vendredi 30 décembre 2005

Le soixante-quatrième saut de crapaud

Pour clore l’année 2005 en beauté, voici quelques lignes de poètes québécois abordant le thème de la mer.


RÉVEIL

Éloi de Grandmont, 1921-1970

Depuis des heures,
Le soleil dort dans tes cheveux.

Ton corps nageait
Au fond des mers,
Frôlant les poissons translucides
Et les coquillages du rêve.

Les flots crieurs
T’ont déposée
Sur une grève toute en feu
Où le jour maintenant te guette.

Depuis des heures,
Le soleil dort dans tes cheveux.


VIDE DE LA MER
Gatien Lapointe

Aux plages du jour
L’aube arrive seule triste et seule
Aucune figure aucun serrement de mains

Dans le sable dorment mes songes
Les parfums d’hier

Nulle demeure à offrir
Ni fleur ni verdure
Inutile intolérablement je regarde l’aube
Qui s’étonne du vide de la mer

Je ne sais plus accueillir
Les navires au port
Et les quais sont glissants et confus
Comme de vieux espoirs

J’ai besoin d’un autre cœur d’enfant.


SOUFFLE SALIN
Andrée Maillet

Le rocher tremble
J’exerce un droit
sise peu loin du rivage roulé
blancs débris lames coruscantes
chants d’amour amor amor oh mer
le sable rouge avale nos traces

un cent d’oiseaux m’assourdit et m’enchante
et sise auprès de la grève ourlée perlée
je dors un œil ouvert un œil
au chaud dans ma paume creusée

je souffle sur mon brise-larmes
je respire la salin
et le vent qui vient de toutes ces ailes
et des voiles trop dures hissées
par des matelots vierges et purs
aux yeux chatoyants comme l’eau

l’eau des perles l’eau de l’âme
l’eau mille flammes jaillie
au pied de ce rocher marin
où je trouble de faim

ô bien-être désiré comme la vie
de se savoir renaître
et de se reconnaître renaissant de la mort
renaissant de la mer
comme au tout premier âge
- de la vie multiple animée –
où je n’avais pas l’insigne
et divin avantage
de pouvoir en criant par-dessus
les vagues bousculées bruyantes brûlantes
dire et redire au monde
et surtout à moi-même

mon nom mon nom
mon être

être
et se nommer à la mer
c’est renaître…




Je souhaite que l’année 2006 vous soit bonne, heureuse et vous invite à nous retrouver ici sur le blogue et bientôt sur un site web encore en construction mais qui sera, j’en suis certain plus convivial.

mardi 27 décembre 2005

Le soixante-troisième saut de crapaud

Voici trois magnifiques poèmes dont la mer est le thème.

LA SIRÈNE
Philippe de Thaun (XIIième siècle)

Sirène la mer hante
Dans la tempête chante
Et pleure par beau temps,
Car tel est son talent.
De femme elle a la forme
Jusques à la ceinture
Et les pieds de faucon
Et la queue d’un poisson.
Quand se veut réjouir,
Haut et clair elle chante
Et quand le nautonier
Qui va sur mer l’entend
Il en oublie sa nef
Et bientôt s’endort.
Gardez-en la mémoire,
Car cela a du sens.

Que sont sirènes? Sont
Richesses de ce monde :
La mer montre ce monde,
La nef, gens qui y sont,
L’âme est le nautonier,
La nef, le corps qui nage.
Sachez que font souvent
Les richesses du monde
Pécher l’âme et le corps :
C’est nef et nautonier,
L’âme en péché s’endort
Pour ensuite périr.

Les richesses du monde
Font de grandes merveilles :
Elles parlent et volent,
Vous tirent par les pieds
Et vous noient. Pour cela
Et de cette façon
Les sirènes peignons :
Le riche a la parole,
Sa renommée s’envole;
Les pauvres, il les étreint,
Les attire et les noie.

Sirène est du même être,
Chante dans la tempête
Comme richesse au monde
Aux riches confondue.
C’est chanter en tempête,
Quand richesse est si maître
Que pour elle on se pend
Et se tue de tourments.

La sirène en beau temps
Pleure et se plaint toujours.
Quand on laisse richesse
Et pour Dieu la méprise,
C’est alors la belle heure
Et la richesse pleure :
Sachez ce que veut dire
Richesse en cette vie.






LE NAVIRE
Max Elskamp (1862-1931)

La troisième, elle, est d’un navire
Avec tous ses drapeaux au ciel,
La troisième, elle, est d’un navire,
Ainsi qu’ils vont sous le soleil.

Avec leurs mâts, avec leurs ancres,
Et leur proue peinte en rouge ou vert,
Avec leurs mâts, avec leurs ancres,
Et tout en haut leur guidon clair.

Or, la troisième elle est dans l’air,
Et puis aussi elle est dans l’eau,
Or, la troisième sur la mer
Est comme y sont les blancs bateaux.

Et les rochers, et les accores,
Et terre dure ou sable mol,
Et les rochers, et les accores,
Et les îles et les atolls;

Et la troisième est seule au monde
En large, en long, en vert, en bleu,
Et la troisième est seule au monde
Avec le soleil au milieu.





Paul Verlaine (1844-1896)


Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D’une aile inquiète et folle vole sur la mer.
Tout ce qui m’est cher,
D’une aile d’effroi
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi? Pourquoi?

Mouette à l’essor mélancolique,
Elle suit la vague, ma pensée,
À tous les vents du ciel balancée
Et biaisant quand la marée oblique,
Mouette à l’essor mélancolique.

Ivre de soleil
Et de liberté,
Un instinct la guide à travers cette immensité.
La brise d’été
Sur le flot vermeil
Doucement la porte en un tiède demi-sommeil.

Parfois si tristement elle crie
Qu’elle alarme au loin le pilote,
Puis au gré du vent se livre et flotte
Et plonge, et l’aile toute meurtrie
Revole, et puis si tristement crie!

Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D’une aile inquiète et folle vole vers la mer.
Tout ce qui m’est cher,
D’une aile d’effroi,
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi? Pourquoi?



vendredi 23 décembre 2005

Le soixante-deuxième saut de crapaud

Conte de Noël

Ce matin-là, d’une éclatante blancheur, ne pouvait qu’appeler notre grand-père vers la grève. Une froidure hivernale à geler la mer. Un vent en provenance du nord soulevait la neige. Aveuglante. À quelques heures de la fête de Noël, journée que la mélancolie rend plus belle encore, il ne put résister à aller s’emplir les poumons d’un air qui, s’infiltrant en lui, s’amusait à secouer des souvenirs profondément enfouis, juste derrière les images que l’on déballe à cette période pour se redire, une fois de plus, que la vie est belle.

Autant que l’institutrice qui arriva à l’Anse-au-Griffon, la première que le village reçut. Elle portait un prénom prédestiné : Ève.

À cette époque, celle où notre grand-père entra à l’école pour une première fois, et longtemps par la suite, la maîtresse d’école demeurait sur et dans les lieux. Je veux dire par là qu’une fois en place, elle risquait d’y demeurer un bon moment. Voilà sans doute l’ancêtre de la sécurité d’emploi. On lui offrait, à titre d’avantage relié à la tâche, la résidence, le bois pour l’hiver et un chèque mensuel, dont je tairai la teneur…

Éve Gaudreau. Grand-père peut encore, si longtemps après, redessiner dans son cœur et son âme, la beauté de cette jeune fille provenant d’un tout petit village à quelques minutes du sien, Saint-Maurice-de-l’Échouerie. Sa vie durant, lorsqu’elle en parlait, c’est en le nommant l’Échouerie avec un mouvement des lèvres donnant l’impression qu’un baiser s’en dégageait. Une chevelure noire, remontée en toque, des yeux balançant vaguement entre le bleu et le vert, un visage si fin, si doux sur lequel les reflets des bougies qu’elle aimait installer un peu partout dans la salle de classe, s’y arrêtaient laissant une légère et gracieuse teinte oranger…

Je crois que notre grand-père tomba amoureux de l’institutrice dès le premier jour. Lorsqu’elle se dirigea vers lui, prenant sa main afin de l’assigner à une place, il jugea être trop éloigné de son bureau. Elle disposait les élèves de façon à ce qu’un ancien puisse prendre en charge un nouveau. Même chose pour les filles.

- Quel est ton prénom?

La voix qui venait de chatouiller ses oreilles, encore maintenant il sait la faire rejaillir en lui. Minuscule tintement, celui que le vent accroche dans les capteurs-de-rêves…

- Jean, répondit-il avec comme des larmes dans la voix.
- C’est ton premier jour. Je comprends que tu puisses trouver cela difficile, mais tu verras tout ira bien.
Il la vit, de dos, retournant vers la table qui allait lui servir de pupitre et de bureau tout au long de sa carrière. Lorsqu’elle réapparut dans toute sa grâce, lui adressant un sourire comme un envol d’ange, notre grand-père sut que l’école devenait le portail du ciel.

Ève demeura la maîtresse d’école de l’Anse-au-Griffon si longtemps, qu’elle enseigna à plusieurs générations de petits Gaspésiens. Tous l’aimaient. Tous, mais aucun comme notre grand-père.

Ce qui caractérisait l’enseignante et s’incrusta dans l’âme même de notre grand-père, c’est bien ce rituel du conte qu’elle avait instauré dans sa classe, en fait dans ses classes. Elle racontait avec cette voix chantante d’où sortaient des sons mélodieux, des histoires tellement fantastiques, magiques parfois, que les rêves qui en naissaient, se paraient de couleurs et d’odeurs tellement vraies que la réalité devenait fade à l’entendre. C’est le vendredi, quelques minutes avant qu’elle ne laisse partir les élèves pour un trop long congé selon notre grand-père, qu’elle s’assoyait à sa table, s’éclaircissait la voix avant de littéralement projeter les enfants dans l’imaginaire.

- Comme nous arrivons aux portes de Noël, je vais vous raconter une histoire qui vous suivra durant toute la période des Fêtes. Mais avant de commencer, je veux que vous sachiez que les contes reposent toujours sur un peu de vrai. On s’arrange pour que cela soit beau mais il y a toujours un fond de réalité. Aussi, celle-ci je ne vous la lirai pas, je vous la raconte de mémoire puisqu’elle s’est passée dans mon village de l’Échouerie.

