samedi 11 août 2007

Le cent soixante et onzième saut de crapaud

Il est chaud ce jeudi 11 août 1977. Humide. Lové comme un serpent dans la canicule; celle que nous redoutons, ayant tant à faire avec notre attente que la patience tente d’apaiser. Étendus sur le lit de la chambre à coucher, les draps bousculés par terre, nous tentons de saisir un imperceptible et léger courant d’air. Peine perdue. Il fera un temps de brûlure suspendu à un inutile parapluie de nuages enclins à faire du sur-place.
Allait-elle crier, hurler de douleur? Grand-Père sait qu’il ne pourra supporter la souffrance de la Belle; il connaît aussi sa force, son courage et surtout sa volonté de faire les choses avec cette élégance qui la caractérise, toute personnelle. Il se tait, au bout du lit alors qu’elle tient son ventre plein de la Catherine qui s’annonce. Celle dont nous venions tout juste de changer le prénom sans trop savoir si nous aurions raison. L’autre, de toute façon, n’allait plus. Fanchon. Non, ça n’allait plus.

Combien de jours, de soirées, de nuits surtout, avons-nous songé à elle? Impossible de le dire.

Primipares inopinés, ceci ne nous était pas destiné et nous fûmes lancés au cœur d’un maelstrom d’informations, de conseils, de messages entourant la grossesse, recevant tout avec l’incertitude de ceux qui arrivent dans un endroit inconnu. Nous parcourûmes les livres… suivirent les recommandations… fréquentèrent les cours prénatals… multiplièrent les visites chez Rosaire qui, à la fin, accepta d’accompagner la Belle jusqu’au bout, rassurante nouvelle!

Grand-Père regarde bouger la Belle dans son lit mouillé. Parfois, le regard plonge en elle-même comme si déjà elle préparait le chemin. Parfois, les paupières se ferment l’espace d’un battement de cils. Il faut alors prendre le cahier. Écrire le temps entre cette contraction, l’ancienne et la suivante. La qualifier : bonne ou pire. De 7 heures 44 jusqu’au départ vers l’hôpital. Leur durée. Couchée, à quatre pattes ou debout. Nous jouons de cette mécanique comme d’une boussole indiquant l’azimut menant à Catherine.

Un gros arbre à travers la fenêtre d’une petite chambre. À Londres. Un an auparavant. C’était la sécheresse, Grand-père s’en souvient, la Tamise se traversait à pied et dans Hyde Park, le gazon jaunissait à vue d’oeil. L’eau rationnée. Les grands peupliers du parc londonien, là où Grand-Père passait ses journées à attendre la Belle toujours en Écosse, bloquaient difficilement le passage à un soleil torride. Les canards au magnifique cou vert peinaient à nager sur l’étang presque vide.

Cet arbre, celui de la fenêtre londonienne un an auparavant, sans qu’il ne le sache vraiment, scella la vie de deux êtres que Catherine choisirait pour parents. Eux ne le savaient pas encore. Ce fut en ce matin du 15 novembre 1976, quelques heures à peine avant l’avènement au pouvoir du Parti Québécois, alors qu’ils passeraient la journée à travailler dans un bureau de scrutin – ce matin-là aussi était gris, pluvieux, mais rempli à ras bord d’automne – que dans un grand geste d’amour, la Catherine se mit en route.


Nous mesurons l’espace entre les contractions en minutes, leur durée en secondes. La Belle est debout, les bras au-dessus de sa tête noire de cheveux éparpillés sur ses épaules, respirant avidement par la bouche, ne laissant aucune plainte altérer ce qui agissait : la contraction faisait son travail. Puis, dans cette chambre sans air, elle reprend sa place sur le lit qu’une silhouette détrempée a tracé, devant un Grand-Père affairé à prendre des notes mais surtout à la regarder, l’admirer dans sa maternité s’installant et inscrire en lui les premiers résultats de son impuissance. Impossible de changer de rôle. Permuter les places.

Il fallut peu de temps, après ce 15 novembre, pour que l’appartement froid que la Belle réchauffait d’une multitude de petits détails, ceux qui transforment, métamorphosent tout, dont ces rideaux verts, diaphanes, derrière lesquels un gros arbre - un peuplier peut-être – se tenait debout et droit, peu de temps pour réaliser que cet appartement ne convenait plus. La rivière, derrière la maison, faisait un coude avant d’aller se perdre dans la campagne pas trop loin. Nous ne l’entendions pas du deuxième étage, trop attentifs à l’automne laissant place à l’hiver, à la neige et au froid. L’appartement ne conservait pas sa chaleur. Il fallait multiplier les couvertures, celles sans doute qu’en ce 11 août nous repoussions par terre.

