dimanche 15 février 2015

elle est en route


Elle est en route


Suite à tous ces billets consacrés à la Birmanie, je reviens à celui-ci dormant sur le métier et qui remonte au début décembre, entrepris alors que j’attendais l’avion devant me reconduire de Hanoï à Saïgon suite au voyage avec Gilles et Madeleine. Bien assis à l’aéroport de Hanoï où d’importants agrandissements doubleraient sa capacité à recevoir des vols et des voyageurs, devant moi se tenait, nerveuse comme celui ou celle qui entreprend un premier vol, une jeune fille.
  
Assise face à moi, elle porte une chemise ne lui appartenant pas, ça se remarque au premier coup d’œil, sans doute celle de sa mère. On ne se vêt plus de cette façon, du moins chez les gens de son âge, ceux de vingt ans, peut-être moins.

La jeune fille

-       à défaut de connaître son nom, je lui en donnerai un; Dep qui signifie belle  -

regarde autour d’elle, écoute avec l’attention de quelqu’un ne voulant pas rater une information, peut-être celle qu’un avion, celui qu’elle attend, ne peut partir sans elle. Son regard est inquiet, ses gestes saccadés.

Dep, la jeune fille que je viens  de baptiser ainsi, ne me regarde pas. Je ne puis dire si elle perçoit mes regards soutenus. Elle a trop à ne pas louper. On la croirait investie d’une mission. Je me plais à imaginer vers quelle destination elle se dirige; qui elle rencontrera. A-t-elle des messages à transmettre, des choses à remettre? À qui? Des gens de sa famille. Des amis.

Quel mystère, toute sa personne, petite et chétive, offre-t-il à moi qui dois dans trop peu de temps monter dans l’airbus me ramenant à Saïgon! Je vérifie ma carte d’embarquement, la place que l’on m’a assignée, essaie de deviner la sienne, songeant même qu’elle pourrait être assise à mes côtés. Intrusif, je vérifierais l’étendue des callosités durcissant ses mains, la longueur de ses ongles. Son odeur.

Les odeurs parlent, singularisent les gens autant que les phéromones. D’où je suis, aucun indice ne me renseigne. On verra dans l’avion si jamais elle se retrouve à mes côtés.

Alors que les inquiétudes de Dep s’amplifient - elle ne cesse de bouger, retire un portable de son sac, l’examine, le replace à l’endroit où elle l’a pris – rien ne la rassure, ne conforte sa conscience même ce message continuellement répété par la dame de l’aéroport, en vietnamien d’abord, puis en anglais.

Assis devant elle, avec l’immobilité du guetteur, je lis l’allocution qu’a prononcée Patrick Modiano lors de son passage à Stockholm afin d’y recevoir le Nobel de littérature. Ça ne m’en dit guère plus sur l’aventure de Dep, celle que je sens enrôlée dans un je ne sais quoi qui l’embarrasse, l’embête ou tout simplement la dépasse.

Puis l’annonce hurlée par tous les haut-parleurs de l’aéroport est différente. L’attention de Dep la fige comme si elle se plaçait au garde-à-vous; ses yeux roulent dans des orbites aux aguets. Sa tête bascule vers la porte 64. Un léger sourire, rassurant, court en travers de sa figure à la vitesse de l’éclair. Elle connait maintenant la prochaine étape. Ça ne sera pas Saïgon. Ne me reste plus qu’à inventer ce qui l’a menée jusqu’ici, ce qui  la pousse ailleurs, à Nha Trang.

Les bruits qui circulent dans les aéroports sont amplifiés par un système d’écho caractéristique à chacun. Celui d’Hanoï, là où une jeune fille qui pourrait s’appeler Dep attend encore pour se lever et se diriger vers la porte 64, en direction de Nha Trang, se répercute sur trois planchers. Pour le passager ayant traversé les postes de contrôle, se retrouvant dans l’immense salle d’attente, les échos sont formidables. Le seul fait de bouger sa valise, d’échapper un quelconque objet sur le sol, éternuer ou seulement ciller comme le fait souvent Dep, tout, multiplié, la fait sursauter. Certainement qu’à l’endroit d’où elle vient, le silence règne.