Notre grand-père Jean ne savait trop s’il devait se concentrer sur les paroles qui allaient venir d’une voix qui le chamboulait ou sur l’histoire qui lui en apprendrait davantage sur son institutrice. Il se plaça en mode écoute. Il ne fut pas déçu.

- Il était une fois, à l’époque où la Gaspésie se trouvait encore isolée du reste du monde, une jeune fille qui ne croyait pas que la terre était ronde. Elle voyait bien, fixant l’horizon au bout de la mer qu’une courbe s’immobilisait et semblait regarder vers la côte. Elle s’amusait tous les jours à descendre vers la grève. Les saisons transformaient ses traces en de petits trous de la grandeur de son soulier qu’aussitôt la mer remplissait, puis en des pistes neigeuses s’imprimant derrière elle. Un matin de 24 décembre, comme à son habitude, alors qu’elle marchait dans une neige qui fut pendant quelques instants poudreuse puis immobile comme un lièvre au garde-à-vous, elle vit tout au loin, accrochée au bout de l’horizon, une espèce d’oiseau qui lui sembla immense. Elle connaissait bien les mouettes et les cormorans de l’été, mais un oiseau de cette nature s’envolant vers les berges enneigées et granuleuses, elle ne pouvait dire exactement qui il était. S’approchant d’elle, la majesté de ses ailes, la couleur de son plumage et ses griffes acérées lui inspirèrent de la crainte. Dans un long geste de ralenti, il se posa aux pieds de la jeune fille abasourdie, secoua le frimas que son lent atterrissage avait versé sur lui comme une poudre farineuse emmêlée à la neige fondante. Ses yeux, telles des billes d’une noirceur infinie, la regardaient. Aussitôt l’inquiétude de l’enfant se dissipa.

- Je viens du pays rond, dit-il dans un caquetage facilement que la jeune fille facilement déchiffra, elle qui n’en revenait pas de l’entendre lui parler et de pouvoir si bien le comprendre.

- Mais il n’existe pas ce pays, reprit-elle une fois la surprise apprivoisée.

- Si, il est là-bas, accroché sur la ligne d’horizon. En regardant bien, ne te laissant pas distraire par le parallèle des lignes, le perpendiculaire des objets qui s’y dirigent ou toute géométrie qui essaie de te démontrer que le paysage est un long chemin qui tombe dans le néant, tu peux voir le pays rond. J’en reviens et j’y retourne. Ne pouvant venir de nulle part et retourner vers nulle part, c’est qu’il existe, m’attend et me recevra quand j’arriverai.

- Comment puis-je être certaine que ce que tu dis est la vérité?

- Tu n’as absolument pas besoin de l’être. Comment es-tu certaine que la porte du vide soit cet horizon qui se profile devant tes yeux que tu viens saluer sur la grève? Que devant lui, cet immense invisible à tes yeux, soit la fin de tout et le début de rien?

- On me l’a dit. À moi ainsi qu’à tous les autres avant moi et nous le répéterons à ceux qui suivront. Parce que voilà la vérité.

- Laisse-moi te dire quelque chose. Les grandes vérités qui alimentent ton monde proviennent souvent de légendes, d’histoires ou de contes se transmettant des uns aux autres afin de combattre l’ignorance. Vous, les humains, avez ce besoin absolu d’immobiliser tout ce qui bouge afin d’en comprendre les dangers. Vous vivez dans la peur continuelle. Les étoiles ne devraient pas susciter la crainte, elles sont vos ancêtres. Le vent ne devrait pas vous effrayer, il vous apporte des ambassades. Les saisons, et vous voilà situer dans le temps et dans l’espace. La nature vous donne l’occasion de vivre et de rêver. Et l’horizon, la permission de voir plus loin et plus grand.

L’oiseau poussa sur ses pattes avec une ardeur telle qu’en quelques envolées, la jeune fille le perdit de vue. Pas entièrement, car elle suivit cette tache dans le ciel jusqu’au moment où elle devint un minuscule point allant se percher sur l’horizon. À ce moment-là, pivotant la tête de gauche à droite, elle s’aperçut que la grève s’étendant vers les villages du côté du soleil levant puis ceux du soleil couchant, était bien petite par rapport à la vastitude s’étendant devant ses yeux.

La jeune fille fit quelques pas. S’arrêta. À son grand étonnement, une fleur rouge se hissait de sous la neige. Un 24 décembre, sur la grève, une fleur. Un miracle ou encore un cadeau abandonné par l’oiseau du pays rond souhaitant lui démontrer que la réalité dépasse ce sur quoi nous nous appuyons pour la définir. Elle se pencha pour la cueillir afin d’apporter avec elle la preuve de sa découverte. Puis elle hésita, se disant que les preuves ne servent à rien d’autres que de tenter d’enfoncer l’ignorance et d’écraser les rêves.

Elle lui donna le nom de poinsettia. Enfin, c’est comme cela qu’on l’entendit prononcer de sa bouche, mais en fait elle l’appela le point qui est là… là, pour là-bas.



Ève, l’institutrice, marqua un long moment de silence après avoir raconté son histoire. Elle promenait un regard sur chacun de ses élèves avant de s’arrêter dans les yeux de notre grand-père toujours sous le charme. Elle sourit. Leur souhaita de joyeuses fêtes et les laissa partir.

Ce fut à ce moment-là que notre grand-père entreprit ses longues promenades sur la grève, cherchant quelque part dans l’atmosphère et au fond de l’horizon, le minuscule point noir qui saurait s’approcher de lui un poinsettia au bec.


Joyeux Noël.

mardi 20 décembre 2005

Le soixante et unième saut de crapaud

Ouf! J’aurais presque le goût de dire qu’enfin cette histoire fantasmagorique est achevée… Passons à quelques poèmes dont le thème sera… non pas la mer, on y reviendra à un autre moment, mais le fantôme


la chanson morte

une vieille musique en sourdine
balayant les devenirs
se glisse entre les taches vernies
sous le tapis
épie une présence lointaine
qui, à pas feutrés, allait se rapprochant


il y a une fois la claire noirceur
prenant forme sur la portée de la nuit
seule,
criante,
assoupie,
accrochant à l’arbre écorcé
le squelette d’un fantôme évanoui


le vent entre les stores fermés
se faufile par la fenêtre ouverte sur l’hiver
encore et pas encore froid
où un corps endormi empalé au poteau
pointe sa solitude jazzée
vers le firmament entrouvert


en marche sur un piano sans notes
silencieuse symphonie
on entend la fugue éteinte des saisons sans raison
entonner de sa voix continue
les mots d’une chanson morte



le fantôme

le fantôme diaphane
emmêlé au brouillard
yeux noircis et pas rouges
durcit et glace
ses pas à pas
dans des foulées défraîchies


il marche glisse et frôle


son solitaire manteau
oublié près du trou
lèche les mouillures de neige
échappées des nuages engourdis


sa marche sa glissade et sa frôlure


le froid transperçant ses veines orageuses
s’accroche à lui comme autant de flèches
bousculées par le vent

il allait et venait aux sapins endeuillés et revenait


il marche glisse et frôle


dans la rigueur de la nuit
venu d’un autre monde,
le froid fantôme
marque ses pas
sur un horizon piqué de musiques égarées


il marche glisse et frôle


des banquises enfermées dans son âme
réchauffent le globe
ozone bleu électrique

il s’avance, frêle, sur notre temps


en marchant glissant et frôlant

et là encore

... et encore

à écrire
dans l’hiver
comme un fantôme qui passe
harcelant les solitudes
les impatiences
les anxiétés...
... et encore

dans l'hiver
les pieds se promenant dans de tristes ruelles blanches comme des brouillards perdus
qui neigent de fulgurantes tempêtes
balayant des passés aux avenirs trop présents


... et au printemps revenuencore immobilisés
làau coeur de la ville ployant sous d'immenses placards d'érableles pieds du fantôme écraseront les impatiences
les anxiétés
les solitudes

... et

fouettés par les grands vents d'avril
ils demanderontsi pour toujours

encore
les rêves inanimés que la vie aura sauvés des feux de l'hiver
vieilliront encore

là…






l’haleine de la neige


l’haleine des mots du silence
tombent en neige
s’accumulent auprès des étoiles


douce équinoxe


s’éteint le soleil de minuit
alors que rôdent
ruellement poursuivis
de magnétiques chats
électrifiant les feuilles mortes en quête d’eau


étrange accalmie


plus loin que les proches paroles échappées dans les flaques mauves
circulent parallèlement
les croisées de chemin


fulgurante étoile filante


les saisons emmêlées comme de chaotiques girouettes
pointant leurs ailes de plomb aux embrasures du vent
idéefixent le nord
retrouvent les routes égarées
se multiplient
encore
et encore
tels des guignols pivotant sur eux-mêmes


triste légende


au bout des années
que buvait l’éphémère
se dressent
telles de transparentes colonnes de givre
les trous des pas incertains engorgés de ciment


lancinante mélancolie
Y aura-t-il un conte de Noël? Encore quelques jours pour y songer... Je fouillerai dans les carnets de notre grand-père, juste pour voir...

lundi 19 décembre 2005

Le soixantième saut de crapaud

… la suite…


Comment le tout s’acheva? En fait, rien ne prit véritablement fin…

La dépouille du chanoine Boudreau fut effectivement transportée dans la crypte de l’évêché de Gaspé. Elle y repose toujours. Le nouveau jeune curé Archambeau mit un terme à son enquête en annonçant aux paroissiens de l’Anse-au-Griffon qu’ils se devaient, tous, d’accepter la pénible réalité que représente un mystère qui parfois laisse traîner des fantômes derrière lui. On leur avait fait subir cette horrible situation afin de les souder davantage, leur permettre d’accepter les impénétrables dessins divins.

Les marguilliers se mirent, difficilement avouons-le, à réparer les dégâts qui défigurèrent le cimetière et au printemps suivant, plus rien ne paraissait s’être déroulé à la fin de ce novembre d'un automne qui, finalement, tourna à l’hiver. Sauf qu’Arthur, le seul à connaître toute l’histoire, après avoir laissé tomber quelques paroles qui semèrent le doute en ouvrant la porte aux fantômes, il remit sa démission comme bedeau pour se concentrer sur ses activités amputées, on doit bien le dire, de la distillation.

