mercredi 9 mars 2011

QUATRE (4) CENT-UN (01)


Virginia Woolf

Bref, le moins que l'on puisse dire. Nous sommes passés des 300 aux 400 et à un changement de présentation le temps d'un coup d'oeil. Il faut maintenant aller à l'essentiel, et l'essentiel demeure toujours le contenu.

Depuis quelques belles lurettes le crapaud saute moins, dans le sens qu'il vous présente davantage de ses notes de lecture que ses dernières écritures. Il lui faut vivre avec cela! Sans doute que le déménagement de la grande ville de Montréal vers un petit village de la Montérégie l'occupe beaucoup, qu'il a l'esprit en route vers ailleurs... conséquence immédiate, il écrit moins. D'ailleurs, il lit moins également.

Ce matin, je vous propose Virginia Woolf, ces quelques lignes magnifiques tirées de MRS. GALLOWAY.


La nurse en gris reprit son tricot tandis que Peter Walsh sur le siège brûlant, à côté d'elle, se mettait à ronfler. Dans sa robe grise, avec ses mains qui remuaient infatigablement, tranquillement, elle semblait le champion des droits des dormeurs, pareilles à l'une de ces présences spectrales faites de ciel et de branches qui s'élèvent, au crépuscule, dans les bois. Le promeneur solitaire, qui aime les sentiers étroits, où il écarte les fougères, où il abat les grandes aiguës, lève tout à coup les yeux et voit la figure géante au bout du chemin.

Il est athée, peut-être; pourtant il a des moments soudains d'exaltation extraordinaire. «Rien n'existe hors de nous, pense-t-il. Il n'y a qu'un état de l'esprit, un désir de consolation, de repos; le désir d'une créature autre que ces misérables larmes humaines, si faibles, si laides, si lâches. Mais si je peux la concevoir, alors, en un sens elle existe», et s'avançant dans le sentier, les yeux fixés sur le ciel et les branches, il leur donne sans peine une forme féminine, il voit avec admiration qu'elle devient grave, qu'elle prodigue, avec majesté, lorsque le vent l'agite, dans le sombre balancement de ses feuilles, la pitié, le pardon, l'amour; puis, soudain, jetée en l'air, passe d'une attitude religieuse à une danse endiablée.

Visions du promeneur solitaire; visions qui ont pour lui de grandes cornes d'abondance pleines de fruits, le murmure des sirènes qui chevauchent les vagues de la mer verte, des gerbes de roses qu'on lui lance au visage, les pâles figures, que, pour les étreindre, les pêcheurs cherchent dans les flots.

Visions qui sans cesse flottent devant le réel, l'entourent, le cachent; qui suivent le promeneur solitaire, s'emparent de lui, lui enlèvent le goût de la terre, le désir de rentrer chez lui, et lui donnent en échange une paix profonde, comme si (c'est ce qu'il pense en avançant le long de l'allée de la forêt) toute cette fièvre de la vie était la simplicité même, comme si ces myriades de choses ne faisaient au fond qu'une seule chose et que cette figure, faite de ciel et de branches, se fût élevée de la mer agitée de la vie (il est âgé, il a plus de cinquante ans), forme née de l'écume des vagues, pour répandre, de ses mains magnifiques, la pitié, la bonté, le pardon.

«Ah! souhaite-t-il, ne jamais revenir chez moi, sous ma lampe dans mon cabinet de travail, ne pas terminer mon livre, ne plus jamais vider ma pipe ni sonner pour que Mrs Tarnes vienne débarrasser! mais plutôt marcher droit vers cette grande figure mouvante qui m'enlèvera sur ses branches et me laissera me dissoudre dans le néant comme toutes les choses!»

Visions. Le promeneur solitaire est bientôt sorti du bois; et là-bas, à la porte, abritant ses yeux de ses mains levées, peut-être pour le voir revenir, son tablier blanc soulevé par le vent, se tient une femme âgée qui semble (si puissante est cette habitude) chercher, dans le désert, un fils perdu, un cavalier abattu, qui semble la figure de la mère dont les fils ont été tués dans les batailles du monde. Et, comme le promeneur solitaire avance dans la rue du village où les femmes tricotent, et où les hommes bêchent leurs jardins, le soir semble enchanté; les êtres sont tranquilles comme si quelque destinée solennelle, comme d'eux, attendue sans crainte, allait venir les rouler au néant.


... c'est si sot de faire les choses pour des raisons extraordinaires.


Aimer rend solitaire.


Mais rien n'est aussi étrange quand on aime (et qu'était-ce sinon de l'amour?) que la complète indifférence des autres gens.


Là où il n'y a rien, le sentiment se creuse, complètement vide au-dedans.


Évadé! libre! libre, comme il arrive dans la défaite de l'habitude, quand l'esprit, semblable à une flamme qui n'est pas protégée, se courbe et se penche et semble prêt à jaillir de son support.


Pourtant le soleil brille; pourtant l'on se console; et la vie a l'art d'ajouter les jours aux jours.


L'avantage de vieillir (...) ne consiste qu'en ceci: les passions demeurent aussi fortes qu'autrefois mais on a acquis - enfin! - la faculté qui ajoute à l'existence la suprême valeur, la faculté de se saisir de l'expérience et de la retourner, lentement, dans la lumière.


Personne ne vit seulement pour soi.


... c'est le privilège de la solitude; dans l'intimité, on peut faire ce qu'on veut. On peut pleurer si personne ne nous voit.


Avoir fait les choses des millions de fois les enrichit, cependant l'on peut dire que cela enlève la surface.


Car il n'y a qu'une chose qui vaille la peine d'être dite: ce que l'on sent.


Comment peut-on se connaître? On se rencontre tous les jours, puis on reste pendanr six mois, pendant des années sans se voir. C'est décevant, convenaient-ils, de connaître si peu les gens. Mais disait-elle, sur l'omnibus qui remontait Shafetesburry Avenue, il lui semblait qu'elle était partout, non pas «ici, ici», et elle frappait le dos de son siège, mais partout. Elle agitait la mains dans Shafetesburry Avenue. Elle était tout cela. Si bien que, pour la connaître, elle ou n'importe qui, il fallait chercher les personnes qui les complétaient, et même les endroits. D'étranges affinités la liaient à des gens à qui elle n'avait jamais parlé, une femme dans la rue, un homme dans une boutique, même des arbres ou des granges. Cette idée, jointe à son horreur de la mort, la conduisait à une théorie transcendantale qui lui faisait croire, ou dire qu'elle croyait - elle était si sceptique - que puisque dans nos apparitions, la partie de nous-mêmes qui apparaît est si éphémère comparée à l'autre, la partie invisible qui s'étend au loin, cette partie invisible pourrait bien survivre, se retrouver attachée de quelque manière à une personne ou à une autre, ou même hantant certains lieux après la mort. Qui sait, qui sait.



Au prochain saut

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