Elle est en route
Suite
à tous ces billets consacrés à la Birmanie, je reviens à celui-ci dormant sur
le métier et qui remonte au début décembre, entrepris alors que j’attendais
l’avion devant me reconduire de Hanoï à Saïgon suite au voyage avec Gilles et
Madeleine. Bien assis à l’aéroport de Hanoï où d’importants agrandissements doubleraient
sa capacité à recevoir des vols et des voyageurs, devant moi se tenait,
nerveuse comme celui ou celle qui entreprend un premier vol, une jeune fille.
Assise
face à moi, elle porte une chemise ne lui appartenant pas, ça se remarque au
premier coup d’œil, sans doute celle de sa mère. On ne se vêt plus de cette
façon, du moins chez les gens de son âge, ceux de vingt ans, peut-être moins.
La
jeune fille
-
à défaut de connaître son nom, je lui en
donnerai un; Dep qui signifie belle -
regarde
autour d’elle, écoute avec l’attention de quelqu’un ne voulant pas rater une
information, peut-être celle qu’un avion, celui qu’elle attend, ne peut partir
sans elle. Son regard est inquiet, ses gestes saccadés.
Dep,
la jeune fille que je viens de baptiser
ainsi, ne me regarde pas. Je ne puis dire si elle perçoit mes regards soutenus.
Elle a trop à ne pas louper. On la croirait investie d’une mission. Je me plais
à imaginer vers quelle destination elle se dirige; qui elle rencontrera.
A-t-elle des messages à transmettre, des choses à remettre? À qui? Des gens de
sa famille. Des amis.
Quel
mystère, toute sa personne, petite et chétive, offre-t-il à moi qui dois dans
trop peu de temps monter dans l’airbus me ramenant à Saïgon! Je vérifie ma
carte d’embarquement, la place que l’on m’a assignée, essaie de deviner la
sienne, songeant même qu’elle pourrait être assise à mes côtés. Intrusif, je
vérifierais l’étendue des callosités durcissant ses mains, la longueur de ses
ongles. Son odeur.
Les
odeurs parlent, singularisent les gens autant que les phéromones. D’où je suis,
aucun indice ne me renseigne. On verra dans l’avion si jamais elle se retrouve
à mes côtés.
Alors
que les inquiétudes de Dep s’amplifient - elle ne cesse de bouger, retire un
portable de son sac, l’examine, le replace à l’endroit où elle l’a pris – rien
ne la rassure, ne conforte sa conscience même ce message continuellement répété
par la dame de l’aéroport, en vietnamien d’abord, puis en anglais.
Assis
devant elle, avec l’immobilité du guetteur, je lis l’allocution qu’a prononcée Patrick
Modiano lors de son passage à Stockholm afin d’y recevoir le Nobel de
littérature. Ça ne m’en dit guère plus sur l’aventure de Dep, celle que je sens
enrôlée dans un je ne sais quoi qui l’embarrasse, l’embête ou tout simplement
la dépasse.
Puis
l’annonce hurlée par tous les haut-parleurs de l’aéroport est différente.
L’attention de Dep la fige comme si elle se plaçait au garde-à-vous; ses yeux
roulent dans des orbites aux aguets. Sa tête bascule vers la porte 64. Un léger
sourire, rassurant, court en travers de sa figure à la vitesse de l’éclair.
Elle connait maintenant la prochaine étape. Ça ne sera pas Saïgon. Ne me reste
plus qu’à inventer ce qui l’a menée jusqu’ici, ce qui la pousse ailleurs, à Nha Trang.
Les
bruits qui circulent dans les aéroports sont amplifiés par un système d’écho
caractéristique à chacun. Celui d’Hanoï, là où une jeune fille qui pourrait
s’appeler Dep attend encore pour se lever et se diriger vers la porte 64, en
direction de Nha Trang, se répercute sur trois planchers. Pour le passager
ayant traversé les postes de contrôle, se retrouvant dans l’immense salle
d’attente, les échos sont formidables. Le seul fait de bouger sa valise,
d’échapper un quelconque objet sur le sol, éternuer ou seulement ciller comme
le fait souvent Dep, tout, multiplié, la fait sursauter. Certainement qu’à
l’endroit d’où elle vient, le silence règne.
Sa
mère l’aura avertie mais la réalité s’avère plus fulgurante que dans les
conseils maternels. Elle ne m’apparaît aucunement craintive, plutôt surprise.