Mais qu’arriva-t-il à Angèle? À Nathaniel?

Le soir de la mort du chanoine, après avoir ajouté à son repas une quantité de verre broyée qui l’étouffa, Angèle avisa le médecin. Une fois sur les lieux, celui-ci ne put que constater son décès. Vu l’âge avancé de l’homme d’église, il diagnostiqua une crise cardiaque. Une ambulance le conduisit directement vers les services funèbres de Gaspé. L’embaumeur remarqua bien que le vieillard avait perdu du sang et que cela se localisait autour de ses parties intimes, mais il n’aurait jamais osé en parler, encore moins ébruiter une telle anomalie.

Nathaniel se chargea de vider le coffre-fort puis quitta immédiatement le village. Il n’ajouta rien d’autre sur son déplacement qui eut permis à Arthur d’en savoir davantage. Mais il revint quelques jours après. Les funérailles allaient se tenir le lendemain. C’est là qu’il se chargea de répandre le sang sur les pierres tombales renversées.

Angèle, dans toute cette période sombre, fut digne, autant que puisse l’être une ménagère de curé. C’est elle qui s’offrit pour recevoir les invités, dont l’évêque Granger. Elle installa dans la salle à manger du presbytère un buffet qui, selon les dires de ceux qui purent s’y présenter, fut digne d’un repas de noces. Mais en Gaspésie, on sait bien faire les choses.

Nathaniel fut aperçu par quelques paroissiens lors des événements. Sans doute un journaliste de Rimouski! Sauf que madame Aldège lui trouva une bien drôle de ressemblance.

Ainsi s’achève l’histoire de fantôme de l’Anse-au-Griffon. Notre grand-père, qui a vécu ces moments peu glorieux, en parle aujourd’hui avec une espèce de scepticisme. Il est vrai que les cloches se turent. Tellement que le nouveau jeune curé dut se résoudre à engager un sonneur de cloches car, et pour bien des années, cette paroisse n’eut pas de bedeau. On croyait qu’Arthur, très lié au chanoine Boudreau, dans un deuil inconsolable, avait décidé de s’éloigner de l’église. Le dernier ouvrage qu’il entreprit, ce fut de vider le charnier. Comme personne n’était encore capable de se rendre à mi-chemin entre Cap-des-Rosiers et Anse-au-Griffon, Arthur put s’acquitter de cette tâche sans personne pour l’embarrasser. Même chose pour le vide sanitaire, si ce n’est que des dames de Sainte-Anne qui astiquaient l’église pour le nouvel arrivant.

Parfois, vers la fin de novembre, les cloches grelottent et rapidement taisent un si court tintement que personne ne se souvient l’avoir entendu. C’est à ce moment qu’Angèle, la postière et la ménagère du curé Archambeau, quitte l’Anse-au-Griffon vers Québec. C’est du moins ce qu’elle dit. Des affaires l’enjoignent à y demeurer plusieurs jours. Lorsqu’elle revient, tous remarquent un doux changement dans son attitude. On ne saurait dire lequel, mais elle n’est plus tout à fait la même.

Quant à Nathaniel, eh! bien cela exige de vous un dernier effort supplémentaire de crédibilité, il vit confortablement installé au pays inimaginaire des fantômes…


FIN

dimanche 18 décembre 2005

Le cinquante-neuvième saut de crapaud

… la suite…

C’est assis dans sa chaise berçante, les yeux accrochés aux reflets de la lune transperçant la vitre de sa fenêtre qu’Arthur, sous le choc, se remémorait les dernières paroles de Nathaniel. Il l’avait laissé quelques instants plus tôt pour retourner chez lui, le cœur au démontage n’y étant plus. Croiser le groupe funèbre et savoir ce qui allait suivre ne le stupéfia pas davantage que les déclarations du fils naturel du curé Boudreau et d’Angèle.

Il aurait souhaité la neige. L’appela même. Il ressentait au plus profond de lui-même un froid besoin qu’elle ensevelisse ce coin de Gaspésie où, à l’horreur des événements dont maintenant il connaissait l’ampleur, s’ajoutait l’atroce vérité qui le heurta.

Nathaniel, ses mots étourdissaient encore le bedeau, lui avait dit :

- Mon père possédait beaucoup d’argent. Il a hérité de sa famille une somme colossale à laquelle s’ajoutaient les entrées, et cela vous le savez aussi bien que moi, résultant des ventes de votre commerce. Il cachait le tout dans un coffre-fort bien dissimulé dans son bureau. Seule ma mère connaissait la cachette et surtout le fait que le code était inscrit sur ses parties intimes. Je dois vous dire qu’une fois enceinte, elle n’eut plus jamais de relations avec cet homme. Il lui en voulait. Je crois qu’il aurait souhaité une fausse couche ou encore qu’on provoquât une interruption de grossesse. Ni l’une ni l’autre ne se produisirent. C’est à ce moment qu’elle devint une ménagère de curé comme tout le monde l’entend. À sa place, mais combien suspicieuse. Elle ne lui a jamais pardonné l’abandon de son amour et celui de son fils. La vengeance, doucement, germa en elle et devait éclater un jour ou l’autre.

Arthur descendit se faire un thé. Tout comme il allait lentement le boire, gorgée par gorgée, le bedeau, goûte à goûte se remémorait les paroles du jeune homme dont le ton ne déviait jamais : aucune émotion n’entravait son récit.

- Et sa vengeance, elle la mit en route en passant par moi. Je revois encore son sourire complice quand, à l’improviste je descendais de ma chambre au grenier pour remonter illico après avoir lancé à mon père une grimace démoniaque ou uriné devant lui. Alors que les cloches se balançaient mues par des élans formidables ou que je menaçais d’entrer dans l’église, un dimanche en plein durant l’homélie, me dirigeant vers le curé qui, dans sa chaire, menaçait les paroissiens d’une nouvelle quête pour ceci ou cela. J’ai toujours appelé ma mère Angèle, c’était un ordre du père qui craignait qu’à un moment donné la vérité n’éclata; sa réponse était toute prête à être déballée : ils avaient recueilli un enfant du péché et s’en occupaient par charité chrétienne. Pas de papa, pas de maman. Jamais. Un monstre d’égoïsme et une maîtresse amante… voilà qui furent mes parents.

Arthur, à ses paroles, faillit perdre conscience. Il tituba devant ce jeune homme qui le dévisageait froidement. Dans les yeux de Nathaniel, jamais le bedeau n’oubliera ce regard, se profilait une haine inimaginable couvrant une douceur amoureuse que sa condition de vieux garçon ne pouvait comprendre.

- Ma mère est amoureuse de moi. Elle l’a été comme mère, d’abord. Plus je vieillissais, plus ce sentiment se transforma en une folle passion que j’ai plaisir à entretenir. Combien de fois avons-nous fait l’amour juste au-dessus de son bureau? Nous retenions nos cris qui, s’ils avaient pu se faire entendre, auraient enterré le bruit des cloches. Nos élans charnels et incestueux furent les premières manifestations de sa vengeance qu’elle me demandait de venir chercher en elle, que j’emmagasinais avec toute la fouge de mes quinze ans. Voilà maintenant vingt ans que cela dure. Cela m’a appris que l’amour est parfois une porte sur la mort.

Voilà la raison pour laquelle Arthur ne réussit pas à s’endormir ce soir-là. L’insomnie, depuis, est le lot de ses nuits. Devant lui, ce triangle tracé par l’image du chanoine Boudreau continuellement sur la défensive, celle d’Angèle, la douce servante en apparence discrète, effacée et Nathaniel, cet homme au regard de feu, à la parole dure et crue, le hante sans cesse ainsi que les hurlements froissés des coyotes qu’il tuait froidement, les distribuant sur le pas des portes des maisons afin de distraire l’attention du village. Les choses que l’on ne comprend pas ont au moins le mérite de nous obliger à les regarder.

…à suivre…

samedi 17 décembre 2005

Le cinquante-huitième saut de crapaud

… la suite…

Nathaniel se présentait aux yeux du bedeau comme un jeune homme solide, capable de bien exprimer sa pensée et surtout ne passant pas par quatre chemins. Il tenait cela de son père, aucun doute là-dessus pour Arthur qui n’achevait pas de descendre des nues en écoutant la suite du récit.

- Mon père était un homme dur. Je suis convaincu que mon existence ne lui plaisait absolument pas. Il aurait préféré que jamais sa vie ne fût troublée par ma présence dont il est le seul responsable, ce drame flagellant continuellement sa culpabilité. Il ne m’adressait pas la parole, faisant suivre ses messages par ma mère afin qu’ils ne me parviennent. À l’âge de vingt ans, il souhaitait que je disparaisse complètement des lieux. Je sais qu’il a fait des démarches afin que je sois expédié soit à Québec, dans la famille qui m’accueillit à ma naissance ou encore plus loin, à Montréal chez des amis à lui que ma mère ne connaissait pas. C’est elle qui a tout fait pour que ce projet avorte.

Les deux hommes furent distraits quelques instants par des bruits provenant de l’église. Le silence les enveloppa instantanément et d’un geste rapide le bedeau éteignit la lumière. L’obscurité et e mystère les réunissaient. La menace disparue, Nathaniel reprit la parole continuant d’assommer littéralement le bedeau.

- Les relations avec ma mère ont été d’une nature tout à fait différente. Elle tenait absolument à ce que je puisse apprendre à lire et à écrire, mais puisqu’il m’était défendu de sortir de mon grenier du presbytère ou de ma cachette dans le clocher, c’est elle qui m’enseigna. Je me suis mis à lire de manière obsessive. Tout ce qu’elle me mettait sous les yeux. Selon mon âge et mes capacités, cela pouvait être des revues ou des livres plus complexes. Je me suis rapidement intéressé à la science. Également à l’ésotérisme, la magie et la parapsychologie. Afin d’acheter mon calme et ma discrétion, je l’obligeais à me fournir exactement ce qui m’intéressait. Qu’elle soit au bureau de poste lui permettait, en toute impunité, de faire venir des ouvrages que normalement on ne peut se procurer dans la région.

