lundi 28 novembre 2005

Le quarante-septième saut de crapaud

Voici trois autres poèmes arrachés à une autre époque…



je t’ai dit


… je t’ai dit
pays…
m’écoutais-tu?

tu m’enfuis…
comme une vague perdue que la mer enveloppe d’épaves vermoulues


je t’en ai voulu…



… je t’avais dit…
payse…
m’écoutes-tu?

tu m’en as voulu…
comme les sons amplectifs du vent déchiquettent les souvenirs disparus


je me suis enfui…



… je te dirai…
paysons…
nous écoutons-nous?

nous oublions de rester… de ne plus nous enfuir
comme une ombre rampante sous les soleils grugés qui, eux, s’en vont


… je t’ai dit...

pays…

je t’ai dit…

pays, pourras-tu?
dans l’inouï de ta fuite
comme chassé par un lointain ennui
garder mes mots
en toi,
ensevelis





on a bâti un avenir


…un avenir à venir

avec des morceaux de vent
coupés dans les épaisseurs du temps


…à partir de nos bras
alourdis des désirs évanouis

nous rejoindre là-bas


on a bâti l’avenir

nos yeux encore pleins
d’espoirs d’horizons


on a bâti cet avenir
comme au coeur des granuleuses rues
se dresse une statue

se rejoindre
sans nous parvenir


trop déjà


sitôt refermés ouvrir les yeux
sonder les tissus intérieurs
tricotés serrés


les cœurs éclatent en un morceau
catapulté aux confins de l’horizon
nourritures des geais bleus



un sourire emmailloté
plisse les avenirs vides de projets
aux commissures de nos incertitudes


marier les âmes,
nouer les doigts gommés d’odeurs imprécises
sur le ventre du destin


nous marcherons
déjà
devant nous
traçant trop de pas
sur la route revenant du soleil


nos désespérances consumées
se transformeront en liquides d'oiseaux
en gaz inconnus
qui trop déjà
nous parfumaient


nous sommes, comme j'étais

vous étiez, comme tu es

ils seront, trop déjà,

comme si nous serions



Il y a quand même un certain plaisir à fouiller dans nos vieux cartons et retrouver de ces mots que l'on risquait d'oublier.

samedi 26 novembre 2005

Le quarante-sixième saut de crapaud

Trois poèmes qui ont un peu d’âge…

voulu


j’ai voulu mettre du Saint-Jean-Port-Joli
sur la vie
baume couleur fleuve
rouge


tu as jeté un regard Trois-Rivières
sur les pistes
veines calcaires
ensanglantées


voulu mettre du parfum Percé
aux souvenirs
se balançant
comme des aurores boréales mauves


as jeté un clin d’œil Fermont
sur l’avenir éloigné
perdu en d’illusoires chemins
que borde une noire maison


mettre la magie des mots Val-d'Or
aux doigts
comme une clef de dentelle
permalloy


jeter quelques syllabes Lévis
assoiffées, ravalées
comme des non-sens
blancs


j’ai voulu mettre à rebours
toutes les vies

tu y as jeté les rues Québec
irisées et translucides






cheval fou


au bout à bout de la vie
arc-boutée
un cheval a traversé

à la rivière des espoirs
avortés
il a plongé

aux larmes séchées
des peurs enfiellées
il s’est humecté

aux yeux ensoleillés
que la misère dévisage
il a plissé le cœur

il fait le tour
de ce que nous n'étions plus
et revient éclabousser nos âmes
de son rire
drapé

il nous regarde
les mains dans le dos
cheval menotté

nous traçons la suite des pistes

et dans quelques hasards mesurés
posons les siennes


le cheval fou
au champ de l’amour
à bout de souffle
court
jusqu’au bord du gouffre invisible
où il a sauté


un amour erre


un amour erre
sur la grève engluée

un amour divague
devant la maison enchâssée
aux lumières de la nuit

un amour traîne
aux déchirantes heures de l’espoir
l’haleine asphaltée d’identiques couleurs

peut-on? mourir
comme une ombre écholalique dans la chaleur usée

peut-on? mourir
comme un amour en marche devant la maison
celui qui attend du désir enfoui
qu’il reprenne son allure
plus espérée qu'inattendue


le désespoir est la sœur nocturne
d’un amour qui erre

de ceux qui marchent
devant des maisons


vendredi 25 novembre 2005

Le quarante-cinquième saut de crapaud

Il est de tradition maintenant, après une histoire, que celle-ci fut exaltante ou un peu triste, de retrouver quelques poèmes, dont la mer est le thème. Voyons ce que des poètes québécois en disent.


LA MER

Nérée Beauchemin, 1850-1931

Loin des grands rochers noirs que baise la marée,
La mer calme, la mer au murmure endormeur,
Au large, tout là-bas, lente s’est retirée,
Et son sanglot d’amour dans l’air du soir se meurt.
La mer fauve, la mer vierge, la mer sauvage,
Au fond de son lit de nacre inviolé
Redescend, pour dormir, loin, bien loin du rivage,
Sous le seul regard pur du doux ciel étoilé.

La mer aime le ciel : c’est pour mieux lui redire,
À l’écart, en secret, son immense tourment,
Que la fauve amoureuse, au large se retire,
Dans son lit de corail, d’ambre et de diamant.

Et la brise n’apporte à la terre jalouse,
Qu’un souffle chuchoteur, vague, délicieux :
L’âme des océans frémit comme une épouse
Sous le chaste baiser des impassibles cieux.


Il y certainement longtemps que vous n’aviez lu de beaux alexandrins? Allons, maintenant, vers Paul Morin qui nous en propose un sonnet, également en alexandrins.


LA MER

Paul Morin, 1889-1963

La somptueuse nef d’or, de chêne et d’émail,
Messagère de deuil ou porteuse de joie,
Dont l’aurique laissait traîner ses glands de soie
Parmi l’algue de pourpre et la fleur de corail,

Ô pêcheur étonné qui hâles ton trémail,
Tu ne la verras plus, sur la mer qui flamboie,
Passer, comme un splendide et lourd oiseau de proie,
Avec un guerrier blond, rêveur au gouvernail;
De monstrueux vaisseaux, empanachés de flamme,
Sans voile frémissante et sans rythmique rame,
Au tumulte marin mêlent leur cri cinglant,

Et sous la moire verte où glissent les carènes,
Creusant dans l’eau mouvante un sillage sanglant,
Des hélices d’acier mutilent les sirènes.


Puisqu’il est difficile d’en retrouver avec une telle facture, on voici un dernier.


FUITE

Alphonse Piché

Sous ses multiples ponts, sa mâture sans toile,
Ma ville est un navire oublié dans un port;
Ses matelots oisifs lorgnent par les sabords
Des songes d’océans, passant chargés de voiles.

Sa coque de béton ignore l’inconnu,
L’immensité des mers, le mystère des îles;
Seule, agite ses flancs ténébreux et stériles,
L’éternelle rumeur des cargaisons sans but.

Ah! que vienne la nuit arracher les amarres!
Que descende le soir s’accouder à la barre!
Vaisseau sans horizon, Ô ma ville! Ô mon cœur!

Donne une onde à sa quille, un astre à sa dérive,
Ô rêve! à son compas, suscite quelque rive!
Qu’un ciel enfin nouveau recueille sa douleur!


Et que nous puissions rêver… encore.










jeudi 24 novembre 2005

Le quarante-quatrième saut de crapaud

...la suite...

Et que contenait cette lettre? Serait-elle, bien malgré la volonté de l’épistolier lui-même, objet d’une controverse, d’une querelle entre les catholiques et les anglicans de la région, ce à quoi la génération de notre grand-père avait, jusqu’à maintenant du moins, échappé? Renfermait-elle un tissu de mensonges auxquels Constant John avait habitué la communauté depuis assez longtemps pour que le titre de parleur sans rien dire lui soit accolé et qu’une indifférence généralisée l’eut suivi? Y avait-il, seulement, un message d’adieu ou une indication sur les motifs de son départ nocturne? Une confession et des excuses? Des regrets, peut-être?
Émile n’avait jamais pris en compte la religion des clients qui fréquentaient son magasin général. C’était là une question intimement personnelle et ne justifiait pas qu’il servit différemment qui que ce soit. Il remarquait bien que tout le mystère entourant le départ impromptu du forgeron alimentait les conversations, certains allant même jusqu’à relever certaines médisances ou certaines calomnies afin d’y donner soit un peu de crédibilité ou du moins, y voir une anguille sous roche ou une pas de fumée sans feu. Cela l’inquiéta. Au point qu’il jugea nécessaire d’en parler avec le curé, envisageant même, si rien n’allait dans le sens de calmer les rumeurs et les suppositions, de se rendre chez le pasteur Montgommerey afin que de son côté, il agisse.
Le curé le reçut poliment. Les relations entre les deux hommes ne dépassaient guère ce niveau de civilité. Émile, en homme sage sachant écouter avant d’agir, ne souhaitait promouvoir que la concorde.
- Émile, la lettre que j’ai lue avec le pasteur est très courte. Elle dit tout simplement que Constant John a quitté la paroisse ne pouvant plus accepter que sa clientèle l’ait déserté en faveur du forgeron de Rivière-au-Renard.
- C’est tout?
- C’est tout ce que je puis dire.
- Vous savez tout le bavassage que l’on répand autour de cette histoire, ça commence à miner la tranquillité du village.
Le curé se campa par la suite dans un mutisme complet. Soit il ne voulait plus rien dire, soit que ce qu’il avait appris dans la lettre relevait du secret de la confession. Pourtant, Constant ne pratiquait plus depuis belle lurette. Mais personne ne savait s’il avait abandonné la religion catholique ou l’anglicane.
Il se résolut donc à se rendre chez le pasteur qui l’accueillit avec beaucoup d’entregent. Il lui offrit de prendre un thé.

