samedi 12 juin 2010

Le trois cent soixante et unième saut / Le trois-cent-soixante-et-unième saut

Nicole Brossard

Nicole Brossard écrit dans BAISER VERTIGE : «la raison d’être de toute anthologie est de réunir en un même lieu de lecture des textes et des auteurs qui ont en partage une géographie, une langue, des thèmes, une histoire, une sensibilité ou une culture minoritaire ou pas. … L’anthologie fait apparaître ce qui, dispersé ici et là, à travers l’espace et le temps, ne se voit pas, ne se remarque pas. Elle rapproche de façon à faire voir et entendre d’une manière nouvelle, parfois elle rassemble pour le simple plaisir de la célébration.»

Cette anthologie (BAISER VERTIGE) a de particulier qu’elle réunit des textes québécois de poésie et de prose faisant écho «aux amours et à la solitude gaies» de même qu’à «la révolte et aux rêves lesbiens». Elle offre vingt-neuf auteurs à lire couvrant différentes époques et plusieurs générations. Certainement un aspect de la littérature québécoise plutôt ignorée.

Voici ce que j’en ai retenu.

. J’étais en train de m’incarner. Quelle sensation éblouissante dans l’arbre du corps, dans la tige du bras, dans les racines des jambes, dans les fleurs des doigts, dans les feuilles des cheveux, dans la rosée de la bouche, dans les étoiles de l’imagination! Je naissais.
Jovette Marchessault

. Mais le temps est tout-puissant. Il dispose de tout. Le temps qu’il faut pour gagner sa vie, le temps de l’attente, le temps gagné dans le rêve, où s’engouffrent ces heures où l’on fuit l’absence. Et puis, soudain, dans ces instants pleins de présence heureuse, le temps qui fuit, aussi vite que la vie, et c’est soudain le vide, de nouveau.
Gloria Escomel

. Comment parler aux souvenirs
Quand le cerveau perd ces échafaudages
De sa mémoire
Qui semble avoir raison de tout
Jean-Paul Daoust

. C’est toute une activité physique que de tremper dans la langue du plus grand nombre pour se tailler une langue bien à soi.
Alain Bernard Marchand

. Nous croyons à tort que les autres arrivent dans nos vies pour rester, mais, dès le premier regard, ils viennent pour que nous apprenions à vivre sans eux. Ce qui reste d’eux est semblable à la combustion d’une étoile. Ils partent au moment où ils sont entrés si loin en nous que leur présence à nos côtés est inutile. Ils veulent être dans le monde et nous les voulons en nous. Ils nous ont sortis de nous-mêmes pour se réfigurer un moment dans cette place vacante que nous avons faite pour eux en nous.
Alain Bernard Marchand

. j’ai compris que c’était le bonheur de t’aimer
qui m’apportait le malheur de t’aimer
André Roy

. le cœur est une arme de poing
Marc Vaillancourt

. l’objet du désir reste inexpliquable
Robbert Fortin

. à bien y penser sur quoi reposerait
le début d’une description
de moi-même portant un autre visage
Robbert Fortin

. La passion est délinquante et obstinée.
Gérald Gaudet

. La passion est une insulte à déverser et à maintenir en des poses variables.
Gérald Gaudet


De Nicole Brossard, SOUS LA LANGUE (1988)

Le corps salive, rien pourtant n’est prévu,
ni l’abondance des touchers, ni la lenteur furtive,
la fureur exacte des bouches. Rien n’est prévu
pourtant c’est à la hauteur des yeux que le corps
d’abord touche à tout sans prévoir la peau nue,
aussi bien le dire, sans prévoir la douceur
de la peau qui sera nue avant même que la bouche
signale l’état du monde.

Rien ne suggère ici qu’au moindre toucher
le regard déjà défaille à vouloir déjà prévoir
un tel rapprochement. Rien n’est prévu sinon
que la respiration, la répétition des sons entre les
chairs. Fricatelle ruisselle essentielle aime-t-elle
dans le touche-à-tout qui arrondit les seins
la rondeur douce des bouches ou l’effet qui la
déshabille? Rien n’est prévu pourtant au bout du
corps la peau fera image du corps car il n’y a
rien sans image au bout du corps ce sont
les images qui foudroient l’état du monde.

On ne peut pas prévoir pencher si
soudainement vers un visage et vouloir lécher
le corps entier de l’âme jusqu’à ce que le regard
étincelle de toutes les fureurs et les abandons.
On ne peut pas prévoir l’emportement du corps
dans l’infini des courbes, des sursauts, chaque
fois que le corps se soulève on ne voit pas
l’image, la main qui touche la nuque, la langue
qui écarte les poils, les genoux qui tremblent, les
bras qui par tant de désir entourent le corps
comme un univers. On ne voit que le désir. On
ne peut pas prévoir l’image, les fous rires, les cris
et les larmes. L’image est tremblante, muette et
polyphonique. Fricatelle ruisselle essentielle
aime-t-elle le long de son corps la morsure, le
bruit des vagues, aime-t-elle l’état du monde dans
la flambée des chairs pendant que les secondes
s’écoulent cyprine, lutines, marines.

On ne peut pas prévoir si les mots qui
l’excitent sont vulgaires, anciens, étrangers ou si
c’est toute la phrase qui l’attire et qui avive en
elle le désir comme un flair de l’étreinte, une
manière de sentir son corps prêt à tout, sans
limite. Rien n’est prévu pourtant la bouche du
corps à corps excitée par les mots trouve
d’instinct l’image qui excite.

On ne peut pas prévoir si l’état du monde
basculera avec nous dans la saveur et le
déferlement des langues. Rien n’est prévu
pourtant la blouse est entrouverte, la petite
culotte à peine décalée de la fente et pourtant les
paupières closes et pourtant les yeux de
l’intérieur sont tout agités par la sensation de la
douceur des doigts. On ne peut pas prévoir si les
doigts resteront là, immobiles, parfaits,
longtemps encore, si le majeur bougera ô à peine
sur la petite perle, si la main s’ouvrira en forme
d’étoile au moment même où la douceur de sa
joue, où son souffle au moment où tout le corps
de l’autre femme appuiera si fort que le livre qui
servait d’appui glissera sous la main, la main, au
moment où l’équilibre sera précaire et que les
cuisses se multiplieront comme des orchidées,
on ne peut pas prévoir si les doigts pénétreront,
s’ils s’imbiberont à tout jamais de notre odeur
dans le mouvement continu de l’image.

Rien n’est prévu car nous ne savons pas ce
qui arrive à l’image de l’état du monde lorsque
la patience des boucles dénude l’être.On ne
peut pas prévoir parmi les vagues, la déferlante,
la fraction de seconde qui fera image dans la
narration des corps tournoyant à la vitesse de
l’image.

On ne peut pas prévoir comment la langue
s’enroulera autour du clitoris pour soulever le
corps et le déplacer cellule par cellule dans
l’irréel.


Au prochain saut

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