Il plongea quelques instants dans un profond mutisme. Arthur ne savait trop s’il devait poser des questions, attendre ou tout simplement se mettre à l’œuvre et démanteler l’alambic. À bout de patience, il osa :

- Bon. Si on se mettait à…
- Non. Comme je n’ai parlé à aucune autre personne sauf ma mère depuis des années, je tiens à continuer. Peut-être ainsi on saisira ce qui s’est passé depuis la mort de mon père.
- Qu’y a-t-il de plus à savoir?
- Vous ne vous êtes pas demandé comme il se faisait que son cercueil fut retrouvé vide alors qu’on devait le laisser dans l’église? Vous ne vous êtes pas inquiété d’apprendre qu’on allait le déposer dans le charnier? Vous savez comme moi qu’il n’y avait pas de place à cet endroit.
- J’ai su que c’est Angèle qui a annoncé aux marguilliers la disparition du cercueil?

Nathaniel semblait en savoir beaucoup plus, ce qui intrigua le bedeau certain qu’à la fin de l’office religieux on avait laissé la dépouille dans l’église tout en laissant croire qu’effectivement elle était au cimetière tout à côté du charnier impossible à ouvrir car lui-même, en possession de la clef du cadenas, était introuvable.

- Ce subterfuge, c’est ma mère et moi qui l’avons mis en place. Le cadavre est toujours demeuré dans l’église alors que le cercueil, lui, tout à côté du charnier, respectueusement enveloppé dans la chasuble noire.

(Rappelons que c’est suite à la rencontre inattendue avec Nathaniel qu’Arthur retournera chez-lui, croisera les marguilliers revenant avec le cercueil et passera la nuit sans fermer l’œil…)

- Il est en haut, votre curé, confortablement installé dans le confessionnal réservé aux prêtres invités. Ils vont le revoir demain, crucifié en plein chœur. On s’occupe à ce que cela soit fait.
- Mais pourquoi?
- Une simple raison : mon père a toujours conservé sur lui, tatoué sur ses parties intimes, le code d’un coffre-fort caché dans son bureau. Il voulait partir de ce monde, emportant avec lui ce secret et aussi, un autre plus horrible encore…
- Lequel?
- Eh! bien le voici…

…à suivre…

vendredi 16 décembre 2005

Le cinquante-septième saut de crapaud

… la suite…

Il est important à ce stade de l’histoire de nous resituer dans le temps. Pour le lieu, c’est clair. Arthur, sous l’impulsion du chanoine, avait en quelques mois réussi à monter un alambic dans le vide sanitaire de l’église. On y accédait par une porte dissimulée dans le confessionnal que seul le curé Boudreau utilisait.

Ce dernier, décédé le 17 novembre dernier, reçut le 25 du même mois les honneurs de la part de sa communauté pour soixante années et plus de prêtrise, de cure dans cette paroisse, l’unique d’ailleurs à Anse-au-Griffon, lors d’une cérémonie fastueuse qu’officia l’évêque de Gaspé. Son corps devait être déposé dans le charnier du cimetière, celui que partageaient deux colocataires à mi-chemin vers Cap-des-Rosiers. Nous étions alors le 26. La neige ne s’était pas encore déposée sur la côte gaspésienne de sorte que l’on envisageait bien enterrer la tombe du vieillard. Mais voilà que le bedeau, dont la tâche comportait également la responsabilité de fossoyeur, bien qu’il avait préparé tout à fait correctement l’église pour la cérémonie se faisait invisible. Le cercueil reposa donc, paisiblement, tout à côté du charnier, respectueusement drapé dans la chasuble noire du curé. Durant la nuit du 26, un drôle de phénomène céleste attira l’attention d’Angèle. Le lendemain, elle s’y rendit et constata la disparition de la tombe. À son corps défendant et pour des raisons qui s’éclairciront bientôt, elle en avisa les membres du conseil de la fabrique qui formèrent une procession hésitante se dirigeant vers les lieux. Ils furent estomaqués de voir les pierres tombales profanées et la sépulture du chanoine Boudreau, vide de son contenu. C’est à ce moment qu’Aldège ramassa la feuille de calendrier sur laquelle la date du 26 novembre était figée comme une horloge arrêtée. Puis arriva, fraîchement nommé, le nouveau jeune curé Archambeau, Joachin de son prénom.

Arthur, le soir de la procession des marguilliers, revenait de l’alambic suite à sa surprenante rencontre avec le jeune Nathaniel qui s’était présenté à lui comme étant le fils naturel du chanoine et d’Angèle, la ménagère du presbytère et la maîtresse de la poste.

Nous voilà donc bien installé dans la réalité temporelle. Revenons maintenant à ce moment où le bedeau, sueurs froides à la grandeur du corps, écouta l’histoire de celui qui, dorénavant sera décrit par cette périphrase : le fantôme de l’Anse-au-Griffon.

- Je suis né à Québec, il y a trente-cinq ans. C’est vous-même qui y avez conduit ma mère Angèle. Le prétexte étant une formation urgente sur la mise en application du système des codes postaux par le ministère des Postes. Personne, c’est du moins ce qu’elle me raconte, mais alors personne dans le village ne s’est aperçu du développement de sa grossesse. On la voit toujours derrière le bureau à la poste et très peu, alors qu’elle agit comme ménagère au presbytère. On m’a ramené ici, j’avais huit ans. Une pièce dans le grenier fut aménagée, et je ne sais trop comment, un endroit dans le clocher qui me permettait d’avoir une vue imprenable sur la mer. Rapidement j’appris à ne pas me faire voir, me faire entendre. Les cloches furent ma première révolte.
- Les cloches? s’intéressa le bedeau.
- Oui, les cloches. Je me suis vite rendu compte à quel point mon père, craignait que ma présence fut mise au jour et que n’éclate la vérité. Ma mère m’astreignait au silence en me faisant jouer au fantôme. Le jeu me plaisait, mais vint un temps où la solitude et l’isolement pesèrent sur mon moral. Vous connaissez mon père?
- Monsieur le curé, bien sûr. Surtout qu’on était associés dans une petite affaire…
- La boisson?
- Entre autres, bafouilla le bedeau.
- Personne ne connaît bien cet homme comme moi je le connais. Vous êtes la troisième personne au monde à qui j’adresse la parole depuis mon arrivée à l’Anse-au-Griffon. Mais je veux vous parler des cloches.
- Oui…
- Ce fut le premier moyen que j’ai découvert pour l’énerver. Je me suis mis à tout moment à les faire sonner afin d’attirer l’attention vers le clocher. Jour et nuit. Mes parents ne voulaient pas que je monte au clocher en dehors de certaines heures et jamais le dimanche. Alors, quand j’y étais, au lieu de regarder autour et de lire, je hurlais dans le vent par les cloches.
- Cela a beaucoup inquiété le village.
- C’est ce que je voulais faire. Je me suis organisé, en déréglant le système électrique, pour qu’elles se fassent entendre sans ma présence. Ce qui a rendu mon père furieux.
- On n’est jamais venu réparer cela.
- Il ne voulait pas, car cet homme pensait à tout ce qui pouvait se produire menaçant son secret. Le sien, celui de ma mère et par ricochet, le mien.

Nathaniel s’était rapproché d’Arthur comme si ce qui allait suivre risquait de davantage l’étourdir. La ressemblance avec le défunt tenait du simulacre.

…à suivre…

mercredi 14 décembre 2005

Le cinquante-sixième saut de crapaud

… la suite…

La soif inextinguible de curiosité du chanoine Boudreau, celle qui le poussa à enrégimenter le bedeau Arthur dans une croisade dont l’objectif ultime était de lui rapporter quotidiennement les faits et gestes de tous ses paroissiens, tourna à la paranoïa. Voilà ce que découvrit, dans les heures suivants le décès du curé, le guide de pêche et de chasse, officiellement, officieusement braconnier, distillateur de sous-bassement d’église.

Ayant réussi à se distraire de l’attention de madame Aldège en entrant dans l’église, Arthur ouvrit la porte du confessionnal du curé qui en cachait une autre, invisible, menant au vide sanitaire, puis à la cachette secrète : la distillerie. Soucieux de respecter à la lettre son contrat le liant au chanoine, il allait démonter l’organisation. Les plans pour son érection et ceux de sa démolition étaient précis, nécessitant de la part de l’ouvrier qu’il ne se fit pas intercepter.

Il allait pouvoir faire disparaître le tout, du moins le croyait-il, en deux jours, trois au maximum. Quelles ne furent pas sa surprise et son étonnement de constater que tout au fond, derrière les futailles, quelque chose bougeait! S’activait. Habitué de par son métier de guide de pêche et de chasse à rapidement simuler l’immobilité, à retenir son souffle tout en fixant un banc de poissons ou une proie, Arthur figea littéralement, et compte tenu des lieux, sombrant dans un état hiératique. Une ombre se profilait sur le mur.

Dans sa tête, l’incrédule et peu scrupuleux bedeau, en des secondes coupées en fractions infinitésimales, revisita tout ce qui se disait au village, sous cape bien entendu, quant à la présence d’un fantôme à l’Anse-au-Griffon. Serait-il face à face avec le lémure du curé? Surtout que la silhouette bougeait vers le plafond pour s’écraser ensuite au sol dans un silence terrifiant. Le fanal qu’elle tenait à la main, tel un stroboscope, accentuait les formes ou les dévorait.

- Qui va là? dit-il d’une voix coupée par la frayeur.

Aussitôt, la noirceur enveloppa l’espace. Deux souffles se mêlèrent au remugle de la cave. On n’osait bouger. Des pas rapides résonnaient au-dessus de leur tête. Trottinaient puis s’arrêtaient. La sueur s’écoulant du front d’Arthur le glaçait. Il répéta les mêmes mots qui n’avaient rien de l’invective, craignant que la sécheresse de sa gorge n’arrive à l’étouffer. Pour seule réponse, le chuintement de pas allant de nulle part vers ailleurs. Arthur, à tâtons, chercha à se diriger vers le commutateur qu’il savait dans l’angle exact où se terrait le spectre. Il y arriva. Poussa vers le haut. Une lumière pâle et décolorée chassa l’obscurité.