- J’attendais quelqu’un du village. Je suis satisfait des démarches que vous entreprenez, monsieur Émile. L’histoire du pauvre Constant John, en plus de faire parler d’elle, se trouve au cœur même de l’existence de nos deux communautés. La coexistence même.
Monsieur Montgommerey se leva, alla vers son bureau, en revint avec à la main une lettre qu’il remit à Émile, l’invitant à en prendre connaissance. Celui-ci, surpris, reçut le document signé des initiales C.J., prit une profonde inspiration avant de la parcourir. Il y était écrit…
Moi, Constant John, maréchal-ferrant sans emploi dû au fait que la clientèle de mon père qu’il tenait de mon grand-père a déserté la forge pour se rendre à Rivière-au-Renard, suis devenu un homme de boisson. Ne pouvant plus me regarder en face, ni même mon reflet dans le miroir du bar où je passe mes journées et mes nuits, moi, à 30 ans bientôt, qui avait trouvé dans le mensonge, la médisance et la calomnie une façon d’être écouté, ai pris la décision irrévocable de partir. De nuit. Après ce court instant aux pieds de la fosse familiale où je laisserai dans le fond de ma dernière bouteille de scotch ce message, je saluerai une dernière fois mes aïeux avant de prendre la forêt, là où tout jeune encore j’ai fait la rencontre des coyotes et me laisserai dévorer par eux. Sachant que cela ne chagrinera personne et que cette mort m’éloignera du cimetière, c’est ici que je dépose la tristesse de ma vie. Je n’ai d’excuses à donner à personne. On n’écoutait pas mes mensonges mais on les entendait. L’imposture nourrit autant que la vérité. La religion en est le meilleur exemple. Nous vivons entre catholiques et anglicans comme dans un mirage, avec l’illusion de l’entente mais tout cela n’est que duperie. La seule vérité qui résistera à ma mort sera la suivante : les anglicans d’ici n’auront été tolérés que par la qualité des services qu’ils rendaient. Mes parents, les forgerons, sont là pour en témoigner. Ils se sont tus toute leur vie. Ainsi, ils ont survécu. Moi, je parlais, disant n’importe quoi, surtout des faussetés, et voilà que par le jugement populaire je suis devenu incompétent, menteur et ivrogne. Ce n’est pas le scotch qui m’aura mené à la mort, mon foie résistant encore, mais la lucidité à voir dans votre foi, l’une comme l’autre, l’artifice de la tromperie. Les coyotes m’attendent alors que je laisse les loups à eux-mêmes.
Le pasteur Montgommerey récupéra la lettre que lui tendait Émile, fustigé par sa lecture.
- Il y a de ces secrets que la mort emporte avec elle et qui toujours peuvent le demeurer.
De retour au village, Émile annonça qu’il organisait pour le lendemain une battue dans la forêt afin de voir si, peut-être, on n’y retrouverait pas des indices de la disparition de Constant John.
FIN

mercredi 23 novembre 2005

Le quarante-troisième saut de crapaud

...la suite...
Notre grand-père ne saurait dire avec précision qui, quand et comment on retrouva cette lettre enfouie dans le fond d’une bouteille de scotch, mais qu’elle ait été retrouvée sur la pierre tombale du père de Constant John, dans le cimetière de l’Anse-au-Griffon, cela lui revenait à la mémoire aussi clairement que la suite des choses.

La disparition du maréchal-ferrant remontait à plus d’une semaine, déjà. Émile se faisait une responsabilité personnelle d’envoyer son livreur tourner autour de la maison vide de Constant John. À chaque fois, il revenait bredouille. C’est à ce moment que le maire Léo prit une décision. Cela ne lui ressemblait pas beaucoup et encore aujourd’hui, dans le village, on croit dur comme fer que les ordres lui seraient parvenus de monsieur le curé. Il se rendit lui-même à Rivière-au-Renard, rencontra l’agent de police et lorsqu’il revint, on lui annonça qu’une lettre, sans doute écrite de la main du forgeron John, plongée dans un flacon de boisson, abandonnée au cimetière puis retrouvée par on ne sait trop qui, avait été déposée sur le balcon du presbytère.

Dire à quel niveau de passion cette histoire de lettre amena la collectivité relève de l’euphémisme. Les querelles entre le curé catholique de la paroisse et le pasteur Montgommerey, le vieux pasteur anglican d’origine écossaise, datent de si loin et risquèrent parfois de dégénérer en luttes ecclésiastiques si intenses qu’en maintes occasions il fallut l’intervention de l’évêque de Gaspé pour régler un contentieux que l’on croyait réglé mais qui au fond, et cela de part et d’autre, s’alimentait à l’arrivée d’un nouveau conflit, parfois banal.

Constant John, écossais de naissance et anglican de croyance, ne pratiquait pas. Tout à fait l’inverse de ses ancêtres qui furent à l’origine de l’implantation d’une communauté religieuse, d’abord mal reçue, s’intégrant tout doucement et finalement acceptée par les catholiques de l’endroit qui ne cessèrent de prétendre qu’en plus d’être les premiers arrivants, ils formaient un groupe majoritaire. Mais le débat le plus dévastateur fut sans aucun doute celui entourant l’érection d’une chapelle anglicane. On avait finalement, avec le temps et surtout à cause de la ténacité des Écossais, consenti à ce qu’elle soit érigée, en autant qu’elle soit située entre deux villages, ceux de l’Anse-au-Griffon et Cap-des-Rosiers. Pas question qu’une paroisse anglicane soit associée à un village. Par la suite, la question du cimetière déchira littéralement les gens de cette époque. C’est par esprit œcuménique et, c’est ce que l’on croit encore aujourd’hui, dû au fait que le pasteur anglican proposa de payer toutes les dépenses encourues pour l’entretien du cimetière, qu’une partie de celui-ci aurait été concédé aux anglicans.

Alors, pourquoi cette fameuse lettre se retrouva-t-elle au balcon catholique du curé et non sur le bureau anglican du pasteur? La curiosité des villageois se porta longtemps sur l’origine du porteur davantage que sur son contenu. Qu’allait faire monsieur le curé avec ce cadeau empoisonné? Certains dirent que cela alimenta la jasette encore plus que le troisième secret de Fatima.

Émile, mis au courant de ce qui assurément allait réenclencher les hostilités, fit les premiers pas. Il décida de rendre visite au curé, lui demander s’il avait déjà lu la missive, et lui suggérer une rencontre au sommet avec le pasteur écossais afin que tous les deux, seuls et sur un terrain neutre, prennent connaissance du message et agissent selon leur conscience. Dans sa grande sagesse, le marchand général insista sur le fait que toute cette histoire puisse demeurer secret de confessionnal, en autant que pour les anglicans cette pratique fut la même.

Les représentations du marchand général acceptées, les deux hommes d’église s’entendirent que la bouteille dans laquelle, croyait-on, se retrouvait la réponse au mystère entourant la disparition de Constant John, eh! bien cette fameuse bouteille serait brisée dans le cimetière commun, tout juste aux pieds du lot de la famille écossaise. Seulement eux participeraient à cette lecture. Ça ne se ferait pas un dimanche, le curé y tenait obstinément et cela lui fut accordé. Le rendez-vous aurait lieu, lundi matin, le lendemain de la fête des morts.

Notre grand-père ne saurait dire avec précision dans quelle atmosphère se tint la rencontre, mais il se rappelle que le temps était au vent et à la pluie. Que les deux prévôts prirent plusieurs instants à arpenter les allées du cimetière. Qu’ils ne se donnèrent pas la main. Que le curé de la paroisse catholique, ayant apporté ladite bouteille, ne jubilait pas de cette prérogative et, une fois arrivé au tombeau des John, dans un geste que si souvent il voulait théâtral, la remit au pasteur Montgommerey et prit une distance symbolique.

Celui-ci, un homme pragmatique et expéditif, cassa tout simplement le flacon, récupéra la feuille qui déjà exhalait une odeur de scotch, feuillet plus qu’autre chose qui avait pris la couleur rouille de l’alcool. Il se retira de quelques pas. Lut. Rien dans sa physionomie ne laissa transparaître une émotion ou quelque autre sentiment. Il remit la missive au curé. Qui la lut. Et quitta immédiatement l’endroit sans salutations, laissant choir le document aux pieds de l’anglican.

- Il existe des mystères dont il aurait mieux fallu qu’ils le demeurent, dit le pasteur, récupérant le papier, se signant et quitta le cimetière.

Au loin, se frayant difficilement un chemin entre les arbres, le cri lugubre d’un coyote glaça un homme qui courbait la tête à une stèle humide.

…à suivre…

mardi 22 novembre 2005

Le quarante-deuxième saut de crapaud

...la suite...
Constant John, désormais, forgeait des histoires. Ayant abandonné son atelier, il dilapidait l’héritage reçu d’une famille dont il serait le dernier : l’ultime John sur la côte gaspésienne. C’est au bar LA CHALOUPE qu’il passait ses journées, étant devenu personne non grata au magasin général. Ses ultimes présences lui permirent de voir qu’on le fuyait comme la peste, qu’on évitait de lui adresser la parole et surtout, on ne l’écoutait plus. À la fin, ses propos risquant de lui attirer plus d’ennuis, Émile, le marchand général, l’avait avisé que pour ses besoins d’épicerie il devrait maintenant lui téléphoner qu’on les lui livrerait directement chez lui.

De mémoire d’homme, jamais on avait connu une telle situation. Signifier l’exil à un des leurs, et surtout par l’entremise d’Émile, si doux mais par qui les problèmes trouvaient rapidement des solutions, cela ne s’était jamais vu.

Constant se retrouvait donc au petit bar dès l’ouverture et y passait toutes ses journées à boire, et boire encore. La serveuse connaissait ses habitudes et savait, lorsque celui-ci tombait dans des états d’ébriété avancée, lui couper sa boisson par une liqueur dont la couleur ressemblait à celle de la bière. Cela le ramenait doucement dans un état plus acceptable et, pour quelques heures du moins, calmait un foie en route directe vers la cirrhose. Mécaniquement installé au bout du comptoir, continuellement accroché au verre qu’il tenait compulsivement tout en le faisant pivoter sur lui-même, notre buveur invétéré parlait au miroir derrière le comptoir lorsque plus personne ne s’intéressait à lui.

- Tu bois trop, John, lui répétait sans cesse Marie-Ange.
- À peine, répondait-il.