Sa mère l’aura avertie mais la réalité s’avère plus fulgurante que dans les conseils maternels. Elle ne m’apparaît aucunement craintive, plutôt surprise. Chaque coup de grisou de l’écho la pousse à vérifier si tout a conservé sa place. Sa carte d’embarquement, d’abord. Lorsqu’elle montera à bord, le document en aura pris un coup, devenu humide et froissé.

Peut-on reprendre des cours universitaires à cette période de l’année? Rejoindre une tante malade pour donner un coup de main? Retrouvera-t-elle un petit ami, un frère? Pourquoi doit-t-elle quitter sa famille? J’échafaude des conjectures alors que précipitamment elle se lève…

 

Je les revois, imaginaires, toutes les deux, mère et fille assises sur un petit balcon où s’entassent des pots de fleurs. Je les revois, silencieuses, se préparant aux retombées de ce voyage. Leur silence. Parfois, la mère cueille sa main, la caresse avec la nette intention que tous ses messages indicibles puissent doucement, par son épiderme, transpercer  son cœur et  son âme.

Dep quittera son village, celui qu’elle n’a jamais abandonné depuis sa naissance; elle s’expatriera sans trop savoir pour combien de temps, laissant derrière elle cette terre qui l’a vue naître et que sa famille maintiendra fertile encore afin de lui permettre de nouveaux horizons.

On avait songé à Hanoï, puis Saïgon pour finalement choisir Nha Trang. Un vieil oncle y vit. Veuf. Il saura la recevoir, la protéger et rapporter aux parents chaque pas de sa nouvelle aventure. Dep y est attendue.  Là, on souhaite qu’elle puisse faire de demain un jour meilleur qu’hier, meilleur que tous les lendemains incertains d’une campagne de moins en moins propice à l’avenir.

La mère et le père de Dep en ont longtemps discuté. Ils ont vu que leur maison n’allait pas éternellement répondre aux besoins d’une jeune fille dont les yeux, rapidement, se sont retourné vers l’avenir.

Lui croyait que l’école avait changé Dep; elle, que l’école avait ouvert les yeux de sa fille. Lui, l’imaginait s’installer avec un jeune homme, un local comme il aimait bien le nommer sans le connaître; avec eux, pour y élever leurs enfants comme lui l’avait fait à une époque encore proche. Elle, ne voulait surtout pas que Dep répète un scénario qu’elle a vécu et trop longtemps regretté.

Ils en ont discuté souvent et chaque fois, leurs arguments étalés sur la table de la cuisine donnant sur cet étang à canards dans lequel il cultivait, péniblement, des grenouilles qui par la suite seraient vendues à la coopérative, les mêmes arguments que l’un répétait et que l’autre réfutait.

On ne vivait plus à l’époque de la Révolution, disait-elle. La famille restera toujours la famille, arguait-il. Toutefois, et avec l’assurance que chacun allait respecter l’entente, ils avaient choisi de ne pas engager la famille élargie dans le débat. On ne souhaitait nullement que leur fille devienne un sujet à controverse, que de trop rapides jugements caricaturent une situation s’envenimant.

Avait-on demandé l’opinion de Dep? Lui a-t-on imposé ce choix ou relève-t-il d’elle-même? Était-elle destinée à ne pas demeurer dans sa famille en raison de son rang?

Le culte des ancêtres s’avère l’un des piliers sur lequel repose la culture vietnamienne. Selon que l’on pratique un bouddhisme, appelons-le intégral, ou celui qui épure délicatement certaines coutumes millénaires, chaque famille entretient un autel des ancêtres que l’on retrouve dans chacune des maisons. On y place tous les jours des offrandes; on brûle de l‘encens. Ce rite que la mère de famille voit à ne jamais oublier est répandu. Dep a toujours vu sa mère s’y astreindre avec une attention soutenue. Il allait lui revenir une fois devenue orpheline. Ne jamais laisser les âmes seules, ne jamais les oublier, au risque de voir se déchaîner sur eux la malchance, le malheur, pire la malédiction.

Lorsque ses parents, utilisant une multitude d’arguties, scrutaient l’avenir de leur fille, la seule dans cette famille, Dep se voyait éloignée de la maison, incapable de perpétuer la mémoire de celle qui souhaitait qu’elle voie autre chose que les limites de son village. Cela la rendait à la fois malheureuse et admirative du courage, de l’abnégation de cette dernière.