Ce qu’il vit, horrifié, le pétrifia de stupeur. La réplique, mais alors là d’une exactitude gémellaire, du chanoine Boudreau. En plus jeune. Avec une autre similitude, plus difficile celle-là à cerner.

- Qui es-tu? osa le bedeau que la surprise fit bousculer une autre question sans même attendre la réponse.
- Que fais-tu ici?

Le jeune homme d’environ trente ans se leva. Arthur recula, prit une position défensive, cherchant fébrilement à se fournir lui-même des réponses aux questions lancées.

- Je m’appelle Nathaniel, fils du chanoine Boudreau.
- Le fils du curé? répondit Arthur, interloqué.
- Oui. Personne ne connaît mon existence. Vous êtes le premier à l’apprendre.

Cela était évident. Le bedeau tenta d’imaginer quelle aurait pu être l’effet sur la communauté de savoir que le curé, en plus d’être un père spirituel fut un père naturel.

- Ma mère, c’est Angèle.

Là c’en était trop pour l’associé du chanoine. Comment ce dernier avait-il pu ainsi cacher une telle situation? Dans l’histoire de l’alcool frelaté, Arthur avait apprécié les manœuvres et les subterfuges, mais avoir réussi pendant plus de trente ans, à camoufler une telle réalité, cela le dépassait. Ainsi que sa relation avec la ménagère. Il pataugeait à même la fiction pure. La réalité lui sautait au visage.

- Tu vivais où? lança le bedeau.
- Vous avez bien été capable de soustraire à la vue et au su de tout le monde cet alambic, comprenez bien que de me dissimuler dans une pièce au grenier du presbytère ainsi qu’une autre dans le clocher, lui fut tout aussi facile.
- Pendant tout ce temps?

…à suivre…

mardi 13 décembre 2005

Le cinquante-cinquième saut de crapaud

… la suite…

L’entente, secrète vous vous en doutez bien, liant le chanoine Boudreau et Arthur, contenait une clause prévoyant qu’au décès du curé, le bedeau devait faire disparaître toute trace visible et invisible de leurs occupations prohibées. Ce qui explique l’absence de l’un au départ de l’autre vers l’éternel.

L’alambic, il faut bien appeler les choses par leur nom, et ici il serait préférable que les âmes fragiles reconnaissent la faiblesse humaine en tout être, prêtre ou non, était situé… sous l’église. J’entends déjà les oh! et les ah!, les cela-ne-se-peut-pas, les voyons-donc-vous-en-mettez-pas-mal tout cela en écho aux hurlements de vos scrupules. Mais, vous venez d’entendre la vérité la plus liquide qui soit. J’éviterai de vous décrire la honte des paroissiens alors que l’on sortait tout le gréement indispensable à la fabrication d’un scotch d’une qualité hors pair, en plus des odeurs spiritueuses répandues sur tout le village, de l’incrédule je-m’en-doutais-bien circulant d’une maison à l’autre.

Les contacts d’Arthur lui avaient permis d’installer le tout sans que personne ne puisse s’en douter. Également, n’oublions pas que nous sommes à la fin des années 1960 lorsque le stratagème fut mis en branle, mais et je dirais surtout, ces relations, américaines pour plusieurs, offrirent au bedeau le plus moderne du moderne quant au procédé de distillation, la façon d’éviter que les alcools répandent leurs juteuses odeurs juste au-dessus soit en plein dans l’église.

Le chanoine Boudreau, fin connaisseur en ce qui a trait aux circonvolutions de l’âme humaine, apprit rapidement que la curiosité lorsqu’on l’adopte pour soi, évite qu’elle ne se retourne contre son auteur. De sorte qu’il avait organisé tout un système que l’on pourrait qualifier d’espionnage, si vous me passez l’expression, dont Arthur était l’exécutant numéro un. Résultat : toute l’affaire tenue sous cape ne fut mise au jour que plusieurs semaines après sa mort.

Arthur se devait de vivre à l’air nocturne afin de rentabiliser l’opération qui connut ses heures de gloire étendues sur près de dix ans. Cela lui permit des voyages à Québec, un approvisionnement illimité en scotch de première bouteille et un réseau par lequel il refilait également ses poissons et son gibier. Ça fonctionnait sur des roulettes.

Tout système finit par rouiller à un moment donné. Même la concentration d’alcool dans le liquide illicite ne réussit pas à empêcher le phénomène des cloches qui se mirent, à tout moment et trop souvent pour rien, à hurler d’elles-mêmes. Tant et si bien qu’à la longue, les paroissiens réussirent à les oublier, à ne plus les entendre tellement, et de jour et de nuit, le tintamarre à décrocher les tympans des oreilles se faisait omniprésent. L’explication, c’est le chanoine lui-même, en chair, le dimanche où il bénissait marins et bateaux à la veille de leur départ pour la pêche, qui dut la fournir. Le système électrique activant la sonnerie était défectueux. Les techniciens devant le réparer se faisait attendre. À moins d’organiser une collecte spéciale pouvant accélérer leur venue, on devrait s’habituer aux cloches folles. Point sensible que celui de l’argent, on accepta donc cette noèse, le curé sortant des grands mots pour mieux appuyer son argumentation. Certains comprirent noise, donc tout était correct. Les plus forts en imagination lancèrent à la blague, mais cela s’incrusta dans le vocabulaire de la région, que le clocher était hanté. Le fantôme de l’Anse-au-Griffon venait de naître et logerait dans l’aiguille de l’église.

Il fallait aussi un endroit sûr afin d’entreposer le précieux liquide. Le vide sanitaire sous la maison de Dieu, c’était commode pour distiller mais comme entrepôt, nul. Un hangar extérieur, beaucoup trop à la vue. La solution vint du bedeau. Elle fit frémir le chanoine. Pourquoi pas dans le cimetière? Avant d’accepter un tel lieu de dépôt, le curé envisagea bien d’autres hypothèses mais dut se résigner, ayant compris que le cimetière, géographiquement, s’avérait une excellente cache. D’autant plus qu’on s’y rendait plutôt rarement et qu’en de telles occasions, l’esprit était ailleurs qu’à la recherche de boisson… de bière peut-être, mais le curé n’avait pas songé à ce jeu de mot… Le charnier fut donc chargé, puis cadenassé.

Je vous avais prévenu, hier, dans le cinquante-quatrième saut de crapaud, que les histoires de fantôme, comme dans les trucs des magiciens, alors qu’on en dévoile les dessous, que l’on tire sur la cape blanche qui les habille et leur donne cette luminosité spécifique, une légère déception nous habite. AH! OUH!, vous entends-je hululer à la lune… Mais, ici, nous sommes dans du sérieux.

Notre grand-père, témoin de l’histoire et narrateur fantôme, fut aussi surpris que vous le serez sans doute, lorsqu’enfin, nous apprendrons ce qu’Arthur lui-même ne sut jamais, sauf à ce moment pénible de sa vie où devant retourner sous l’église afin de faire disparaître l’architecture de leur complot, ne négligeant pas les efforts à camoufler sa présence aux yeux des dames de Sainte-Anne qui, semble-t-il, héritèrent de la curiosité du chanoine.

…à suivre…

lundi 12 décembre 2005

Le cinquante-quatrième saut de crapaud

… la suite…

On en arrive, lisant des histoires de fantômes, à soupçonner tout ce qui bouge de travers. Se dire que ça devient un
rajoutage de bizarreries et d’étrangetés afin de nous effrayer et que de toute façon quand on finira par connaître le fin fond des choses, on se dira : c’était juste cela. Alors, l’invraisemblable prend le dessus. Trop c’est trop. Dans ce qui nous intéresse, tenter une explication sur les cloches de l’église de l’Anse-au-Griffon exige plus qu’un acte de foi, alors… voilà qu’un corps disparaît, puis réapparaît… Un bedeau, qui a toutes les chances d’être l’instigateur de l’histoire… Des tombeaux saccagés. Des coyotes sur les perrons. Des ancres qui se laissent tomber à l’eau dans un banc d’anémones de mer… Trop extravagant pour être vrai. Pardon, milles pardons, il faut bien l'avouer, tout cela est rigoureusement exact, documenté, vérifiable… Notre grand-père ne saurait dire exactement quand toute l’affaire se classa, mais l’année du décès du chanoine est tout de même un fait vécu... ou son contraire.

Un journaliste, pas n’importe lequel, il provenait de Rimouski, s’est intéressé à la question. L’année du grand chambardement de la météo, un entrefilet à peine, écrit par le jeune Francis et cela dans le journal de Gaspé, mais là, ce fut la nouvelle, mieux, la manchette. L’évêque Granger fit des pressions afin que le silence, fidèle gardien de la momification de la vérité, souhaita que fut préservée la mémoire d’outre-tombe d’un curé, chanoine en plus, ayant consacré avec dévouement sa vie à la côte gaspésienne, exigea un respect inconditionnel et que cesse ce brouhaha, car de toute façon une enquête était en marche, menée rondement par le nouveau curé, l’abbé Joachin Archambeau.

Malgré tout cela, je suis convaincu que vous vous croyez encore et toujours en pleine fiction. L’année 1970, le mois de novembre, entre les 25 et 27 pour plus de précision, un automne sans neige, dans un cimetière mi-catholique, mi-anglican, à mi-chemin entre Cap-des-Rosiers et Anse-au-Griffon, des sépultures furent profanées et je dois l’indiquer parce que notre grand-père insista longuement sur ce fait, on reprocha au conseil de la fabrique de ne pas avoir avisé la sûreté du Québec. Vous voyez à quel point cette histoire est véridique. Mais je sens que vous souhaitez un peu plus de jus, du rationnel s’il-vous-plait.

Eh! bien, vous ne serez pas déçus mais probablement abasourdis. Notre grand-père l’est encore, trente-cinq ans après…

Je ne me trompe assurément pas en disant que vous avez tous cru, par les comportements insolites du bedeau Arthur que celui-ci dut tenir un rôle crucial dans cette énigme. Vous avez raison et tort à la fois. Je vous explique.