Marie-Ange, celle qui adorait se faire appeler waitress, pour éviter qu’il ne s’enlise davantage dans son verre, prenait le temps de s’accouder devant lui et l’écoutait. Un instant. Ainsi, le rythme de sa consommation diminuait et elle pouvait garder un œil sur cet homme dont elle craignait qu’un jour il puisse faire des bêtises. Et ces bêtises, elle ne les souhaitait pas dans son établissement.

On se disait, dans le village, que Constant allait bien devoir arrêter de boire son héritage, le jour où il n’aurait plus rien. C’était ne pas connaître l’étendue de la fortune que les John avaient laissée. Et, semble-t-il, elle frisait plusieurs chiffres.

Il faut être bien malheureux pour arroser d’alcool ses racines intérieures.

Un jour, grand-père situera l’événement en plein cœur d’un automne où les feuilles mortes se piétinaient entre elles tellement le vent les avait arrachées des arbres avec rapidité et une force inhabituelle, Constant John ne se présenta pas au bar. Marie-Ange s’inquiéta et se dit que le temps venait de faire son œuvre, qu’on allait assurément le retrouver, dans sa maison, ivre mort ou tout simplement mort.

Elle crut de son devoir d’avertir quelqu’un. Immédiatement elle songea à Émile. L’appela. Lui signala l’absence de son client dont la ponctualité était exemplaire. Retourna à son comptoir.

Le marchand général fit envoyer son livreur qui frappa à la porte de l’alcoolique sans obtenir de réponse. Il entra. Personne. La malpropreté des lieux lui glaça le sang et, aussitôt, déguerpit faire rapport à son patron. La nouvelle, aussi vite qu’une gorgée de bière avalée par Constant, courut dans la paroisse. Personne ne l’avait vu. En fait, personne ne le voyait plus depuis son expulsion du magasin général et cherchait encore moins à savoir ce qui pouvait bien survenir à celui dont chacun et chacune avaient, à un moment ou à un autre, essuyé les diffamations.

On tenta de reconstituer les derniers moments connus du maréchal-ferrant, pour s’apercevoir qu’ils correspondaient exactement à ses habitudes quotidiennes : entrée et sortie du bar. De cette soirée-là, Marie-Ange ne put dire si un événement spécial se soit déroulé. Il était là, à sa place, tentant de parler à un client puis un autre qui rapidement l’avait chassé de son rayon d’écoute, fixant par la suite son image dans le miroir, buvant encore et avait finalement quitté la place sans avoir négligé le last call. Une fois sorti, Constant entrait dans le mystère.

Sur la route le menant vers chez lui, il n’aurait croisé personne. Selon les dires, les chiens n’ont pas jappé cette nuit-là, signal du passage de l’ivrogne. La nuit était froide, c’est vrai, mais claire avec une lune d’automne dont la rondeur permettait assez de lueur pour que d’instinct, l’homme retrouva son chemin. Rien d’anormal à première vue pouvant expliquer la disparition de celui qui, déjà, s'était évaporé de la vie sociale du village. Il était ce fantôme domestique qu’avec le temps on avait appris à ne plus craindre.

Devait-on aviser les officiers de la sûreté provinciale de cette fugue? C’est ainsi que l’on qualifia, au début, la disparition de Constant. Pourquoi fuir? Avait-il, un court instant, retrouvé ses sens et réalisé la tristesse de sa situation? Serait-il devenu, tout à coup, conscient des torts qu’il avait infligés à trop de gens, et, ne pouvant supporter cette réalité, aurait choisi de quitter l’Anse? La fortune engloutie au fond des bouteilles qu’avidement il asséchait, l’obligeait-il à partir pour tenter de refaire, ailleurs, sa vie? Victime d’une quelconque agression?

Autant d’interrogations suspendues aux lèvres de tous, sans réponses, jusqu’au jour où…

…à suivre…

lundi 21 novembre 2005

Le quarante et uniène saut de crapaud

Combien de fois dans une vie n’avons-nous pas rencontré des gens qui parlent pour ne rien dire ou, pire encore, parlent sans rien dire? Dans le village de notre grand-père, la notoriété publique acquise par le maréchal-ferrant, Constant John, qui exerçait encore un métier qu’avec le temps devenait de plus en plus inutile, lui laissant ainsi du temps pour s’adonner à son hobby favori, celui de se faire aller le clapais, eh! bien cette notoriété, personne ne pourrait vraiment pas la mettre en doute ou la lui ravir.

Son père et son grand-père, pendant des décennies, avaient tenu cet atelier où ils ferraient les chevaux et pouvaient, fort habilement d’ailleurs, exécuter tous les travaux de forge sollicités. Leur renommée dépassait les limites de l’Anse-au-Griffon et sur toute la côte gaspésienne le nom des John étaient le synonyme du travail bien fait. L’endroit fréquenté autant des marins que des agriculteurs avait bonne réputation. Tous appréciaient la rapidité ainsi que la précision de l’ouvrage. Mais, voilà certainement le plus beau fleuron à la couronne de leur établissement, on y retrouvait des travailleurs dont la discrétion devint légendaire.

Lorsque John, à son tour, devint le maître de céans, les choses prirent une autre tournure. Il n’est pas nécessaire de dire à quel point, ici, on craint les perturbations dans les habitudes et les modifications à la routine de la vie. Dans le temps qu’il fallut pour le dire, la boutique du forgeron devint l’antre du commérage, le lieu d’où partaient médisances et calomnies et les travaux de l’ouvrier, des ravaudages.

Le changement fut à ce point subi et brutal qu’au commencement personne n’osa trop lui en tenir rigueur, y voyant là les traits d’un caractère nerveux et tendu. On lui reprochait moins ses placotages que le fait que le travail était bâclé, qu’il tournait les coins ronds. De sorte qu’en peu de temps, John se retrouva avec moins de travail et beaucoup de temps devant lui. Il est vrai qu’un maréchal-ferrant n’avait plus tellement sa place, très peu de chevaux étant utilisés par les cultivateurs, la machinerie facilitait la tâche, encore moins pour les réparations sur les bateaux, les compagnies qui vendaient le matériel fournissant les techniciens pour l’entretenir.

C’est à ce moment, du moins c’est ce que croit notre grand-père, que John se mit à fréquenter le magasin général et assidûment le petit bar, celui que le curé, découragé et inquiet, avait vu s’installer en plein cœur de sa paroisse. Inutile de dire combien d’allusions directes et indirectes avait-il lancées en chaire pour en décourager la fréquentation. Ses insistances auprès des autorités du village d’abord, mais nous connaissons le peu d’envergure du maire Léo, n’ayant pas porté fruit, il tenta par ses contacts à Gaspé de faire mettre la clef dans la porte, argumentant qu’un tel établissement représentait un danger pour ses ouailles. Rien n’y fit. Il dut se résigner. Ce qui, d’ailleurs, ne chagrina pas grand monde, les activités dans le village étaient plutôt rarissimes.

Au début, Constant se retrouvait au magasin général d’Émile à fumer sur le perron lorsque le temps le permettait, saluant tout le monde, se plaignant que l’ouvrage se faisait rare. Selon lui, du moins il se plaisait à le raconter, le forgeron de Rivière-au-Renard avait tellement abaissé ses prix que cela affectait sa clientèle. Il avait si peu de boulot que cela ne valait pas la peine, parfois, d’allumer son fourneau.

Puis, au gré du temps, ses journées se partagèrent en deux : l’avant-midi au magasin général et dès l’ouverture du bar LA CHALOUPE, en après-midi, il y entrait pour en ressortir, la nuit tombée, complètement ivre, ayant de la peine à retrouver son chemin.

Les gens du village remarquèrent assez vite l’état de désoeuvrement dans lequel s’enlisait le maréchal-ferrant et mettaient sur le dos de la boisson toutes ses facéties, la grande responsable de tous les malheurs qui lui arrivaient. Ils avaient toutefois de la difficulté à admettre que même à jeun, Constant racontait, à la tonne, des histoires qui ne tenaient pas debout. Aux médisances et aux calomnies, il ajoutait des ragots sur celui-ci ou celle-là. À la fin, personne n’échappait au fiel de ses paroles souvent vaseuses mais toujours dirigées vers quelqu’un de précis.

- Je suis pas certain que le curé soit aussi catholique qu’il le dit. Son bréviaire est plus souvent fermé qu’autre chose.

- La veuve Grimard va souvent à Gaspé. Pas mal certain qu’elle s’y rend pour des affaires qu’elle ne peut pas faire par ici.

- Il paraît que Léo veut faire de la politique pas mal plus haute que la mairie de l’Anse.

- J’ai vu les jeunes sur la grave en train de vider des bidons d’huile dans le bateau à Carbonneau. Le petit orphelin devait sûrement être pas trop loin.


Il y en aurait à raconter et cela des heures durant. On avait beau dire que cela s'échappait d'une imagination embrouillée par l’alcool, mais, et c’est un peu la force de ceux qui parlent pour ne rien dire ou parlent sans rien dire, ils exercent une immense attraction sur l’auditoire et suscitent, à l’occasion, le doute. Et s’il y avait quelque chose de véridique? On peut bien l’écouter sans l’entendre! Mais le tout prit des proportions insoupçonnées allant jusqu'à secouer la tranquillité notoire du village.

... à suivre...



vendredi 18 novembre 2005

Le quarantième saut de crapaud

Rien de mieux, à la suite de cette histoire, celle des trois M, que des poèmes dont la mer, encore et toujours, nous remet le cœur à flot.

Certains m’ont demandé ce qui est arrivé à certains personnages qui ont, quelques instants, marché dans les sauts du crapaud. Philip et Clémence sont-ils quelque part, ensemble? Marcel et Madeleine? Je vous dirai qu’il n’y a que notre grand-père, celui par qui ces autres vivent, qui continuera parfois malgré lui, accolant d’évanescents souvenirs à des personnages fictifs, à dire les sons et les lumières que la mer projette dans son cœur. Car elle lui parle, la mer. Longtemps absente à ses yeux, maintenant jaseuse de monde et d’événements…. et de géants.


