dimanche 19 mars 2006

Le cent huitième saut de crapaud

… la suite …


... quelques mois auparavant…


« Quelques » signifiant toujours « plusieurs »…

Un autre événement s’était entassé au travers ceux vécus par Joseph, suite à l’arrivée de la famille d’Herménégilde. Jeanne, après en avoir discuté avec grand-mère Lacasse, exigea que son beau-père cesse de fumer à l’intérieur de sa maison. Elle avait bien remarqué l’homme sortant de moins en moins pour donner un coup de main à son mari, s’engourdissant de plus en plus dans sa berceuse avant d’aller geler dans la chambre froide. L’oisiveté la répugnait. Perdre son temps en plus d’enfumer la maison, elle n’allait plus le supporter.

Ce fut d’ailleurs la première fois qu’elle utilisa le possessif « sa » afin de désigner la demeure où maintenant elle vivait et comptait bien, diplomatiquement mais fermement, y faire régner sa présence.

Joseph avait toujours fumé. Depuis très jeune. Les travaux de la ferme le gardant dehors pour une bonne partie de la journée, c’est évidemment là que s’éparpillait la boucane de son tabac. Ajoutons que ce fameux tabac, il le récoltait lui-même dans un petit potager adjacent à celui que grand-mère Lacasse entretenait soigneusement. Elle l’avait convaincu, cela n’avait pas été trop difficile, ses arguments ne visant pas à lui faire changer d’idée mais plutôt lui indiquer ce qu’il devait faire. Et il écoutait si parfaitement bien…

En très peu de temps, puisqu’il ne sortait plus à cause des chiens, Joseph arrêta de consommer la cigarette. Le sevrage fut pénible autant physiquement que moralement. Mais cela n’impressionna guère Jeanne pour qui grand-père Lacasse lui était toujours apparu comme un homme soumis, faible et que l’on pouvait dompter facilement. Puisque de toute façon il ne lui adressait jamais la parole, encore moins un regard, cela n’allait rien changer à leurs froides relations. Jour après jour, elle s’astreignit à le considérer comme une espèce de bibelot, une parure à la fenêtre comme ce rideau jauni qu’on aurait bien hâte de changer.

Pendant quelques mois, plusieurs en fait, il conserva les réflexes du fumeur et ses doigts ambrés stoppaient les toussotements qui heurtaient la suzeraine. Grand-mère s’efforçait d’enterrer les quintes de son mari, repoussant Jeanne vers une autre pièce ou l’interrogeant sur des questions exigeant d’elle que son esprit se concentre sur autre chose.

- On saura jamais s’il tousse de maladie ou de tabac, disait Jeanne.

Grand-mère Lacasse bifurquait la question, percevant bien dans ce combat inégal - un des belligérants ne semblant pas ouvert à la lutte – que progressivement s’installait une répulsion que sa bru ne parvenait plus à dissimuler.

L’arrivée du téléphone, on n’en dira que deux mots puisqu’elle se situe à la même époque, fut une autre victoire pour Jeanne. En plus de la sortir de son isolement, elle savait pertinemment que cela indisposait le vieil homme. Crispé dans sa chaise, à l’affût des sons de l’appareil, Joseph, tendu comme une corde violon, retenait ses accès de toux afin de ne pas surmultiplier les bruits dans la grande cuisine.

Tout doucement, les poumons se calmèrent, les doigts s’humidifiant afin de tourner une après l’autre les pages de l’almanach prirent une couleur s’apparentant davantage au gris. Comme ses yeux.

Puisqu’elle ne l’entendait plus râler, tousser, cracher ; puisqu’elle ne l’entendait que se lever, marcher vers la table de cuisine puis la chambre froide ; puisque les doigts du vieil homme ne lui servaient plus qu’à feuilleter des pages de papier froissé, au rythme chaque jour plus ralenti ; puisque le regard de Joseph ne faisait que se poser en travers d’une fenêtre donnant sur la forêt ; qu’il ne tressautait plus qu’aux aboiements des chiens et les drelins-drelins du téléphone, Jeanne l’installa encore plus loin dans sa vie. Elle refusait même d’aborder les inquiétudes de son mari lorsque celui-ci manifestait du souci pour son père.

- Il est très âgé, disait-elle, puis s’occupait ailleurs.

Herménégilde, pour sa part, insista auprès de son père afin qu’il l’assiste dans les travaux. Grand-mère Lacasse lui brisa les ailes en l’enjoignant de ne pas le forcer, que de toute façon s’il souhaitait sortir, il était bien libre de le faire. Ne le faisant pas, c’est que l’intérêt n’y était plus. Qu’il ne le dise pas, mais voir son fils devenir le maître de céans avait été son plus cher et plus profond souhait. Cela lui permettait, enfin, de se reposer et de profiter des dernières années de sa vie.

- On ne connaît pas la fatigue des vieux. Elle est plus importante qu’on peut l’imaginer.
- Vous le connaissez plus que moi, répondit Herménégilde.
- Ça, tu peux le dire. Comme si je l’avais tricoté.

Le débat fut clos. Le modèle parfait d’une famille gaspésienne (où d’ailleurs, il n’y a pas beaucoup de différence), nombreuse, travaillante et qui, en plus, avait la charité de prendre en charge leurs vieux parents. En des temps si difficiles.

Mais un cancer se logeait dans l’âme de Joseph Lacasse. Un cancer qui n’avait absolument rien à voir avec le tabac.

… à suivre …









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