c’est le mot qui te désigne. Je suis un homme de la race des humains.
Homme est un mot, c’est le mot qui me désigne. Homme et chien nous allons côte
à côte à la surface de la terre. Mais dans un homme qui marche il y a d’autres
hommes qui marchent et sous la terre il y a d’autres terres et derrière les
noms des pays il y a d’autres pays. Il importe que tu le saches.
. Comment consoler un humain. Je
lui ai offert mon silence, tiens, il est à toi, écoute-le et dis-mois qui
devrais-je dévorer, quel mal, quelle peine. Dans les sanglots qui sortent de ta
gorge, j’entends les sanglots de ton enfance paniquée et comme c’est de toi
qu’il s’agit, toi en qui j’ai choisi de placer mon amitié à l’instant même où
je t’ai vu étendu dans les eaux froides du ruisseau, je sens naître en moi le
désir de tuer ceux qui sont responsables de ton malheur. Non seulement je ne
voudrais pas qu’un mal t’arrive, mais je ne veux pas non plus qu’un mal te soit
déjà arrivé. Mais il est trop tard. Trop tard! Révélation brûlante de
l’irréversible événement du temps. Ce qui est advenu qui pourrait faire que ce
ne se soit pas produit?
J’achèverai par ces paroles du
Capitaine Achab (MOBY DICK, Herman Melville ) appliquant à cette baleine
blanche qu’il pourchasse des qualités humaines et se définit comme une bête.
. Il y a beaucoup de choses que
vous ignorez. Les objets qui nous entourent, les objets visibles, ne sont que
masques de carton. Mais, dans chaque événement, dans l’acte indiscutable de la
vie, il y a de l’inconnu, un inconnu qui raisonne, alors que le masque, lui, ne
raisonne pas. Et l’homme ne peut frapper qu’à travers le masque! Comment un
prisonnier pourrait-il s’évader de sa cellule sans percer la muraille? Eh bien,
la baleine blanche, c’est cette muraille. Voilà pourquoi je veux la détruire!
Parfois il m’arrive de penser que, derrière elle, derrière cette muraille,
derrière ce masque de carton, il n’y a rien. N’importe! Moby Dick m’obsède. Je
vous en elle une force qui m’injurie, une cruauté insondable. L’insondable, c’est là ce que je hais, ce que
je veux atteindre! Ne, me dites pas qu’en m’acharnant sur Moby Dick je commets
un péché. J’anéantirais aussi bien le soleil s’il m’injuriait. Car, ce que le
soleil peut faire, je sais que je peux le faire moi aussi!
À la prochaine
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