Qui dira que Mallarmé est le maître incontestable de l’hermétisme après avoir lu ce si beau poème?

BRISE MARINE
Stéphane Mallarmé (1842-1898)

La chair est triste, hélas! Et j’ai lu tous les livres.
Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux!
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature!
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots!


Le prochain poète, un grand inconnu, mais qui mérite tant à être lu.


JEAN SANS TERRE ABORDE AU DERNIER PORT
Yvan Goll (1891-1950)

Jean sans terre sur un bateau sans quille
Ayant battu les mers sans horizons
Débarque un jour sans aube au port sans ville
Et frappe à quelque porte sans maison

Il connaît bien cette femme sans figure
Se décoiffant dans un miroir sans tain
Ce lit sans draps ces baisers sans murmure
Et ce facile amour sans lendemain

Il reconnaît ces trirèmes sans rames
Ces bricks sans mâts ces steamers sans vapeur
Ces rues sans bars ces fenêtres sans femmes
Ces nuits sans sommeils et ces docks sans peur

Mais il passe inconnu devant ses frères
Il ne voit point ses jeunes sœurs pâlir
L’herbe ne tremble pas dans le pré de son père
Quelle est cette cité sans souvenir?

Dans le jardin sans arbre aucune grille
Ne l’empêche de cueillir le jet d’eau
Qu’il va offrir à cette triste fille
Qui se pendit pour l’avoir aimé trop

Quel est ce boulevard sans dieux à vendre?
Ce crépuscule sans accouplements?
Ce réverbère étouffé par ses cendres
Cette horloge laissant pourrir le temps?

Alors pourquoi ces jonques ces tartanes
Chargées de fûts sans vin de Christs sans croix
De sacs sans riz de danses sans gitanes
De citrons sans vertu d’aciers sans poids?

Pourquoi ces quais sont-ils sans un navire?
Ces bois sans étincelle ces stocks
Sans douane et ces bars sans délire?
Seule la mer travaille dans les docks!

Quel est ce port où nul bateau n’aborde?
Quel est ce sombre cap sans continent?
Quel est ce phare sans miséricorde?
Quel est ce passager sans châtiment?



Et celui-ci. Pourrait-il avoir été inspiré par Mallarmé?

SANG
Jean Venturini (1921-1940)

Dans mes veines ce n’est pas du sang qui
coule, c’est l’eau, l’eau amère des océans
houleux…

Des bonaces, des jours pleins gonflent
ma poitrine, préludes aux blancs vertiges
des ouragans...

Des poulpes étirent la soie crissante de
leurs doigts et leurs yeux illunés clignotent
par mes yeux…

Des galions pourris d’or, des mâts, des
éperons de fer passent en tumulte dans
des marées énormes…

Tous les anneaux mystiques jetés aux
lagunes adriatiques, je les ai pour les donner
à celles que j’aime…

J’ai des ressacs mugissants dans mes mains
aux heures d’amour…
Et trop souvent j’étreins d’irréelles écumes
blanches qui fuient sous mon désir de chair…


N’est-ce pas là poésie appelante d’images!

mardi 15 novembre 2005

Le trente-neuvième saut de crapaud

…la suite...

Le crevettier du capitaine Carbonneau naviguait allègrement vers les hauts bans. Il venait de quitter Anse-au-Griffon. La mer était d’une douce langueur qu’elle semblait vouloir conserver pour quelques jours. Le soleil s’amusait à aveugler les mouettes, ces grands oiseaux libres qui ne connaissent ni les distances ni les couleurs du temps et suivent, tels des domestiques, les bateaux en route vers l’horizon.

Les ordres du commandant furent brefs, précis et s’adressant à tout son équipage, il souhaitait ne pas devoir revenir sur les lois implacables qu’il avait instaurées à bord de son bateau et que nul, sous aucun prétexte, ne devait transgresser. Sa rigueur était connue et reconnue de tous. Son absence de familiarité avec les membres de l’équipage le rendait distant mais juste. Il avait un plan de pêche et le présenta aux matelots dont les responsabilités étaient claires et nettes. Cela installa une atmosphère de travail sur le crevettier et l’unique objectif qui les réunissait, la pêche.

Marcel, peu habitué à la considération des êtres humains dont il ne s’était approché qu’à l’âge de dix ans et du fait d’avoir continuellement eu à décoder les intentions de son père, sans droit à l’erreur sinon les conséquences physiques et morales lui étaient funestes, se sentit tout à fait en sécurité dans cet environnement militaire. Il savait ce qu’on attendait de lui et répondait avec une ardeur qui n’était pas sans rappeler celui dont personne ne parlait, ne rappelait la mémoire.

Sur LA DOUCE BRISE, Marcel s’isola mais cela n’était que sa manière d’être, de survivre. Le dernier geste vers Madeleine, sur le quai, fut bref. Son premier geste vers la mer fut de remplir ses poumons d’une très profonde respiration, comme s’il s’avançait vers l’inconnu et, à la fois, vers lui-même.

Pendant toute sa courte vie, il entretenait une conversation univoque au plus creux de son âme. Jamais il n’osa parler à Marcelin. Avec sa mère ce fut davantage l’écoute car, très jeune, il apprit que le temps d’absence de son père offrait à celle-ci l’occasion de tout lui montrer, lui expliquer, lui apprendre et cela durant à peine l’espace d’une saison de pêche. Par la suite, c’était le mutisme et la suspicion.

Sa plus intense douleur, celle qui ankylosait les élans de son être, était de ne jamais avoir été confortable dans son corps. Il avait le profond sentiment de vivre dans celui d’un autre. La ressemblance avec son père et malgré le fait que jamais Madeleine ne lui en eut parlé, lui était signalée par tous les enfants du village alors qu’il entra à l’école. Les dérisions bien qu’empreintes d’importantes frousses, le barricadèrent en lui au point que jamais il n’entra en contact avec les enfants de son âge. On le redoutait tout en le provoquant. Il répondait de son regard gris tel un requin pris dans les mailles d’un filet.

Sur le bateau, la même situation lui collait à la peau.

Une nuit durant laquelle, d’abord cachée derrière les nuages, la lune froide réapparaissait sur les flots de la mer, Marcel, à la poupe du navire, sentit monter en lui une vive émotion. Apparurent sur la mer, celle qui parle, celle que l’on doit écouter, charriées par un vent perdu, des sillages perturbés d’ombres et de lumières. Il fixa son attention sur ces vagues que le navire coupait et eut l’impression d’y percevoir comme un drapeau blanc s’étirant langoureusement derrière elles.

- Toi, fils de l’autre, écoute-moi.

Marcel recula, foudroyé par une voix venue de nulle part et qui l’enveloppait.

- Ton père a défié la mer. Elle l’a englouti non par vengeance mais pour lui faire comprendre qu’à ne pas respecter qui elle est, on court un bien grand danger. Il ne la craignait pas. Il ne craignait personne. Tous le craignaient. Mais, toi, fils de l’autre, toi qui lui ressemble tant, il faut que tu saches que la crainte en cache une plus profonde.

Le matelot ne savait pas s’il rêvait ou si, enfin, de ses soliloques lui parvenait une réponse.

- La pire crainte que nous pouvons entretenir, s’appelle nous-même. Il peut nous mener sur des récifs meurtriers. Autant la mer ne connaît pas sa force, autant le nous-même peut parfois ne pas connaître sa furie. Lorsque la mer parle, on doit l’écouter. Lorsque le nous-même parle, tel un bon capitaine, il faut en mesurer les messages, en saisir le véritable sens afin qu’il ne nous guide pas vers des écueils sommeillant en nous et n’attendent que le moment pour nous engloutir. Parfois, de manière intrépide, on se dit que la mer peut être matée. Parfois, de manière frivole, on se dit que le nous-même que d’autres ont aidé à bâtir peuvent l’avoir blessé, abîmé, écorché ou mutilé. Alors on ne l’écoute plus. La vengeance emplit le cœur, trouble le cerveau et, irrémédiablement, le nous-même sème le malheur. En soi et autour de lui.

Marcel, dans le silence de la nuit, à ses paroles marines, porta une extrême attention.

- Ne juge pas ton père. Toute sa vie, son nous-même ainsi que la mer, il ne les aura pas écoutés, ne leur aura pas parlé. Laissant gronder en lui de puissants orages, malgré sa force physique et sa force de capitaine, ceux-ci l’auront englouti. Ne te laisse pas dévorer par les mêmes gouffres. Ils te menaceront, mais tu as, planté au cœur, assez d’amour, assez de géant pour résister à ces frayeurs.

Marcel prit le drapeau blanc que lui avait remis Madeleine et, tel un linceul, le laissa échapper sur la mer.

- Papa, je t’aime.


Fin

lundi 14 novembre 2005

Le trente-huitième saut de crapaud

…la suite...

Les dix années qui suivirent, autant pour Madeleine que pour son fils qu’elle surnommait Mer-Sel car il était sa mer et le sel de sa vie, furent la réplique quotidienne d’un même scénario. Aussi tristes que leur solitude, aussi imprévus que les sautes d’humeur de Marcelin mais combien calmes alors que le père-capitaine les laissait dans la maison blanche pour reprendre l’espace d’une saison de pêche le bateau sans nom.

L’enfant ne connut personne d’autres que ses deux parents et la grave en face de chez lui. Il ne pouvait aller loin étant rappelé par les hurlements de son père ou les chuchotements murmurés de sa mère l’invitant à se faire discret afin d’éviter ce qui trop souvent lui tomba dessus, c’est-à-dire les injures et les coups.

Mais un fait demeurait et qui allait survivre tout au long de la vie de Marcel : il était la copie conforme de son père. Autant le gris de ses yeux que son corps solide sculpté dans du bois de grave. Sa mère voyait en lui l’exacte reproduction physique de Marcelin. Il n’avait de différent que le filet de sa voix. Le tempérament aussi.