Dep peinait à imaginer le Têt Trung Thu (la fête des enfants à la mi-automne) sans qu’elle n’y participe. Elle était toujours de corvée lors de la confection des gâteaux de circonstance, des fruits et des légumes confits tout comme lors de la fête du nouvel an lunaire, le Têt. Pour consolation, elle s’imaginait chez cet oncle de Nha Trang décorant de fleurs en papier la maison du frère de sa mère, arroser l’abricotier ou le prunier; elle allait le découvrir une fois arrivée.

Ce que sa mère souhaitait pour elle, très jeune déjà Dep avait découvert que rien ne pouvait en empêcher la réalisation. Mais pourquoi? Pourquoi tant s’acharner à la voir partir? Pourquoi lui avait-elle remis, en précisant de ne les porter qu’une fois arrivée là-bas, cette paire de gants de couleur beige? Ces gants qui la protégeraient du soleil, lui assurant de conserver la couleur blanche de sa peau de pêche; ces gants ayant appartenu à cette femme déterminée à voir changer les choses.

La mère de Dep, contrairement au père, avait fréquenté l’école assez longtemps pour savoir bien lire, perfectionné une calligraphie d’une beauté très ordonnée et compter aussi rapidement que n’importe qui dans chacune de ses classes.

Une autre chose dont elle s’était départie fut la croyance au mauvais esprit (Tigre blanc) et au bon esprit (Dragon bleu). Jamais dans sa vie la mère de Dep n’avait mis sa destinée entre les mains parfois illogiques de la géomancie. Elle n’en parlait pas, esquissait un sourire narquois lorsque autour d’elle on expliquait les événements quotidiens à partir de ce qu’elle avait placé au rang de superstition.

Dep avait à peine quinze ans que sa mère, tous les soirs, installée sur le même balcon que maintenant, lui avait lu, lentement et s’arrêtant plusieurs fois afin de vérifier si sa fille saisissait correctement chacune des phrases qu’elle puisait dans ce livre qu’elle affectionnait spécialement et qui, encore aujourd’hui elle relit comme un précieux recueil, l’ouvrage de Pearl Buck, VENT D’EST, VENT D’OUEST.
 
Lorsque son institutrice, une française ayant survécu à la fin du colonialisme et  demeuré au Vietnam, un peu à l’est de Hanoï, afin de poursuivre son œuvre d’éducatrice, avait découvert chez la mère de Dep une curiosité soutenue pour ce qui se vivait plus loin qu’à l’intérieur de son patelin, cette institutrice lui avait donné ce livre, précisant de ne jamais le montrer à qui que ce soit, de le lire à la cachette et d’en faire profiter qui pouvait comprendre que l’on y trouvait des idées contraires à celles circulant autour d’elle mais sauraient l’instruire sur le monde, ses contradictions et ses possibilités.

Elle fut enchantée par ce regard sur le monde et comprit toutes les difficultés qui attendaient les femmes, tout ce à quoi on les astreindrait au nom des traditions, que le modernisme n’était pas l’incarnation du mal, qu’il y a toujours une version des faits et une autre, parfois contraire.

Enceinte de sa fille, elle souhaitait lui donner pour prénom celui de ''perle'' (ngọc trai) mais dans sa famille on ne comprenait pas le bien-fondé de ce choix et dût se contraindre à ne l’appeler ainsi que dans sa tête.

Dernière soirée ensemble, la mère et la fille. Alors qu’on pourrait s’attendre à des épanchements, les deux femmes, confortablement installées sur le perron face à l’étang, surent dans leur silence respectif que deux routes se dressaient devant elles. Chacune comprenait que la suite des choses reposait sur les frêles épaules de Dep, un peu comme le flambeau de la liberté et de l’avenir quittait ce village au nord d’Hanoï pour briller sur Nha Trang.

Aucune inquiétude chez la mère ne transparaissait dans le dernier regard qu’elle posa sur sa fille.

Toute la fébrilité que la nouveauté enracinait chez la fille emplissait ses yeux, ses mains recevant les gants maternels.


On invita les passagers en route vers Nha Trang à se rendre à la porte 64 pour l’embarquement immédiat. Dep s’assit dans le siège près du hublot, en plein milieu de l’avion qui, après avoir vérifié ses moteurs, prit la direction de la piste de décollage.  

À la prochaine

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