Le chanoine Boudreau, curé de la paroisse à l’Anse-au-Griffon était un homme curieux. En fait, la curiosité chez lui devenait avec l’âge de plus en plus malsaine. Il voulait tout savoir, tout connaître. Et son messager, c’était Arthur. Il le questionnait, le talonnait, le mandatait pour fouiner partout, sur tout ce qui se passait dans le village et ses alentours. En échange des informations obtenues, il couvrait les activités parfois illicites de son homme de main. Car, en plus du braconnage, Arthur excellait dans la fabrication de boissons frelatées dont le commerce florissant avec les années transitait par le presbytère. On sut même par la suite que le pasteur Montgommerey y aurait également été mêlé, mais cela n’est pas vérifiable.

Donc, Arthur devait en diverses occasions quitter le village, y revenant quelques semaines plus tard. Les rencontres, en lien avec son métier officiel de guide de pêche et de chasse, lui permirent d’entretenir une clientèle qui pouvait s’étendre, a-t-on dit par après, jusqu’à Québec. Il partageait les profits avec le chanoine qui amassa ainsi un pécule, disons-le franchement, intéressant. Pingre, non. Économe, juste ce qu’il faut. Mais ses exigences à ce que l’église fut proprement entretenue, et ne pouvant compter sur autres choses que la dîme des paroissiens et des quêtes trop souvent symboliques, comment expliquer les travaux effectués sur la sainte bâtisse, de saisons en saisons, sans que cela ne souleva une ou deux questions. Unique héritier d’une famille fortunée, on croyait que sa générosité jaillissait sur la paroisse puisque de toute façon, à sa mort, aucun successeur ne pourrait revendiquer son patrimoine.

Le chanoine ne quittait jamais la paroisse. Il avait refusé quelques nominations ecclésiastiques mais accepté qu’à l’occasion il pourrait relever un confrère désireux de partir en vacances. Ce qu’il fit jusqu’à l’âge vénérable de quatre-vingts ans. Par la suite, cloîtré au presbytère, bien entretenu par Angèle, il célébrait la messe quotidienne et la dominicale. Arthur devint la seule autre personne en contact avec lui.

Alors, qu’est-ce que ce fameux bedeau, en fuite vers sa demeure, la nuit du 27 novembre, croisant les porteurs d’un cercueil vide découvert au cimetière, avait bien pu découvrir? Qui l’empêcha de dormir toute une nuit…

…à suivre…

dimanche 11 décembre 2005

Le cinquante-troisième saut de crapaud

… la suite…

La silhouette qui, avec la rapidité d’un feu-follet, s’évapora dans la nature, personne de présent lors de la découverte du cercueil vide du chanoine Boudreau ne put vraiment la reconnaître, encore que certains, toujours sous le choc, ne crurent pas vraiment l’apercevoir.

Quel spectacle dans cette nuit de fin d’automne que ce cortège transportant une tombe vide alors que les cloches de l’église, animées d’une frénésie jusque là inconnue, se mirent à lancer des sons lugubres et détonnant avec ce à quoi on était habitué d’entendre!

Aldège avait récupéré cette feuille de calendrier, celle du 26 novembre. Elle gisait par terre. Mouillée mais lisible. Jamais de son existence il ne verra plus un tel charivari dans le cimetière. Les pierres tombales profanées et ensanglantées, l’auteur ou les auteurs de ce sacrilège ne s’étaient pas préoccupés de choisir parmi les lieux catholiques ou anglicans; on saccagea à l’aveuglette.

Pendant ce temps-là, Arthur sortit de l’église s’enfuyant à toute vitesse vers chez lui. Il croisa la procession. Baissa la tête. Entra et monta à l’étage. S’assit sur la berceuse. Dans son regard que nul ne vit, une blafarde clarté posait des virgules sur le discours intérieur qui tout doucement prenait forme et accrochait du sens à ce qu’il venait de découvrir. Il ne réussit pas à dormir de la nuit.

Le lendemain, dès lors que les événements avaient pris des proportions gigantesques, l’abbé Archambeau arriva à l’Anse-au-Griffon. Il annonça au maire Léo que l’évêque Granger venait de le nommer curé et souhaitait que le conseil de fabrique se réunisse dans la journée afin de faire le point. Tout cela fut dit avec moult hésitations, rougeurs et sueurs.

Éclaircir le plus rapidement possible ces incongruités défiant le réel, telle était la commande. Et c’est vraiment là que pour la première fois, le mot fantôme tombé de la bouche même du nouveau jeune curé fut prononcé. Celui-ci, avec toute la perspicacité que la jeunesse lui imprimait, avait pris contact avec le pasteur Montgommerey et tenait absolument, avant que ne s’ouvre la réunion, à rencontrer le bedeau qui s’était fait discret et continuait dans la même voie. Mais ce dernier brillait par son absence.

Aldège, à qui le rôle de porteur de mauvaises nouvelles semblait coller à la peau, apprit du capitaine Carbonneau que plusieurs marins lui avaient raconté l’histoire des ancres se détachant d’elles-mêmes des navires alors qu’ils frayaient à un certain point en mer, là où deux courants contraires se croisaient. Le phénomène, il l’avait observé ainsi que plusieurs autres. À chaque fois, les pêcheurs retrouvaient dans leurs filets des anémones de mer, poissons rares dans la région.

Il en parla à la réunion. Le jeune nouveau curé nota. Le père Guillemette ajouta l’histoire des cadavres de coyotes retrouvés sur le pas de quelques portes. Toujours en pleine saison de chasse. Lui-même en fut victime. Le jeune nouveau curé nota également cette information.

Dans le village, où l’effroi avait transformé l’air en une espèce de paranoïa à couper au couteau, tous attendaient de cette réunion, en plus des réponses pouvant rétablir un certain calme et taire les cloches, des explications. Croire à un fantôme ne suffisait pas. D’ailleurs, on ne voulait pas évoquer ce tabou, sans risquer de passer pour des enfants à qui faire peur fait partie de la stratégie les invitant à ne pas se promener dans certains endroits ou encore les pousser au lit à l’heure souhaitée des parents.

Léo, le maire, sut remettre entre les mains de l’abbé Archambeau les rênes de la rencontre. Les autres marguilliers ne s’y objectèrent pas, fixant leur nouveau curé. Lui, pressé par l’évêque de ramener la paroisse sur le chemin de la tranquillité d’esprit évitant ainsi que des élans ésotériques ne les éloignent des vraies choses à faire et à penser, résuma, péniblement il faut le signaler, la chronologie des événements, tenta de désamorcer l’idée que des intentions diaboliques puissent atterrir sur la côte gaspésienne. Il dit :

- La seule préoccupation qui doit nous intéresser, c’est de tenter de saisir comment la tombe du chanoine Boudreau ait pu quitter l’église, se retrouver au cimetière, être par la suite retrouvée, vide. Tout ce qui tourne autour n’est, à mon point de vue, que les effets d’imaginations inquiètes.

Ceci fut dit au moment même où l’assemblée entendit, venant du chœur de l’église, un bruit sourd. D’un même élan, ils se retrouvèrent tous sur le lieu d’où provint le vacarme.

Le corps du chanoine gisait, tel un crucifix, au pied du maître-autel.

…à suivre…

jeudi 8 décembre 2005

Le cinquante-deuxième saut de crapaud

… la suite…

Stupéfaction.

En examinant bien les visages des marguilliers, tout comme celui d’Angèle entièrement médusé, on pouvait lire la surprise de Léo, l’ahurissement d’Émile, l’étonnement d’Aldège, la stupeur du père Guillemette. Une fois la nouvelle répandue dans l’ensemble de la communauté, facile d’imaginer dans quel état se retrouva le village.

La réunion du conseil de fabrique fut reportée au lendemain, chacun n’étant plus dans un état d'esprit propice à continuer. On bâcla en deux temps trois mouvements l’essentiel, c’est-à-dire que le maire Léo fut chargé de communiquer avec l’évêché afin de recevoir la marche à suivre, car cela dépassait leur capacité à résoudre un problème aussi unique qu’inattendu.

- J’en finirai bien jamais avec cette paroisse, confia Monseigneur Granger à son secrétaire qui venait par la même occasion d’apprendre sa nomination comme curé de l’Anse-au-Griffon.
- Votre Éminence souhaite-t-elle que je me rende immédiatement là-bas?
- Non, ça serait inconvenant pour le moment mais je vous demande d’entrer en contact avec le responsable des marguilliers.

Au moment de ces événements, nous étions le 26 novembre. Le chanoine Boudreau était décédé il y avait maintenant plus d’une semaine. Les funérailles se tinrent le 25, jour de la fête de Sainte-Catherine, patronne des vieilles filles selon la tradition populaire. Vous dire que cette année-là, on n’agaça personne, on ne fit pas de tire, s’affairant plutôt à installer un peu partout les drapeaux noirs.

Le bedeau Arthur qui brilla par son absence aux obsèques du chanoine, devait passer des heures et des heures dans l’église. Fin novembre, pour un guide de chasse, ça signifie que la saison est terminée et qu'on entre dans nos habitudes d’hiver. À part quelques sorties pour la pêche blanche, tout son temps il le consacrait à des travaux urgents autour et dans l’église. Il est important de souligner que le curé Boudreau exigeait que l’édifice soit tenu propre et solide, surtout l’extérieur. Peinture, nettoyage des carreaux, rafistolage du perron, coupe de la pelouse, tout cela emplissait les heures estivales. L’hiver, le bedeau ne manquait pas moins de travail. L’intérieur ne devait pas seulement reluire, tout devait être parfaitement parfait. Énumérer les tâches équivaudrait à décourager un remplaçant si jamais Arthur décidait de laisser la besogne.

Mais là, à ce qui s’est dit par la suite, une fois les événements calmés et les esprits à peu près revenus à la normale, après le 26 novembre, semble-t-il qu’Arthur était dans l’église… mais n’y était pas. Quelques dames de Sainte-Anne jurent qu’à maintes occasions elles l’ont vu entrer comme à son habitude mais, une fois elles-mêmes à l’intérieur afin de décorer ceci ou nettoyer cela, elles ne le voyaient pas. La femme d’Aldège, la première à avoir remarqué la chose, aurait fait le tour de l’église, de fond en comble dira-t-elle, pour ne jamais le voir ni l’entendre. Elle était prête à mettre sa main sur le saint Évangile qu’autour du 26, il est entré par la grande porte, qu’elle l’aurait suivi dans l’église moins de dix minutes plus tard et qu’il n’y avait personne. Des traces de neige fondue sur le sol, pas du tout. Rien. Le néant complet. Et cela se serait produit régulièrement par la suite.