Les premières années, s’étant rendu à l’évidence que son fils ne sortirait jamais de ce profond éloignement, qu’il ne verrait rien d’autre que ce coin de terre et ce bout de mer, Madeleine prit en charge de lui apprendre à lire et à écrire utilisant le sable de la grave et la position des étoiles dans le firmament. Elle y mettait une douceur multipliée craignant que dans sa tête d’enfant ne s’y installent les démons qui obstruaient la pensée de son mari.

De son côté, Marcelin ne s’intéressait pas à ce garçon qui fuyait sa présence, évitait son regard et recevait les coups sans pleurer, sans broncher. Il ne savait pas qu’à sa naissance, la mère lui avait montré à taire ses pleurs, à ne jamais laisser voir son malheur et à espérer dans son âme que puisse un jour se pointer les ailes du bonheur.

Dix années entières d’une telle recette perpétuellement resservie, identiquement la même, firent naître en Marcel un profond sentiment d’insensibilité. Il ne savait pas ce qui était beau ou laid, ce qui était bon ou mauvais, tout étant continuellement identique, aucune fantaisie, aucune surprise. Son père ne le frappait pas, c’était qu’il était absent. Son père le frappait, c’est que lui ou sa mère sans trop le savoir lui avait déplu. Coups solides et ensuite le mal disparaissait. Et la vie, du moins le passage des jours et des nuits, des semaines sans père et des semaines avec père, la vie suivait son cours. Mais la mer était là. Devant lui. Parlante et rieuse. Ainsi que les cris des coyotes, que Madeleine craignait autant que les fureurs de son époux.

Puis, à la fin de cette dixième saison de pêche, Marcelin ne rentra pas. Il ne rentrerait plus. Jamais. Le bateau sans nom échoué, son capitaine empalé à son mat, un drapeau blanc lui ceignant le front. C’est Carbonneau qui le trouva. Le ramena à son port d’échouage. Sur le quai de l’Anse-au-Griffon, les têtes baissées n’osaient fixer les restes d’un drame qui allait demeurer à jamais collé dans les mémoires des marins. On s’y attendait. Un jour. Le cadavre fut confié au médecin du village alors que la nouvelle, déjà, se répandait accrochée aux ailes des mouettes voyageuses.

Ce fut Carbonneau qui, annonçant la nouvelle à Madeleine découvrirait l’état lamentable dans lequel elle vivotait ainsi qu’un un fils-sosie planté droit auprès d’elle. Le gris des yeux de l’enfant lui glaça le dos. On ne pouvait imaginer telle ressemblance, une copie conforme.

- Merci Capitaine Carbonneau. Dites au curé que j’irai le rencontrer pour le service funéraire.
- Si je puis t’être d’une quelconque aide, tu me le fais savoir.
- Il s’appelle Marcel, dit spontanément Madeleine voyant que le marin fixait son fils avec des yeux remplis d’étonnement.

Déjà Marcel avait fui vers la grave. Son chien amaigri le suivait en boitillant. Il ne saisissait pas le sens de cette nouvelle, le sens de la mort, car la vie même n’en avait pas. Il fixait du plus loin qu’il pouvait les mouvements de la mer, celle qui lui parlait si étrangement, celle dont sa mère lui disait qu’elle pouvait lui parler et n’entendait rien d’autre que les roulis familiers perçus de jour en jour.

Madeleine vint le rejoindre. Elle posa les mains sur ses épaules et pour une des rares fois de son existence, déposa dans ses cheveux un long baiser.

- Lorsque la mer avale ses marins, elle les garde en elle. Il est impossible de les retrouver, car jalousement elle les retient dans son ventre. Il y a on ne sait trop combien de capitaines, de matelots ou de simples navigateurs au creux de la mer. Ils ont péri chacun à leur manière, chacun de la façon dont ils l’ont servie ou tenté de l’asservir. On ne dompte pas cette grande échevelée. Elle est trop forte, trop puissante. Dis-toi, Mer-sel, que celui qui meurt en mer ne revient pas.

Sans parler, Marcel semblait lui dire qu’il en était tout autrement pour son père. Madeleine le perçut et lui dit :

- Si elle a fait une exception pour ton père, c’est pour une seule raison. Il ne l’a jamais écoutée. Il faut écouter la mer lorsqu’elle nous parle car elle s’attend à ce qu’on lui réponde.

Il s’enfuit vers la maison blanche où plus jamais un bateau sans nom, un bateau sans parole ne s’échouerait.

…à suivre…

samedi 12 novembre 2005

Le trente-septième saut de crapaud

…la suite...

- Comme j’aimerais que Clémence soit encore dans les parages, se disait Madeleine assise sur une petite chaise, scrutant dans les eaux de la mer qui bougeaient langoureusement devant elle, se demandant anxieusement si les heures qu’elle passait seule dans la maison de son mari avaient encore de l’avenir.

Elle voulait accrocher le temps sur une ligne interminable, consciente qu’au retour de Marcelin sa vie allait redevenir un tissu ininterrompu d’horreurs et de souffrances. Son ventre enflait tout comme sa peur. Comment allait-elle pouvoir supporter les coups devenus de plus en plus fréquents au moment de son départ et qui, désormais, en frapperaient deux : la femme et l’enfant qu’elle portait?

Le matin de l’arrivée des marins, en cette fin de juin torride, fut marqué comme la tradition le voulait par une envolée de cloches à l’église. Pour certains, cet heureux événement ouvrait la porte à des retrouvailles émouvantes, des histoires de pêche et pour une autre, représentait le tocsin.

Marcelin entra et remarqua immédiatement la situation nouvelle dans laquelle se retrouvait son épouse. Il allait être père. Durant quelques jours, Madeleine vécut des instants d’un calme qu’elle n’avait jamais connus auparavant. Cela annonçait-il le début d’une nouvelle vie? Devait-elle s’enquérir des heures en mer que son mari avait connues? Continuellement sur le qui-vive, évitant tout sujet ou toute conversation pouvant bien malgré elle provoquer l’ire de son homme, elle résolut de se terrer dans un mutisme prudent. Il le lui reprocha. Mille et une questions tournant toujours autour du même sujet, avait-elle eu de la visite? ses parents étaient-ils venus? connaissait-on son état dans le village? avait-elle fait des changements dans sa maison?, pour toutes ses interrogations il ne voulait pas de réponses, l’attitude de sa femme lui suffisait.

L’épouse de plus en plus soumise et domptée n’espérait qu’une chose, ne rien dire, ne rien faire pouvant allumer la rage et la furie de cet homme renfrogné passant ses journées dans le bois ou alentour de la maison à repeindre son bateau sans nom. Une ambiance de méfiance succédait à de très longues périodes au cours desquelles ni l’une ni l’autre ne s’adressaient la parole. Le bruit des vagues, les mugissements du vent et les hurlements des coyotes rappelaient amèrement que leur solitude devenue de l’isolement allait durer jusqu’à la prochaine saison de pêche.

Juillet ne changea rien à la situation.

Aux aoûtements, les contractions annoncèrent la venue de l’enfant. Madeleine savait qu’elle aurait à accoucher seule. Cela ne la préoccupait pas outre mesure, mais allait-elle pouvoir faire baptiser celui ou celle qui bientôt lui permettrait de penser à autre chose que sa misère et l’obligerait à s’armer de défenses afin de lui éviter les affres d’un père colérique et violent?

Marcel naquit de nuit. Elle souffrit dans le plus complet et le plus entier secret. Au matin, à la fenêtre de la cuisine, fatiguée, épuisée, elle allaitait ce garçon dont elle ne savait pas si elle devait l’appeler mon fils… son fils… ou notre fils, mais par l’énergie féroce que cette présence lui donnait, dans toute la subtilité de la communication d’une mère à son enfant, elle l’avait invité à ne pas pleurer, ne pas manifester quoi que ce soit qui puisse faire rugir l’impétueuse bête humaine fragilement déchaînable qu’était son géniteur.

- C’est quoi? demanda Marcelin, les deux mains dans les poches et déjà près à quitter la maison.
- Un garçon.
- Tu vas l’appeler Marcel.

À deux pas de la porte, la question timide de son épouse le fit s’arrêter et répondre avec une telle fureur dans la voix que Madeleine, dans un réflexe protecteur, plaqua son fils contre elle.

- Pas question de baptême. Assez clair?
- Je te prépare à déjeuner.

Il ne prit pas le temps de répondre et, claquant la porte, sortit de la maison dans une rage qui, pour une rare fois, ne fut pas dirigée contre elle mais plutôt sur le chien qui se retrouva au bas des marches, piteux.

Madeleine savait que si elle tentait par quelque moyen que ce soit d’aviser ses parents de la naissance de l’enfant, elle aurait à en subir les contrecoups. Combien de temps allait-il se passer avant qu’à son tour il soit frappé? Que serait leur vie maintenant? Que pouvait-elle encore oser espérer? Réussirait-elle à faire survivre un enfant dans ce climat malsain?

- Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je te baptise. Tu porteras le nom de Marcel, comme ton père le veut. Je te souhaite longue vie.

Elle le prit dans ses bras. Le mena à la fenêtre pour lui présenter la mer. Et dans le plus vaste dénuement, Madeleine lui noua un drapeau blanc autour du corps.

- Tu es et tu seras mon éternel appel à l’aide.

Marcel s’endormit.
...à suivre...


vendredi 11 novembre 2005

Le trente-sixième saut de crapaud

…la suite...

La maison blanche, sise à quelques pas de la grave et à plusieurs du village, fut montée rapidement. Marcelin, avec l’acharnement que tous lui connaissaient et sans l’aide de personne, refusa froidement le coup de main de son père. Ce serait sa maison, celle qu’il avait dessinée dans sa tête et la réaliserait en un temps record afin de pouvoir y installer sa Madeleine, témoin silencieuse d’un ouvrage qu’elle jugeait de loin et devait, aux dires de son mari, apprécier les mérites avant l’automne.

Ils s’y installèrent un peu avant les grandes marées d’août. Rien de particulier ne fut organisé pour célébrer l’entrée du couple. Au fil des années, Marcelin avait construit les meubles de ses propres mains et là, il achevait de défricher la route amenant Madeleine dans ce qui allait devenir son enfer.