Chaque coup de grisou de l’écho la pousse à vérifier si tout a conservé sa place. Sa carte d’embarquement, d’abord. Lorsqu’elle montera à bord, le
document en aura pris un coup, devenu humide et froissé.
Peut-on
reprendre des cours universitaires à cette période de l’année? Rejoindre une
tante malade pour donner un coup de main? Retrouvera-t-elle un petit ami, un
frère? Pourquoi doit-t-elle quitter sa famille? J’échafaude des conjectures
alors que précipitamment elle se lève…
Je
les revois, imaginaires, toutes les deux, mère et fille assises sur un petit
balcon où s’entassent des pots de fleurs. Je les revois, silencieuses, se
préparant aux retombées de ce voyage. Leur silence. Parfois, la mère cueille sa
main, la caresse avec la nette intention que tous ses messages indicibles
puissent doucement, par son épiderme, transpercer son cœur et
son âme.
Dep
quittera son village, celui qu’elle n’a jamais abandonné depuis sa naissance;
elle s’expatriera sans trop savoir pour combien de temps, laissant derrière
elle cette terre qui l’a vue naître et que sa famille maintiendra fertile
encore afin de lui permettre de nouveaux horizons.
On
avait songé à Hanoï, puis Saïgon pour finalement choisir Nha Trang. Un vieil
oncle y vit. Veuf. Il saura la recevoir, la protéger et rapporter aux parents
chaque pas de sa nouvelle aventure. Dep y est attendue. Là, on souhaite qu’elle puisse faire de demain
un jour meilleur qu’hier, meilleur que tous les lendemains incertains d’une
campagne de moins en moins propice à l’avenir.
La
mère et le père de Dep en ont longtemps discuté. Ils ont vu que leur maison
n’allait pas éternellement répondre aux besoins d’une jeune fille dont les
yeux, rapidement, se sont retourné vers l’avenir.
Lui
croyait que l’école avait changé Dep; elle, que l’école avait ouvert les yeux
de sa fille. Lui, l’imaginait s’installer avec un jeune homme, un local comme
il aimait bien le nommer sans le connaître; avec eux, pour y élever leurs
enfants comme lui l’avait fait à une époque encore proche. Elle, ne voulait
surtout pas que Dep répète un scénario qu’elle a vécu et trop longtemps
regretté.
Ils
en ont discuté souvent et chaque fois, leurs arguments étalés sur la table de
la cuisine donnant sur cet étang à canards dans lequel il cultivait, péniblement,
des grenouilles qui par la suite seraient vendues à la coopérative, les mêmes
arguments que l’un répétait et que l’autre réfutait.
On
ne vivait plus à l’époque de la Révolution, disait-elle. La famille restera
toujours la famille, arguait-il. Toutefois, et avec l’assurance que chacun
allait respecter l’entente, ils avaient choisi de ne pas engager la famille
élargie dans le débat. On ne souhaitait nullement que leur fille devienne un sujet
à controverse, que de trop rapides jugements caricaturent une situation
s’envenimant.
Avait-on
demandé l’opinion de Dep? Lui a-t-on imposé ce choix ou relève-t-il
d’elle-même? Était-elle destinée à ne pas demeurer dans sa famille en raison de
son rang?
Le
culte des ancêtres s’avère l’un des piliers sur lequel repose la culture
vietnamienne. Selon que l’on pratique un bouddhisme, appelons-le intégral, ou
celui qui épure délicatement certaines coutumes millénaires, chaque famille
entretient un autel des ancêtres que l’on retrouve dans chacune des maisons. On y place tous les jours des offrandes; on brûle de l‘encens. Ce rite que la mère
de famille voit à ne jamais oublier est répandu. Dep a toujours vu sa mère s’y
astreindre avec une attention soutenue. Il allait lui revenir une fois devenue
orpheline. Ne jamais laisser les âmes seules, ne jamais les oublier, au risque
de voir se déchaîner sur eux la malchance, le malheur, pire la malédiction.
Lorsque
ses parents, utilisant une multitude d’arguties, scrutaient l’avenir de leur
fille, la seule dans cette famille, Dep se voyait éloignée de la maison,
incapable de perpétuer la mémoire de celle qui souhaitait qu’elle voie autre
chose que les limites de son village. Cela la rendait à la fois malheureuse et
admirative du courage, de l’abnégation de cette dernière.