Et nous dormions. Bercés par les airs new-yorkais de Mortimer Schuman, la nostalgie de Serge Lama. Nous dormions non pas de fatigue mais d’enchantement. D’une prudente allégresse. C’est si léger une poussière égarée!




Est-ce un cri de douleur ou de soulagement? Difficile de les distinguer dans ces moments où tout se crée devant soi, pour une première fois, unique! Atroce, aussi, de voir souffrir, espérant le soulagement qui irradiera la figure de l’être aimé, une fois la guerrière contraction disparue! C’est sournois une contraction. Intérieur et nécessaire. Comment la nommer, la décrire dans cette touffeur qui oppresse la chambre! Nous avions descendu la toile à la fenêtre. Du deuxième nous étions maintenant au troisième. L’appartement froid derrière nous, depuis février. Un février de froidure et de neige. Maintenant installés dans ce grand appartement bruyant, mais chaud.

- Tu devrais aller au marché.

La Belle veut être seule. Ou cherche-t-elle à alléger l’atmosphère?

Grand-Père la laissa. Dans l’humidité de plus en plus écrasante, au mitan de la journée, il tourne autour de ce marché qu’ils fréquentaient régulièrement.

- A-t-elle accouché? demanda la marchande de fraises qui vendait ses dernières framboises en parlant de son maïs que la Belle adorait tant.
- Non, mais c’est en marche.
- Vous nous tenez au courant.
- C’est sûr.

Grand-père fit le tour au pas de course, récupéra la gelée royale promise par l’apiculteur et trois pommes vertes. Il devait s’habituer maintenant à ajouter la troisième portion! Alla saluer le pâtissier et la pâtissière. Accepta les brioches qu’ils lui offrirent et aussi vite qu’il était entré, quitta la boutique, reprenant le chemin de la maison. Moins d’une heure s’était écoulée. Éternelle.

Lorsque l’on attend quelque chose de grand, tous les petits gestes importent mais souvent il arrive qu’on ne les voie pas. L’attention fixée de manière exclusive, rien ne peut l’arracher de son but. Il n’y a que le temps, cet insondable chronomètre au cœur de chacun, qui puisse s’amuser à accélérer, ralentir, partir dans une course effrénée pour tout de suite après s’arrêter lamentablement.

La Belle avait écrit quelques contractions dans le cahier. Il devient de plus en plus évident que la chaleur l’épuise. Elle n’a pas faim, seulement soif. S’informe des gens. Dans ces intenses moments où un seul sujet préoccupe, il ne reste plus beaucoup de choses à dire. On se répète. Et encore. Ça délimite l’espace.

Le téléphone sonna.

La Belle avait choisi de demeurer active tout au long de sa grossesse. Malgré la fatigue qu’elle taisait; les impatiences de Grand-Père qu’elle excusait; les marches à monter jusqu’au troisième; les bruits incessants au-dessus camouflant la violence peut-être… La Belle voyait déjà au-delà, comme si aux aoûtements, l’ailleurs où elle souhaitait mener Catherine se profilait devant ses yeux…

Grand-père répondit.

- On prend cela une contraction à la fois.
- …
- C’est certain!
- …
- Au fur et à mesure.
- …
- On souhaiterait également un peu de fraîcheur!
- …
- À plus tard. Et Grand-Père accrocha. Revint vers la Belle, debout, appuyée à la cloison, inspirant/expirant avec l’entrain de celle qui prépare une grande action.

Ce n’était aucunement l’idée de suivre une mode mais plutôt d’imprimer et d’annoncer un style de vie, à celui ou à celle qui s’en venait que Grand-Père et la Belle choisirent de faire naître leur aîné(e) sans violence. Un certain docteur Leboyer s’en faisait le promoteur et ce qu’il exprimait sur les premiers instants de vie de l’enfant les rejoignait grandement.

L’après-midi tire à sa fin et le temps n’évolue que vers plus de chaleur étouffante. On sent que les choses vont bouger très bientôt. Rapidement. Les contractions parlent de plus en plus fort, de plus en plus régulièrement. Il se répand dans la maison comme les signes d’une partance. Elle et lui qui ne se sont pas quittés un moment depuis cet arbre de Londres, feront la route, courte, entre ici et là, où Catherine arrivera.

- Il faut y aller, maintenant, dit la Belle à la fois fatiguée et ragaillardie par ce qui s’annonce.

La valise est prête depuis quelques jours. Bouclée. Lentement comme si elle suivait une cérémonie où prendre son temps en serait le thème, la Belle, une main au ventre l’autre à la rampe de l’escalier, descend. Elle ne souhaite pas croiser qui que ce soit de l’immeuble. Au rez-de-chaussée, une attaque sournoise et rapide indique qu’on ne peut plus remonter au troisième étage, qu’on y reviendra les bras chargés de Catherine.