Dire que cet homme était craint par tous les habitants du village ne relève pas de la légende. On connaissait ses talents de pêcheur mais on ne retenait que le peu de respect qu’il vouait aux traditions séculaires entourant la pratique autant commerciale que récréative de la pêche. Pour lui, c’était un gagne-pain mais surtout une chasse aux poissons qu’il s’obligeait à remporter peu importait le prix à payer, les règles à suivre et les précautions à prendre. Il se moquait allègrement des prévisions ou des prédictions, se fiant uniquement à son instinct de prédateur. Faire équipe c’était partager, cela n’entrait pas dans sa conception de la vie.

Madeleine entra dans la maison de son mari. Un soir, revenant de bûcher le bois de l’hiver, Marcelin fit une colère noire. Ayant aperçu aux fenêtres de petites étoffes carrelées rouges et blancs, il les arracha, les piétina devant elle, lui ordonnant de ne plus jamais toucher à quoi que ce soit dans sa maison sans lui en avoir parlé. Elle n’eut pas le temps d’esquiver la gifle qui suivit l’avertissement, se retrouvant par terre, humiliée et la bouche ensanglantée. Derrière le rideau de larmes qui bruissait dans ses yeux, c’est un homme au regard de requin qu’elle vit. Déjà, elle apprenait que le silence serait son lot et la prudence son alliée.

- Que je ne te vois plus jamais toucher à autre chose dans ma maison, sinon …

La menace était claire, précise, ne lui laissant d’autre choix qu’une aveugle obéissance. Dans l’aquarium paisible où elle croyait s’être plongée, le requin nageait, yeux froids sur elle, la guettant, la traquant continuellement, lui présentant une mâchoire inquiétante.

Elle ne faisait jamais rien de convenable au goût de son mari. La réponse à toute parole ou geste qu’elle risquait, lui parvenait avec la même férocité, la même brutalité. De sorte qu’en très peu de temps, elle fut littéralement coupée de sa famille et de la communauté. On se doutait des traitements subis par la jeune épouse, mais personne n’osait défier Marcelin de crainte que la situation n’empire. Les parents des deux familles ne se parlaient plus, évitant ainsi un sujet dont l’horreur ne faisait plus de doute. Même le curé, recevant de chacun et chacune des allusions parfois feutrées mais allant toutes dans la même direction, jugea plus confortable d’attendre que la principale intéressée ne se manifesta. Ce qu’elle ne put faire car il lui était désormais formellement interdit de sortir de la maison blanche, de fréquenter qui que ce soit et même d’y inviter ses parents.

L’été et d’automne filèrent cette année-là plus lentement qu’à l’accoutumée. Dans le malheur et la souffrance, le temps a la mauvaise habitude de ralentir paresseusement. Les journées de Madeleine lui courbaient les épaules, les nuits l’épouvantaient. Comme gestes d’amour, elle ne connut que les viols répétés d’un homme qui semait en elle l’épouvante et la répulsion. Dans la noirceur de cette maison blanche régnait une atmosphère de lourdeur pesant de plus en plus sur une Madeleine désillusionnée et affreusement mutilée au cœur et à l’âme.

Combien de prières fit-elle pour que son souhait de ne pas tomber enceinte soit exaucé? On ne l’entendit pas. Ses cris et ses déchirements provenaient de trop loin pour qu’aucune oreille même attentive ne reçoive ses appels désespérés. Et c’est une femme engrossée qui vit partir pour la mer un homme qui sema autour de son antre un tel climat de terreur évitant ainsi qu’en son absence on s’y approche. Il n’avait pas besoin de beaucoup parler pour que s’éloigne l’idée de s’y aventurer. Marcelin avait bâti une maison blanche, y avait cadenassé Madeleine et entouré leur isolement mystérieux d’une telle intimidation, que cette maison était devenue un lieu maudit.

C’est à cette époque que l’imprudent capitaine fit la rencontre de Carbonneau, nouvellement arrivé à l’Anse-au-Griffon, et lui suggéra de se lancer dans la crevette. Pendant quelques jours, les deux bateaux, LA DOUCE BRISE et le sans nom, voguèrent côte à côte, lancèrent leurs filets dans des baies que seul Marcelin connaissait et fréquentait les mêmes ports. Le jeune Carbonneau apprit beaucoup de ce fougueux pêcheur mais ne sut rien de sa vie personnelle. Il y avait là rien à dire, lui répétait un Marcelin qui ne se doutait pas qu’à son retour, sa femme offrirait un corps que la grossesse déjà modifiait.

Cette deuxième saison de pêche et de mariage fut celle où Madeleine cessa d’attendre, tenta de s’arracher à une peur maligne l’enfermant et caressait son ventre où la vie tristement s’agrippait.
...à suivre...

mercredi 9 novembre 2005

Le trente-cinquième saut de crapaud

…la suite...

Comment la mer put-elle, en si peu de temps, changer un homme à ce point? Selon toutes les apparences, il était le même. Fier, décidé et entier ce Marcelin, capitaine réquisitionnant un bateau séculaire, radoubé tous les étés par un père ayant connu trop peu de saisons maritimes avant de consacrer les autres à sa famille et à sa communauté. Un Blanchard dans toute la force du mot, né au beau milieu de la période de pêche, intensément accroché aux lèvres de celui qui racontait si bien les beautés et les cruautés de celle qui les nourrit si peu longtemps. Tout jeune encore, on voyait le tracé de sa destiné clairement inscrit dans le gris perle de ses yeux. Il n’y aurait que la mer. Elle serait son rêve, son gagne-pain et sa mort. Pas assez peureux, disait-on de lui. Hasardeux, lançaient les plus téméraires.

Il avait tout appris de ce père, capitaine déchu, qui souffrit atrocement lorsque son épouse l’obligea à choisir entre elle et son amante, celle pour qui son cœur et son âme battaient. Tout le reste de sa vie, ayant accepté de larguer les amarres pour accoster définitivement sur une terre aride et improductive, il aura le regard perdu vers la première vague, celle qui pousse les autres à venir échouer sur la grave dans des silences tonitruants.

Marcelin, le fils premier, n’allait pas suivre la route du père. Il s’était juré, très jeune encore, de ne jamais piétiner sur du solide. Et c’est toute la colère refoulée d’un homme qu’il sentait humilié que ce fils investirait sur un bateau en friche derrière le hangar, là où son père l’avait remisé et, d’un été à l’autre, passait des heures à caresser. Il n’avait pas quinze ans que déjà il achevait de le repeindre, plusieurs couches appliquées sur les lettres nommant la barge : LE DRAPEAU BLANC. Le sien n’aurait pas de nom. Comme celui des pirates.

Lorsqu’il décida de partir pour la pêche, Marcelin soufflait sur les cendres d’une famille taisant depuis toujours le drame du père et, dans l’inconscient qui entoure souvent les secrets du sang, jetait furieusement les jalons de la discorde et du malheur. Ainsi que ses parents, ses frères et sœurs ne se présentèrent pas à la cérémonie de la bénédiction du curé à quelques heures du grand départ. Il faisait froid ce jour-là et le cœur de certains leur gelait l’intérieur.

Sa renommée de capitaine téméraire mais hardi, de marin habile mais colérique lui colla à la peau dès les premières sorties. Il ne respectait que son instinct de prédateur. Tous les matelots qui firent la pêche avec lui rapportaient d’incroyables histoires. Tous, les années suivantes déclinaient ses offres de repartir sur son bateau sans nom. De sorte qu’il travaillait seul, dans des eaux tumultueuses, celles qu’il recherchait, et rapportait des prises de belle qualité.

Lorsque la saison prenait fin, il partait vers la forêt, bucheron infatigable. C’est à peine quelques semaines par année que Marcelin restait à l’Anse-au-Griffon, tout entier occupé à son bateau. Il rencontra Madeleine, la si douce Madeleine, à l’occasion du mariage de la fille d’Émile, le marchand général. Leurs amourailles, comme le disaient les vieux, entrecoupées d’eau saline et de bois, durèrent moins d'une année. C’est à la veille du départ en mer qu’il l’épousa, promettant à son retour de lui construire maison et famille.

Elle aimait chez cet homme sa grande détermination, son inébranlable volonté à accomplir les projets qui lui tenaient à cœur et principalement son ardeur inouïe à tout faire bien et souvent mieux que les autres. Ses ambitions, elle souhaitait les faire siennes. Elle accepta de partager sa vie à un homme, qui parlait peu il est vrai, mais lui semblait fiable. Dans le village, on ne lui attribuait d’autres défauts que sa témérité mais puisqu’il revenait continuellement de la mer et du bois, les bras chargés, personne ne lui en tenait rigueur. Et il partit avec les autres, seul toutefois, sur son bateau anonyme fraîchement repeint, au lendemain d’un mariage sans noces.

Il fut parmi les premiers à revenir. Au stock de morues il avait ajouté, brisant une des plus élémentaires conventions de la pêche, quelques saumons d’une grosseur impressionnante. Sachant qu’on allait les lui acheter sans rechigner, il ne tenait pas compte des malicieux regards qu’on lui adressait sur le quai. La mer était là, ouverte et généreuse à celui qui savait y puiser des richesses. Qu’un se spécialise dans le homard, l’autre dans la morue, un troisième dans le saumon, que les territoires sans être délimités fussent selon une règle non écrite, respectés par tout un chacun, cela, Marcelin n’en tenait pas compte. Il pêchait, un point c’est tout.

Madeleine le reçut, debout et droite sur le perron de la maison de ses parents. Sa première attente de femme de marin lui fut pénible. Son angoisse s’éteint lorsqu’il la prit dans ses bras. Les premiers mots qu’il lui adressa, furent :

- Je commence demain à construire ma maison. Tu resteras ici jusqu’à ce qu’elle soit habitable.

Il repartit. Sans l’embrasser. Sans l’emplir de ses bras desquels l’odeur du poisson et de la mer s’exhalaient.

Du plus profond de son cœur, Madeleine ressentit que cet homme au teint halé, à l’haleine maritime et au regard gris, que cet homme n’était plus le même. Le suivant des yeux alors qu’il se dirigeait vers la demeure des Blanchard, une brise froide l’enveloppa.

