LES CHRONIQUES DU CAFÉ
RIVERSIDE
1
Les amoureux et les pigeons
La
jeune fille pleurait derrière ses verres fumés. Trop larges pour ce visage
qu’une longue queue de cheval noire semblait tirer vers l’arrière. Elle
pleurait. Ça ne s’entendait pas d’où j’étais, à cette terrasse du Café
Riverside surplombant la rivière Saïgon.
Il
devait être entre 13 et 14 heures.
Évident
qu’elle pleurait. Ses larmes séchaient si vite qu’on croirait, de la table où
je suis, qu’elle hoquète doucement pour les laisser passer entre deux silences.
Les
deux pigeons qui marchent sur le plancher du Café Riverside ne roucoulent pas.
Ils marchent l’un derrière l’autre, semblent se diriger vers la table que je
détaille de loin. Celle de la jeune fille qui pleure derrière des lunettes trop
larges.
Une
patte manque au pigeon le moins timide. Il claudique bizarrement de la droite.
Ne s’est pas encore retourné mais je constate qu’il se sait suivi. De près. Par
un pigeon à deux pattes. Intactes. Pourtant il tire de la patte ou prend ses distances.
Le
spectacle a changé alors que mon attention revient vers la fille. Je ne la vois
plus. Le garçon qui l’accompagne – il porte la casquette bleue d’une équipe de
sport américaine – le garçon s’est placé de manière telle qu’il m’est
impossible de suivre le processus de sécheresse des larmes de la jeune fille.
Ses cheveux lui couvriraient et le cou et le dos si elle dénouait cette queue
de cheval qui enserre ses cheveux noirs. De ce beau noir unique aux jeunes
filles vietnamiennes.
Voici
qu’elle vient de se départir de ses verres. Elle est moins jolie. Devrait les porter continuellement. Ses grands yeux, vus d’ici, semblent fouiller dans le
regard neutre du garçon que je vois de dos, semblent chercher… Lui, il regarde
au loin, derrière les bateaux amarrés sur l’autre rive de la rivière Saïgon, là
où une ligne verte de palmiers démarque le gris du ciel et le gris acier des
bateaux.
L’Indochine
passe. Tous les clients du Riverside le suivent des yeux, certains continuant
de boire leur café glacé, d’autres fumant des cigarettes à odeur de tabac noir;
nous suivons ce magnifique bateau en bois défraîchi circulant langoureusement
sur la rivière brune avec à son bord des touristes qui visiteront le port de
Saïgon tout en déjeunant, tout en écoutant de la musique qui s’emmêle à ce vent
aujourd’hui inconstant.
Le
pigeon handicapé vient d’abandonner la lutte contre une croustille humide qui
sautille devant lui à chacun des coups de bec qu’il lui assène. À ce rythme, la
croustille s’écrasera dans cette espèce de courbe en épingle menant aux pieds
du couple dont je ne perçois plus la présence que par derrière le dos du
garçon.
Que
leur reste-t-il à dire? Je sais que les histoires d’amour vietnamiennes vont
comme va le pendule, d’un côté puis de l’autre, parfois de haut en bas et à un
rythme essoufflant. Coup de foudre aussi brillant que le soleil de Saïgon, puis
survient un grand malheur, une profonde incompréhension souvent basée sur des
banalités et c’est l’orage. Un orage tragique. On s’aime follement pour ensuite
cruellement se détester. On se quitte abruptement pour ne continuellement penser qu’à l’autre, tourné sur soi, retranché en soi. Puis un hasard, un rien, un
détail ou les trois réunis ont pour conséquence que les amoureux se retrouvent,
reprennent là où ils en étaient. Plus fort peut-être, l’amour brûle à nouveau,
plus jaune que les premières flammes.
En
sont-ils au début ou tentent-ils de rattacher les fils ébouriffés par l’orage? Je
ne saurais le dire de là où j’achève mon café froid alors que les pigeons, espions
sourds à trois pattes, picorent sous leur table.
L’après-midi
est gris, chaud et humide. La mousson s’achève. Les amoureux ont enlevé d’un
côté une casquette, de l’autre, remis des verres fumés trop larges. Verres
blancs. Lorsque la fille les porte, son visage semble s’enfariner.
Les
eaux de la rivière Saïgon descendent vers l’ouest. La marée de la Mer de Chine
commence à agir. Sans doute.
Le
garçon a remis sa casquette bleue après avoir embrassé la jeune fille. Sur le
front.
Ils
se lèvent; les pigeons paniquent un instant et reviennent dans ma direction.
L’un plus rapidement que l’autre.
Le
couple, derrière mon dos, règle le serveur; quitte le Riverside. La jeune fille
pourrait enlever ses verres fumés car le soleil a maintenant disparu.
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