Dep
peinait à imaginer le Têt Trung Thu (la fête des enfants à la mi-automne) sans
qu’elle n’y participe. Elle était toujours de corvée lors de la confection des
gâteaux de circonstance, des fruits et des légumes confits tout comme lors de
la fête du nouvel an lunaire, le Têt. Pour consolation, elle s’imaginait chez
cet oncle de Nha Trang décorant de fleurs en papier la maison du frère de sa
mère, arroser l’abricotier ou le prunier; elle allait le découvrir une fois
arrivée.
Ce
que sa mère souhaitait pour elle, très jeune déjà Dep avait découvert que rien
ne pouvait en empêcher la réalisation. Mais pourquoi? Pourquoi tant s’acharner
à la voir partir? Pourquoi lui avait-elle remis, en précisant de ne les porter
qu’une fois arrivée là-bas, cette paire de gants de couleur beige? Ces gants
qui la protégeraient du soleil, lui assurant de conserver la couleur blanche de
sa peau de pêche; ces gants ayant appartenu à cette femme déterminée à voir
changer les choses.
La
mère de Dep, contrairement au père, avait fréquenté l’école assez longtemps
pour savoir bien lire, perfectionné une calligraphie d’une beauté très ordonnée
et compter aussi rapidement que n’importe qui dans chacune de ses classes.
Une
autre chose dont elle s’était départie fut la croyance au mauvais esprit (Tigre
blanc) et au bon esprit (Dragon bleu). Jamais dans sa vie la mère de Dep
n’avait mis sa destinée entre les mains parfois illogiques de la géomancie.
Elle n’en parlait pas, esquissait un sourire narquois lorsque autour d’elle on
expliquait les événements quotidiens à partir de ce qu’elle avait placé au rang
de superstition.
Dep
avait à peine quinze ans que sa mère, tous les soirs, installée sur le même
balcon que maintenant, lui avait lu, lentement et s’arrêtant plusieurs fois
afin de vérifier si sa fille saisissait correctement chacune des phrases
qu’elle puisait dans ce livre qu’elle affectionnait spécialement et qui, encore
aujourd’hui elle relit comme un précieux recueil, l’ouvrage de Pearl Buck, VENT
D’EST, VENT D’OUEST.
Lorsque
son institutrice, une française ayant survécu à la fin du colonialisme et demeuré au Vietnam, un peu à l’est de Hanoï,
afin de poursuivre son œuvre d’éducatrice, avait découvert chez la mère de Dep
une curiosité soutenue pour ce qui se vivait plus loin qu’à l’intérieur de son
patelin, cette institutrice lui avait donné ce livre, précisant de ne jamais le
montrer à qui que ce soit, de le lire à la cachette et d’en faire profiter qui
pouvait comprendre que l’on y trouvait des idées contraires à celles circulant
autour d’elle mais sauraient l’instruire sur le monde, ses contradictions et
ses possibilités.
Elle
fut enchantée par ce regard sur le monde et comprit toutes les difficultés qui
attendaient les femmes, tout ce à quoi on les astreindrait au nom des
traditions, que le modernisme n’était pas l’incarnation du mal, qu’il y a
toujours une version des faits et une autre, parfois contraire.
Enceinte
de sa fille, elle souhaitait lui donner pour prénom celui de ''perle'' (ngọc trai) mais dans sa famille on ne comprenait pas le
bien-fondé de ce choix et dût se contraindre à ne l’appeler ainsi que dans sa
tête.
Dernière
soirée ensemble, la mère et la fille. Alors qu’on pourrait s’attendre à des
épanchements, les deux femmes, confortablement installées sur le perron face à
l’étang, surent dans leur silence respectif que deux routes se dressaient
devant elles. Chacune comprenait que la suite des choses reposait sur les
frêles épaules de Dep, un peu comme le flambeau de la liberté et de l’avenir
quittait ce village au nord d’Hanoï pour briller sur Nha Trang.
Aucune
inquiétude chez la mère ne transparaissait dans le dernier regard qu’elle posa
sur sa fille.
Toute
la fébrilité que la nouveauté enracinait chez la fille emplissait ses yeux, ses
mains recevant les gants maternels.
On
invita les passagers en route vers Nha Trang à se rendre à la porte 64 pour l’embarquement
immédiat. Dep s’assit dans le siège près du hublot, en plein milieu de l’avion
qui, après avoir vérifié ses moteurs, prit la direction de la piste de
décollage.
À la prochaine
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