…à suivre…




mardi 8 novembre 2005

Le trente-quatrième saut de crapaud

… la suite...

On serait porté à s’attendre, lorsque des bateaux partent en mer, à des histoires de tempêtes, d’avaries permettant à des gens ordinaires de se défier eux-mêmes, combattant jours et nuits sans aucune accalmie les éléments de la nature, des poissons monstrueusement gigantesques à la Moby Dick, à la Jaws…

On serait porté à s’attendre à des expériences personnelles, à des initiations humaines, à des révélations sur les capacités enfouies au plus profond de soi, laissant poindre des forces insoupçonnées nous transformant en légendes vivantes…

On serait porté à s’attendre à des chavirements de l’âme et de l’esprit épuisés par la solitude maritime et des jours sans fin sous un soleil torride, par des nuits que la lune projette vers des hallucinations fantomatiques, à des comportements inimaginables que seule la mer peut engendrer et transporter par la suite à des oreilles incrédules…

La solitude du capitaine et son immanquable isolement menant aux mutineries. La folie du roulis amenant l’homme à tomber dans les bras de la sirène. La diminution des vivres, le rationnement de l’eau, l’excès de sel aux lèvres asséchant les valeurs humaines. La perte de la réalité se confondant à l’immensité incommensurable de la mer rejoignant puis s’égarant dans l’horizon. L’appât du gain facile piratant les vertus mieux ancrées.

Et l’attente. Celle des femmes de marins, une bougie allumée à la fenêtre, scrutant en vain le quai vide et mouillé, tricotant leurs peines à même les journées interminables et les nuits stériles. Celle des marins, harpon transperçant leurs mains gercées, rêvant de pêche miraculeuse, de retour triomphal et de quiétude sur des planchers solides et immuables.

Tout cela ne sera pas dans l’histoire de Marcel.

Tout cela ne sera pas dans l’histoire de Madeleine.

Rien de cela ne se passera sur LA DOUCE BRISE voguant vers des îles perdues où la crevette lui a donné rendez-vous. Non plus dans la maison devenue froide de Madeleine qui opta, au départ de son fils, pour ne pas l’attendre. Ne pas attendre n’est pas désespérer. Elle avait mis tant et tant d’heures, de semaines, rivée à la fenêtre de sa maison, fixant la couleur de la mer, l’odeur du goémon, la vélocité des vents et les racontars de magasin général pour savoir, maintenant que la mer avait englouti son mari marin et portait, aujourd’hui, son fils à elle, le fils de celui-ci, pour ne plus attendre. Ce souffrant ennemi aux implacables desseins. Son quotidien en avait été tellement infecté qu’elle avait résolument opté pour l’espoir. Pour l’espérance.

Lorsque Carbonneau, à la fin d’un hiver particulièrement mélancolique, lui avait demandé si son fils, le fils de l’autre, celui dont personne ne citait le nom, avait l’âge pour la mer, elle s’y attendait sans l’espérer. Lui avait répondu que Marcel, fils de Marcelin et de Madeleine, Blanchard de nom, serait d’âge le jour où il pourrait la dévisager sans peur. Son cœur de mère venait d’abandonner. Le fils partirait. Au printemps. Lorsque le sel marin goûterait le poisson.

Elle lui en parla avec les mots de celle qui navigue dans des eaux tumultueuses.

- Le capitaine Carbonneau te voudrait sur son bateau.

Marcel, la regarda, lui sourit et dit :

- Est-ce lui ou la mer qui m’appelle?
- Tu es le seul à pouvoir répondre à cette question.

Madeleine se mit à l’ouvrage. Un tricot de laine, couleur marine. Des pantalons chauds. Une tuque serrée. Et principalement, elle tissa dans son cœur une solide assurance, de celle que l’on ne peut se procurer ailleurs que dans les souvenirs et la nostalgie.

Depuis la disparition brutale et prévisible de ce téméraire Marcelin, survenue il y avait de cela maintenant près de dix ans, cette femme solide comme les nuages, frêle comme le vent d’ouest, lui avait creusé à l’intérieur de sa mélancolie un fragile tombeau enterré au mitan de son âme. Quotidiennement alimentés, les souvenirs conservés, elle ne les partageait pas avec son fils, de crainte qu’en les remuant ils lui insufflent de semblables besoins. La poussière et les cendres sur la mer peuvent-elles prendre l’eau?

Son mariage avec ce fils de la marée, cet imprudent passionné de Poseïdon, elle l’avait souhaité du plus ardent d’elle-même. Il eut lieu à quelques heures de son départ pour la pêche et les noces, plusieurs semaines après. Déjà, comme le faisaient ces femmes maritimes, Madeleine changea la bougie s’éteignant à sa fenêtre, déplaçait le petit drapeau ceinturant l’arbre, le seul, droit devant chez elle, chez eux maintenant, petit drapeau pointant vers celui qu’il avait accroché à son mât. Malgré les avertissements et les considérations de tous, il le choisit blanc. Ouate flottant dans la brume.

Et elle se mit à attendre. Attendre l’attente. Puis, il revint.

… à suivre…

lundi 7 novembre 2005

Le trente-troisième saut de crapaud

Dans le village, lorsque pointait un drapeau, tous et chacun y décodaient un message à partir de ce code installé depuis longtemps, mais qui ne faisait pas unanimité. La couleur importait. Le blanc, parmi toutes, semait la terreur. Plusieurs marins contestaient le drapeau blanc comme représentant du danger ou d’un appel à l’aide. Ils argumentaient que ce n’était pas une couleur, qu’en se confondant au brouillard, le blanc risquait d’être inaperçu de la mer ou pire, confondu avec les oiseaux ou les nuages. Mais on s’entêtait à placer le drapeau blanc lorsque des problèmes surgissaient, même sur la rive.

Il y avait bien les drapeaux rouges pour les travaux publics; les bleus, pour les fêtes religieuses; les verts, annonçant l’arrivée de la poste; les noirs, drapant le corbillard et accrochés aux arbres du cimetière, parlaient du départ d’un des leurs. Mais le blanc demeurait au cœur même des discussions. Jusqu’au jour où…

Nous étions à l’époque, peu lointaine encore, où les marins, quittant le quai de l’Anse-au-Griffon en direction des Îles-de-la-Madeleine, se réunissaient sur le porche de l’église afin d’y recevoir la bénédiction du curé. Tout le village s’y retrouvait, échangeant les dernières prévisions météorologiques, les plus récentes nouvelles sur les bancs de morue et surtout, d’une oreille distraite mais quand même intéressée, on écouterait ce que les plus vieux du village allaient prédire sur la saison des filets. Les femmes et les enfants savaient qu’on entrait dans une période à la fois essentielle mais difficile.

Le sermon du curé était toujours le même : prions et espérons. Celui des marins aguerris : partons la mer est belle. Ce moment n’en finissait plus pour les anxieux de partir et, chez ceux et celles qui allaient demeurer là à attendre, on voulait l’étirer.

Une tradition voulait qu’au départ des barques, le marin qui ne partirait plus à cause de l’âge ou tout autre raison, remettait à chacun des capitaines, un drapeau blanc. Cette cérémonie se voulait courte et jetait sur l’assemblée une lame de silence que briseraient les plus jeunes matelots impatients de prendre enfin la mer.

Ce jour-là, montait sur le bateau du capitaine Carbonneau, LA DOUCE BRISE, le fils unique de Madeleine, veuve depuis plusieurs années déjà d’un marin intrépide qui périt en mer, un drapeau blanc noué à son front. Raconter son histoire relevait du tabou dans le village. Ou de l’interdit. De toute façon personne ne souhaitait faire rejaillir cette macabre aventure. Sauf qu’aujourd’hui, avec le départ du fils de Marcelin Blanchard, dont la témérité n’avait d’égale que son génie de la pêche, des souvenirs s’emmêlaient au mât de ce magnifique crevettier d’une blancheur incomparable. De la ouate dans la brume.

Madeleine enserrait son fils âgé d’à peine vingt ans. Aucune parole ne franchissait ses lèvres gercées de douleur et les larmes lui coulant des yeux se retrouvaient sur la laine tricotée marine sur laquelle elle avait ouvragé durant l’hiver. Lui, de ses yeux gris, la remercia et sortit de sa poche un tissu blanc, beaucoup moins immaculé que la peinture fraîche du bateau sur lequel il allait passer les prochaines semaines.

Carbonneau ne s’intéressait pas à la morue. Il avait trouvé un filon unique lui permettant de vendre la crevette qu’il pêcherait dans les eaux troubles à l’est du golfe. Il connaissait les risques, les périls même d’une telle pêche, mais il misait sur le fait d’être le seul à courir après la crevette. Son voyage allait s’étendre sur au moins dix semaines avec des arrêts à quatre ports différents là où il pourrait décharger sa prise avant de reprendre le large. Son équipage se composait d’un assistant capitaine dont la charge principale était de prendre le relais la nuit, Carbonneau pêchant sans arrêt vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De six matelots, dont cinq étaient des habitués à bord de LA DOUCE BRISE. Le sixième, Marcel, en serait à son baptême de la mer.

Sur son crevettier, le capitaine ne supportait aucune facétie, aucune frasque et surtout, détestait toute discussion pouvant mener à la mutinerie. Il en savait trop sur les effets des vents marins, principalement pour les oreilles, pour permettre quoi que ce soit pouvant enkyster l’atmosphère. On était ici pour la pêche. Point final.

Le capitaine Carbonneau avait proposé à Marcel de le prendre avec lui, pour une seule raison. Il avait connu son père. En fait, c’est cet homme au tempérant prompt qui l’avait conseillé à opter pour la pêche à la crevette, prédisant un avenir meilleur que celui de la morue qui, un jour, du moins c’est ce qu’il prévoyait, serait tellement pêchée que cela occasionnerait une pénurie et une baisse importante du prix. Il se sentait donc recevable, de plus qu’il lui vouait une quasi vénération pour ses talents de marin aux techniques inhabituelles, son sens aigu à lire les eaux et y dénicher le poisson, lui tendant des pièges dans lesquels il tombait comme un amateur. Il se disait : tel père, tel fils. C’était du moins le pari qu’il tenait.