Madame Aldège se souvient du fameux 26 à cause de ce qui se passa : la disparition du cercueil. Puis du lendemain soir, alors que dans le firmament plus étoilé qu’à l’ordinaire, une lueur de feu traversa le village, s’immobilisant au-dessus du cimetière. Ainsi que plusieurs témoins oculaires de la boule de feu, elle ne put y aller car le maire Léo avait exigé que seulement les marguilliers volontaires se rendraient à l’entre-village vérifier ce qui se passait. On en parle encore. Tous ont à la mémoire leur pas incertain, hésitant mais résigné. Ils avaient à assumer la responsabilité de l’église jusqu’au cimetière.

En chemin, les yeux rivés sur ce qui ressemblait à un feu de cheminée en suspension dans l’air, s’éméchait leur bravoure. Il faisait un froid dru. À hauteur de tête chacun tenait un fanal lui servant de guide. Au loin, les clins d’œil du phare de Cap-des-Rosiers devenaient de plus en plus obsédants. Sous le porche sculpté de fer forgé, les pèlerins nocturnes stoppèrent. La lumière venait de faiblir. Les arbres laissaient tomber leurs dernières feuilles mortes, recroquevillées. Y régnait un silence à vous étouffer la tête. La lumière disparut.

Et c’est à ce moment qu’ils virent les pierres tombales renversées; des traces sanguinolentes les menèrent vers un cercueil, celui du chanoine : vide.

…à suivre…

mercredi 7 décembre 2005

Le cinquante et unième saut de crapaud

… la suite…

Revenu à Gaspé, l’évêque Granger se retrouva avec un sérieux problème sur les bras. Les cloches sonnaient encore dans sa tête alors qu’il devait prendre une grave décision : que faire avec la dépouille du chanoine Boudreau? Il avait mis entre les mains de son secrétaire, l’abbé Archambeau, en effet celui qui allait devenir le remplaçant du curé décédé, la lourde responsabilité de communiquer avec la famille du défunt.

Très âgé, le curieux chanoine ou le chanoine curieux, c’est un peu la même chose, quittait rarement sa paroisse à l’Anse-au-Griffon. Avec les années, il avait accepté de prêter son aide aux collègues des environs lorsque ceux-ci prenaient des vacances ou devaient s’absenter de leur cure. À la fin, et elle remonte à peu près à il y a cinq ans, plus personne ne le lui demandait étant devenu évident qu’il n’était plus en mesure de le faire.

- Monseigneur, le curé Boudreau n’a aucune famille connue, annonça le futur curé.
- Il doit pourtant bien y avoir quelqu’un quelque part qui ait un lien quelconque avec lui. On remarque combien l’évêque affectionne les tonalités rudes…
- Rien.
- Y a-t-il au moins un testament?
-Ab intestat, répondit le futur jeune nouveau curé, une légère teinte rosacée sur le bout du nez.

C’est à ce moment-là que l’idée de nommer son jeune secrétaire à la cure de l’Anse-au-Griffon germa dans la tête de l’évêque. Il connaissait bien l’homme. Son choix fut grandement influencé par deux raisons : la première relevant du fait qu’il lui apparaissait essentiel qu’une paroisse ne demeure jamais longtemps sans pasteur et la deuxième, il souhaitait voir s’éclaircir cette histoire de cloches sonnant à toute allure lors des funérailles; surtout que le phénomène ne fut entendu que par ceux qui n’habitaient pas les lieux.

Afin de régler le problème de la sépulture du chanoine, le prélat crut de son devoir de lui ouvrir la crypte de l’évêché. Comme aucun parent connu ne lui survivait, qu’aucun testament n’indiquait une route à suivre, là résidait la seule solution. Il prit tout de même la précaution de demander à l’abbé Archambeau de vérifier auprès des marguilliers de la paroisse si des éléments subsidiaires n’allaient pas, un jour ou l’autre, venir contrarier la décision.

Le conseil de la fabrique dut se réunir sous la responsabilité de Léo, car en plus de la mairie il siégeait là aussi. Les autres membres, après consultation, ne purent apporter davantage d’éléments sur les dernières volontés du chanoine tout comme ils ne lui connaissaient de parenté ni proche ni éloignée.

- À moins qu’Angèle en sache plus que nous, lança Émile.

Une servante de curé peut sans doute avoir appris des choses même si, comme pour la confession, il était exigé de celle-ci au-delà de la discrétion, qu’elle ait les yeux fermés et les oreilles bouchées. Et Angèle, c’était reconnu, en donnait plus qu’on en demandait. Il faut savoir qu’elle s’occupait également du bureau de poste, bureau de la malle comme on l’appelle dans ce coin de pays, et que là aussi on en apprend beaucoup sur tous et chacun.

- Ou bien Arthur, renchérit le père Guillemette.

Cela jeta une douche d’eau froide sur l’assemblée. Un à un, les femmes à cette époque ne pouvant assumer le rôle de marguillier, on les reléguait chez les dames de Sainte-Anne, donc, un à un, assis autour de la table en pin au beau milieu de la sacristie, se toisant, on évitait de prendre la parole trop occupés à se gratter le menton ou replacer un faux-pli du pantalon.

La tension ne pouvait être plus palpable. À trancher au couteau mais l’endroit ne s’y prêtait vraiment pas. C’est alors que l’on entendit des pas résonner dans le parvis. Unanimement, toutes les têtes vissées sur la table se tournèrent vers la porte qui s’ouvrit.

- Un drame vient de se produire, annonça Angèle dont le visage, d’habitude impassible, avait pris un coup de fantôme.

Elle leur apprit que le cercueil du chanoine Boudreau avait disparu.

…à suivre…

mardi 6 décembre 2005

Le cinquantième saut de crapaud



… la suite…

Une fois le sous-entendu lâché, Arthur quitta le magasin général et regagna sa maison. Il monta à l’étage s’asseoir sur sa chaise berçante. Elle donnait sur une fenêtre, à l’est. Le soleil à son meilleur. Lui chauffait le dos, le jour, y laissait passer des rayons de lune, la nuit. Il pouvait, des heures et des heures, seul, silencieux, une tasse de thé à la main, écouter les craquements de la structure de sa demeure à partir de la pièce qu’il préférait entre toutes.

Jamais personne n’y était entré. D’ailleurs, le bedeau n’invitait aucune âme qui vive. On ne saurait dire, toutefois, pour les âmes mortes, en autant que l’on accepte qu’une âme puisse mourir. Selon lui, les âmes des défunts prenaient un malin plaisir à s’arrêter chez-lui. En faisait-il une collection, on ne le sait pas? Chose certaine, les insinuations d’Arthur alimentaient la croyance.

Il avait surpris tout le village en n’assistant pas aux funérailles du chanoine Boudreau même si c’est lui qui, trop rapidement selon les dames de Sainte-Anne, avait ouvert les portes de l’église et préparé le nécessaire pour la cérémonie. L’évêque de Gaspé, en grandes pompes funèbres, célébra la messe, accompagné de tout le gratin ecclésiastique régional. Il y avait tellement d’invités que plusieurs paroissiens ne purent trouver un banc disponible. Les chanceux, les acheteurs de places privilégiées, racontèrent par la suite que l’homélie de Monseigneur Granger fut touchant. Les bonnes sœurs de la Charité pleurèrent le départ d’un curé dévoué, disponible sans ménager tous les épithètes inimaginables saluant les mérites de cette âme qui dès lors les regardait du ciel, les aspergeant déjà d’indulgences, pour l’occasion entièrement plénières.

Léo, le maire, lut péniblement une épître. Et pour le reste de la liturgie, on s’en remit à l’abbé-ci et l’abbé-ça. Quelqu’un s’en offusqua? Aucunement.

Sauf qu’une fois rendu à l’offertoire, surprise puis consternation générale, on a le général facile à l’Anse-au-Griffon, les cloches se mirent à se balancer le grelot comme ce n’était pas possible. L’évêque fut décontenancé. Les diacres, sous-diacres et autres soutanes ne comprenaient pas que le bedeau puisse errer à ce point, surtout en une occasion aussi rarissime. Sauf que le bedeau, eh! bien il n’y était pas. Il ne brillait pas par son absence, il se faisait chauffer la couenne bien installé dans sa berceuse, en haut de sa maison, en haut de la côte. Fait encore plus étrange, personne de la paroisse n’entendait le tintamarre des folles envolées du clocher. Le spectacle ahurissant ne semblait être offert qu’aux gens de passage.

L’évêque, replaçant candidement sa mitre et voulant ne pas trop se faire remarquer, de son doigt bagué signifia à un enfant de chœur qu’il souhaitait lui parler. Le jeune, retenant sa trop longue robe d’apparat, évidemment rouge pour la circonstance, se dirigea vers le prélat.

- Mon fils, allez demander au bedeau de cesser immédiatement ce vacarme.
- Mais lequel, Monseigneur?
- Les cloches.
- Mais on ne les entend pas, mon père, dit le jeunot qui ne cessait d’examiner les atours dorés brillant sous l’éclat des cierges allumés.
- Tu n’entends pas que les cloches sonnent à tout rompre?
- Non, Monseigneur.

Et l’enfant de chœur reprit sa place aux pieds de l’autel après avoir bien regardé l’évêque, se demandant si tout allait rondement dans sa tête.

Ça chuchotait à plusieurs endroits de la nef, mais uniquement du côté où s’étaient installés les invités venus de l’extérieur de la paroisse. On se lançait des regards obliques remplis de points d’interrogations. Pendant ce temps-là, le clocher s’exclamait tellement qu’il devait être rouge de rage car les bruits qui en ressortaient, laissaient vraiment à penser que l’hystérie s’était emparée de lui.