Les dernières semaines de juin à août, bien que longues, furent, pour la Belle, pleines de ces moments qu’à la fois elle craignait et souhaitait. La main aimantée à son ventre comme pour lui toucher, lui parler, à cette Catherine espérée qui rapidement après sa naissance se retrouvera au creux des mêmes mains, cette fois la caressant, la massant, l’aimant.

La route vers l’hôpital, à deux pas, l’admission, la montée à l’étage des accouchements, deux contractions, le regard de la Belle cherche à s’assurer que Rosaire y sera, et tout chaudement le soir tombe, la climatisation de la bâtisse évacuant la lourde atmosphère caniculaire.

- On est mieux ici, dit la Belle étendue sur le lit de cette chambre, petite mais fraîche, où s’affaire une infirmière au regard tendre qui aime qu’on lui parle de la méthode Leboyer, cette naissance sans violence.
- C’est Rosaire qui vous accouchera?
- Oui.
- Ce n’est pas dans ses habitudes.
- Nous savons, ose Grand-Père, un peu pour signaler sa présence à travers cette complicité de femme rapidement installée entre la Belle et l’infirmière.

Elle quitte, laissant dans un face à face devant la vie qui frappe de plus en plus fort au ventre de la Belle, un homme et une femme, et un enfant en trait d’union. Le ventre dur, prêt à crever. L’impression en tâtant que voici un pied, non un coude, un talon peut-être. Chose certaine, c’est immensément vivant. Intensément prêt à venir.

Quelques heures encore. Les pires. Il y a Rosaire, échevelé, sourire narquois aux lèvres qui se pointe la tête dans la cadre de la porte :
- J’espère que tu es au courant que je manque un match de football pour toi!
Dans ses yeux, c’est beaucoup d’affection qui passe. Quand tu seras prête ma noire! Et il quitte, laissant la Belle et Grand-Père se dévisager, se rassurer et accepter cette Catherine qui résolument frappe à la porte.

- Ça y est, dit la Belle chez qui les larmes ont pris la place des perles de sueur.

La salle d’accouchement respirait le calme. On savait que le chuchotement serait de mise. À côté du zinc où la Belle venait de s’étendre, les yeux rivés à la porte d’où Rosaire devait se présenter, un bol d’eau, juste à la bonne température. Les lumières tamisées un peu comme si l’on allumait les chandelles accrochées à un candélabre.

Grand-Père, nerveux, revêtu de ce long survêtement vert se plaça derrière la Belle. La séance de naissance allait commencer. En portant un peu attention, on aurait entendu battre les cœurs dans la poitrine de ceux qui assistaient à l’arrivée de la vie, battements se confondant à ceux de Catherine. Elle poussait, la vaillante. La Belle répondait. Une espèce de dialogue s’établissait entre les deux. Nous devenions des témoins émus. Y a-t-il deux ou quatre poussées? Grand-Père ne pourrait pas le dire. Dans la déchirure que le miroir ne put entièrement cacher, la tête fit une spirale sur elle-même. Une autre poussée, le nom que l’on donne maintenant aux contractions, et elle est là. Attachée à sa mère. Silencieuse. Le cordon sera coupé seulement après qu’elle aura senti le peu de différence de température, repris son souffle et regardé du côté de la Belle. Elles se reconnurent.





Délivrance du cordon. Recroquevillée sur le ventre de sa mère, Catherine, déjà, la quittera pour reposer dans l’eau lui rappelant la chaleur d’où elle vient.

Grand-Père pleure sur ses bras qui soutiennent Catherine, se dépliant lentement dans des gestes qu’elle connaît et répète doucement. Ses yeux s’ouvrent, se referment. Son nez cherche sa mère. Un filet de bave sort de sa bouche sur laquelle un sourire semble se dessiner.

Elle vit.

Catherine vit.


Elle est déjà libre de n’être plus à nous, de bouger à son rythme et à sa convenance. Et elle est belle.

Rosaire s’approche une fois la Belle recousue, lui prend la main, l’enserre; rejoint Grand-Père, le salue comme un homme en salue un autre dans ses moments, puis dépose un regard sur Catherine, la sans violence. Grand-Père voit maintenant que cette naissance devait être ainsi. Le prénom aussi.

On chuchote qu’il faut quitter la salle. Grand-Père ne veut laisser ni la Belle ni sa fille, pris entre deux amours. Mais un cœur de Grand-Père peut plus que cela.

Dans un corridor d’hôpital, alors que dormiront ses deux femmes, un Grand-Père marche… une chaîne en or au cou…



Catherine, tu as 30 ans. Déjà! Je t’embrasse comme au premier jour.

Grand-Père.

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