Une fois le service achevé, l’évêque Granger, pressé de se départir de tout son attirail vestimentaire de circonstance, négligeant de saluer les paroissiens, s’engouffra dans sa limousine pour disparaître dans une nuée de monoxyde de carbone étouffant les officiels encore sous le choc des cloches, puis d’un départ ressemblant davantage à une fuite.

Au loin, dans le haut d’une maison délabrée, sur le visage d’un Arthur aux yeux fixes et impavides, se traçait un rictus circonflexe…

…à suivre…

lundi 5 décembre 2005

Le quarante-neuvième saut de crapaud

… la suite…

Pour bien saisir le déroulement des choses, il est important de comprendre qui était Arthur. Bedeau, oui, mais principalement un vieux garçon invétéré. Il avait bien essayé, au cours d’une saison printanière et pas plus, de courtiser Clémence, la vieille fille Guillemette, mais cela, en plus de ne pas avoir donné des résultats pouvant laisser croire que les deux célibataires les plus célèbres du village provoqueraient une commotion générale en songeant à se marier, entraîna davantage de moqueries qu’autre chose. Inutile de ramener dans l’actualité tout ce que Constant John avait pu dire sur cette tentative de relation, le deuil n’étant pas encore tout à fait enterré.

Arthur vivait seul dans une maison située tout en haut de la célèbre côte de l’Anse-au-Griffon qui permet, une fois qu’on l’a franchie, d’avoir sur la mer une vue imprenable. Encore aujourd’hui, on dit qu’il s’agit du plus beau point de vue entre Rivière-au-Renard et Gaspé. La maison d’Arthur, pendant longtemps, a fait jaser bien des gens. Probablement parce que son propriétaire ne l’entretenait pas. Il pouvait la rafraîchir de l’extérieur aux dix ans. Nettoyer les fenêtres ne lui venait pas à l’esprit. D’ailleurs les châssis-doubles restaient installés douze mois par année. Il ramonait la cheminée, voilà tout ce qu’Arthur se permettait de faire sur sa résidence dont les écaillures blanches noircies avec le temps s’envolaient au vent. Un vent particulièrement sifflant sur cette hauteur.

Il braconnait. Cela tout le monde le savait parce qu’on sait tout ce qui se passe dans un village à l’esprit grégaire où les habitants vivent collés les uns près des autres. Également, et voilà probablement la provenance de ses revenus, il servait de guide de pêche, du printemps jusqu’à l’automne, où, pour les touristes, il se changeait en guide de chasse. Lorsque l’on guide, il faut pouvoir s’orienter soi-même mais surtout savoir exactement où mener ceux qui nous embauchent. Sa renommée qui outrepassait la côte, rendait les gardiens de la faune vigilants et circonspects.

De plus, le bedeau Arthur servait la messe. Pas celle du dimanche, celle-là il la laissait aux enfants de chœur qui, secrètement, rêvaient du jour où montant en grade, ils pourraient la chanter. Lui, il avait la responsabilité de la messe quotidienne, la non payante. Car le curé Boudreau avait bien vite saisi qu’il ne pouvait pas espérer de ses paroissiens qu’ils s’acquittent de la dîme et qu’en plus, ils remplissent le plateau de la quête lors des offices du matin de semaine.

Le curé et le bedeau s’entendaient bien. Le premier, comptant sur l’entière collaboration du deuxième; celui-ci, le complet silence sur ses activités frôlant l’illégalité. Tous se doutaient bien que le chanoine fermait les yeux sur l’armoire réfrigérée remplie de poisson ou de gibier… selon la saison. Arthur, en contact avec bon nombre de touristes venus des grandes villes, en apprenait beaucoup sur toutes sortes de sujets et refilait les informations à un curé dont la curiosité était légendaire.

Lorsque le curé Boudreau mourut, la nouvelle fouetta de plein front notre bedeau Arthur. Il mit plusieurs mois avant de parler de ce que lui savait. La nomination du « jeune curé » ne modifia en rien dans les affaires de l’église… à part une seule chose. Pourquoi Joachin Archambeau parlait-il constamment de fantôme? Intrigué, Arthur opta pour la stratégie de l’attente. Habile comme pas un à découvrir la cache du poisson et encore plus à dénicher le gibier, il choisit de laisser aller le nouveau venu du presbytère, le surveillant d’un œil aiguisé avant de créer des liens semblables à ceux qu'il entretenait avec le chanoine.

Notre bedeau avait un grand ennemi: le maire Léo. Arthur le détestait ayant constaté rapidement qu’il servait de marionnette au curé Boudreau, respectant à la lettre les ordres de ce dernier mais surtout du fait qu’il était en relation constante avec les autorités aussi bien politiques que policières. Il craignait ce lèche-cul servile dont le rôle était de s’assurer que les lois soient respectées. Également du fait que Léo, pour se protéger, devenait ce délateur dont la crédibilité jamais ne risquait d’être remise en question.

Mais lorsque le « jeune curé » et Léo se mirent, sans aucune retenue, à jouer du fantôme par-ci par-là, Arthur, on ne saura jamais si ce fut pour protéger ses affaires ou lancer de la poussière aux yeux, en plein après-midi et en plein cœur du magasin général, laissa tomber ces mots qui glacèrent d’effroi ceux qui les entendirent en personne et tous les autres à qui on s’était empressé de les répéter.

- Peut-être que le chanoine n’est pas mort de sa belle mort. Je me souviens très bien que les cloches se sont mises à sonner juste avant le souper pour s’arrêter au beau milieu de la nuit. Pas surpris que ce soit l’œuvre du fantôme…


…à suivre…

jeudi 1 décembre 2005

Le quarante-huitième saut de crapaud

Les histoires de fantômes ont, de tout temps, à la fois fasciné et semé l’inquiétude dans l’imaginaire des gens. Les manifestations de leur passage laissent encore des frissons chez certains, de l’incrédulité chez d’autres. Les maisons qui les abritent, deviennent rapidement des lieux maudits. Elles sont isolées, défraîchies et porteuses de mauvais sorts. C’est du moins ce que l’on croit. Des légendes.

Mais un ou des fantômes qui logent dans le clocher d’une église, faisant hurler les carillons aussi bien le jour que la nuit; qui fréquentent les bateaux, faisant tomber l’ancre en des endroits précis, toujours les mêmes; qui déplacent les pierres tombales, y laissant des traces sanguinolentes; qui sèment sur les pas de portes des cadavres sanieux de coyotes… voilà assez pour répandre la terreur dans le village de notre grand-père.

Des fantômes, ces cauchemars basculés dans le réel, il y en eut au moins un à Anse-au-Griffon, voilà de cela plusieurs années. Dire quand il apparût et quand on a cessé d'en parler, c’est renouer avec de telles épouvantes, que personne encore, même aujourd’hui, n’ose déterrer de si désagréables souvenirs.

Ce que l’on sait, ce que l’on se rappelle et il est facile de noter bien des différences dans les racontars de celui-ci ou de celle-là, remonte à l’époque du changement de curé. À la mort du chanoine Boudreau, rappelons qu’il s’agit du curé qui avait découvert la lettre de Constant John et rencontré le pasteur anglican Montgommerey dans le cimetière situé tout juste à mi-chemin entre Anse-au-Griffon et Cap-des-Rosiers, à sa mort donc, on nomma un jeune abbé afin de le remplacer. Fraîchement sorti du Grand Séminaire, Joachin Archambeau ne s’attendait pas à cette nomination. Il l’accepta avec l’obéissance sacerdotale qui était à la base même de sa vocation.

Les ouailles de la paroisse s’aperçurent rapidement que le nouveau curé qui ne réussit jamais à se départir du titre de « jeune curé », manifestait une timidité, mais alors là comme il n’est pas possible de l’imaginer. Son premier sermon fut coupé par tellement de bafouillages, de reprises des mêmes mots, d’hésitations que l’on se mit à dire que le nouveau curé bégayait. Ce n’est pas sans parler des rougeurs mêlées aux sueurs inondant son visage, même en plein hiver.

Il avait aussi la fâcheuse habitude d’utiliser le mot « fantôme » à toutes les sauces. Les fantômes faisaient partie intégrante de sa liturgie. Cela exigeait des efforts manifestes pour comprendre que dans ceux-ci, le jeune curé voyait des esprits méchants rôdant parmi eux, ayant pour mandat de troubler leur âme.

L’abbé Archambeau arrosait tellement ses sermons, ses discours d’esprits maléfiques que la collectivité en arriva à se demander si, de son côté, cela ne l’autorisait pas à publiquement parler du fantôme de l’Anse. Sujet tabou, s’il en fut un.

Quand Léo, le maire du village, dit en public, au magasin général, que plusieurs fois il avait entendu les cloches de l’église se mettent à sonner sans que personne ne les active, eh! bien cette déclaration ouvrit la porte à toutes les autres histoires entourant le fameux fantôme de l’Anse-au-Griffon.

Il y en eut des vertes et des pas mûres. Chacun y allant à fond de train. Si le jeune curé et le maire prennent la permission de parler de fantômes, alors c’est que le sujet est ouvert. Revinrent les pierres tombales renversées, l’ancre tombant en mer au même endroit, toujours, les cadavres de coyotes…

Quelle ne fut pas la surprise lorsqu’Arthur, celui qui avait vu danser les étoiles lors de la célèbre saison où le temps a chaviré, raconta que la mort du chanoine Boudreau ne serait peut-être pas une mort naturelle!

Cela fit le tour du village. Plus vite encore qu’une traînée de poudre dans le vent. Pourtant le médecin s’était bien rendu au chevet du curé pour constater qu’un arrêt cardiaque l’avait terrassé et que rien d’anormal ne fut constaté dans le presbytère où on avait retrouvé le corps inanimé du vieil homme. Angèle, la servante, dernière personne à lui avoir parlé avant sa mort, déclara que celui-ci, après le souper, s’était enfermé dans son bureau comme il en avait l’habitude, pour travailler. Elle jura n’avoir rien entendu d’autre que le bruit d’un corps chutant au sol, s’être rendue auprès de lui, avoir immédiatement appelé le médecin qui arriva à peine une dizaine de minutes plus tard, impuissant à lui venir en aide.

Rien d’anormal, sauf les paroles d’Arthur.

…à suivre…

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