Ce ne fut donc pas Madeleine qui fit les premiers pas vers le capitaine Carbonneau, ni Marcel. Et, sur le quai, alors que déjà plusieurs bateaux disparaissaient au loin, la mère quitta son fils, se faisant cette promesse.

- Je ne veux pas, de maintenant jusqu’à son retour, penser à lui. Le drapeau blanc qu’aujourd’hui je place entre nous deux, flottera jour et nuit et attendra. Attendre, c’est le pire ennemi.
...à suivre...

vendredi 4 novembre 2005

Le trente-deuxième saut de crapaud


Il y a deux mois, déjà, au matin de la fête du travail, j’entreprenais ce blogue portant le titre LE CRAPAUD GÉANT DU PARC FORILLON. Deux mois plus tard, trois jours après la fête des morts, je me propose d’en faire le bilan. Une sorte d’inventaire permettant de rajuster le saut ou encore un moment d’arrêt qui situerait dans le temps l’espace entre ici, maintenant et cet il y a deux mois.

Je le voulais, ce blogue, éclectique. Il le fut. Continuera de l’être. De ces histoires débutant par Il était une fois… racontées par ce grand-père marcheur sur une grave gaspésienne, issues de ces deux semaines étalées sur un peu plus d’un mois entre juillet et août dernier (lui) m’auront permis de recueillir là-bas des odeurs, des couleurs à nulle autre pareille. Dire que j’aurais pu les écrire directement de là, de ce Cap-des-Rosiers dont le phare aux yeux clairs projette de sa hauteur orgueilleuse des sillons de lumière sur une mer qui n’en est pas une mais qui en est une, de cette Anse-au-Griffon où la maison saumonée en plus d’avoir conquis mon cœur continue toujours de me hanter comme une sirène, dans cette Gaspésie maritime oui, éloignée, soit, mais de cette Gaspésie gardienne de la mer, courageuse et accueilleuse… La Gaspésie, écrin fragile d’un monde à continuer!

Ce crapaud, celui qui m’aura permis de définir et d’approfondir ce qui reste à continuer, les bris de silence. Un bris de silence, c’est un moment unique, à ne pas perdre, un instant où le cours des choses s’estompe car lui est soumis un temps de rêve, de réflexion, de méditation, temps venu d’on ne sait où et qui permet cet arrêt sur et autour de soi. Une inspiration, aussi. Ce crapaud m’a surpris par son plongeon inusité, exigeant la réflexion. Un flock! dans le géant de la vie. Tout peut devenir géant si l’on si attarde.

Quelques petites histoires, une plus longue, celle de Philip et de Clémence surtout qui aura mobilisé mes énergies, m’interpelant le matin, après le café, après les oiseaux et l’eau versée dans ce laurier à fleurs blanches. Il y en aura d’autres de ces personnages devenant autant d’occasions pour approfondir ce qui est sans doute le plus difficile à écrire, l’intérieur des gens et l’inévitable contact avec la réalité des autres.

Depuis deux mois, l’environnement a changé. Il y a quelques années j’aurais dit que c’était pour le meilleur ou pour le pire, aujourd’hui je dis qu’il a changé parce qu’il a besoin de changer. Se connaissant mieux, il sait quand et comment changer. Mes oiseaux du matin deviennent de plus en plus familiers. Ils savent quand les miettes viendront, mais surtout ils profitent de ma présence sur le balcon pour piailler leurs histoires d’oiseaux. Certains s’approchent au point de rencontre encore défini comme la limite entre la peur et la familiarité, c’est-à-dire à la base du bocal d’un laurier exigeant son humidité matinale, lieu neutre et convivial à la fois.

J’ai fait l’erreur d’entrer trop vite mon ibiscus qui a fleuri cette année tant et tellement, croyant le protéger à l’arrivée des nuits fraîches en le replaçant là où il allait passer ses longues heures d’hiver. Il a réagi. Il laissait tomber ses feuilles. Ne fleurissait plus. D’un commun accord, nous nous sommes entendus pour le jour dehors, la nuit en dedans. Il est heureux et me le dit par la repousse de feuilles d’un vert si délicat que j’ai peine à lui trouver une ressemblance.

L’environnement tourne à l’automne. Le grand érable rouge qui fait merveille dans la ruelle devient de plus en plus rouille. On voit que le soleil s’y est accroché aux feuilles. Les écureuils l’ont adopté, y faisant leur nid. Les oiseaux se prélassent toute la journée dans ce parasol qui tout doucement perd en efficacité comme protecteur de vent. Les feuilles mortes changent de bruit. Il devient de plus en plus un frôlement cartonné. La pluie : ses avares présences de l’été sont compensées maintenant par une surabondance mal mesurée.

Fleurette va bien. Arthur, aussi. Car des gens sont entrés dans ce blogue. Il y en aura d’autres. Émile et Léa, bientôt. Il est toujours difficile de parler de ceux qui sont là, que l’on aime et qui font vibrer en soi des élans de géant. Être géant, ce n’est pas être grandeur hors de l’ordinaire. Être géant, c’est être soi-même. Comme me le disait, il y a de cela très longtemps, un professeur d’une école secondaire, être soi-même, voilà le plus difficile car nous avons la mauvaise habitude de nous montrer toujours sous notre jour le plus agréable, dans nos plus beaux atours, avec des mots les plus justes, car nous portons vers l’autre au lieu de porter vers soi. Un géant pour moi sera toujours un instant de vie qui déclique des moments d’amour.

Puis, la poésie. Oui, la poésie. J’aime bien ce que Beaudelaire en dit :
La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-même; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale : elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même.

J’y suis arrivé assez jeune. En fait c’est grâce à une personne, décédée depuis, une vieille cousine de ma grand-mère, que l’on appelait amoureusement cousine Marie-Anne. Elle vivait à Montréal. Veuve d’un vétérinaire et mère orpheline d’un fils parti à l’orée de ses vingt ans, elle représenta pour moi la première manifestation du géant. Première à lire mes poèmes, elle les a aimés, critiqués et reçu un cahier dans lequel je notais des alexandrins fragiles, des sonnets aux rimes simples, des poèmes libres qu’elle aimait moins. Ce cahier, il survit certainement quelque part, chez quelqu’un qui aura hérité de ses souvenirs et de ses nostalgies que méticuleusement elle conservait. C’est elle qui m’offrit un premier recueil de poèmes : les œuvres complètes de Marie Noël. Elle était bien catholique et je ne lui reproche pas. Mais lorsqu’elle percevait des influences plus modernes, ne s’en offusquant pas, je la vois encore me dire sa difficulté à saisir les images hermétiques. Mallarmé ne faisait pas partie de ses lectures. Rimbaud et Verlaine, encore moins. Toutefois, lorsque je suis tombé en amour avec Saint-Denys-Garneau elle me vantait Nelligan. Miron et Roland Giguère, elle n’eut pas le temps de les lire. Je lui rends hommage aujourd’hui, la remercie et lui rappelle mon amour.

Voilà pour ce premier deux mois. Ces deux mois de matin remplis à courir avec les mots, bousculer l’imagination et réfléchir. Il me reste encore tant et tant à écrire, tel un grand-père, le matin, vérifiant la direction de sa girouette plantée face au temps.

Continuons, maintenant.

jeudi 3 novembre 2005

Le trente et unième saut de crapaud

Arthur Rimbaud, le poète aux semelles de vent , aborde le thème de la mer de manière originalement personnelle, y attriibuant valeur d’éternité. Quelle image magique que celle de cette unité retrouvée entre le soleil et la mer!


Elle est retrouvée!
Quoi? l’éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.

Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans!
Tu voies selon…

_ Jamais l’espérance,
Pas d’orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.

Elle est retrouvée!
_ Quoi? _ L’Éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.

Ce poème pose la grande question de l’inspiration, du regard sur des ailleurs proches ou perdus, du filtre par lequel l’imagination laisse s’écouler goutte à goutte des morceaux d’âme. Rimbaud, comme plusieurs génies de son espèce, a ouvert la porte sur ce qui était devant lui, sans retenue et avec une volonté incalculable d’épuiser les mots de leur sens strict, premier, afin qu’ils rejoignent là où ils pourraient chahuter à leur guise toute la maison du langage. L’inspiration selon Rimbaud, une mystique de l’âme, oui, mais surtout et désormais coupé de l’état premier des choses et des êtres afin que se mêlent, s’entremêlent des courants d’air, tels de communs élans. Voir des couleurs dans les chiffres. N’être pas du tout certain que la réalité se retrouve dans ses manifestations autant visibles qu’invisibles. Retrouver dans ce qui est mêlé un deuxième souffle, celui qui emmêle davantage. L’inspiration, c’est Rimbaud. Celui qui a trouvé, ne les cherchant pas, dans ses multiples voyages pédestres, à s’en briser les pieds, que ce qui est vu n’est pas ce que l’on voit parce que nous ne sommes jamais tout à fait nous-mêmes. Nous passons au travers des choses, à travers un amoncellement de temps et d’espace, duquel surgit des images. Et elles ne sont et n’ont de sens qu’à ce moment-là. Des mirages? Comme il a eu de la difficulté à écrire ce qu’il percevait, lui qui souhaitait une survoltation des sens! Du mystique? Comme il a souffert à tenter d’unifier l’âme et le corps! Et l’inspiration l’a quitté. Au bout de la fatigue autant physique que morale. Et si Rimbaud avait cessé d’écrire parce qu’il avait rejoint la mer mêlée au soleil… au bord de l’éternité?

Voici ce qu’il m’inspire, ce qu’il a fait surgir en moi.


Rimbaud boude dans la ruelle


trop de je dans nos poèmes
beaucoup trop
pas assez de ces images
mutant le je en un autre

Rimbaud dit, vit, meurt comme étant un autre je

alors
revenons aux images qui parlent
, qui blafardement accrochées aux ailes du smog
, ce brouillard moderne,
parlent ouateusement,
cotonneusement,
effillocheusement
disant tout et rien


images-canons se masturbant aux portes des ruelles éjaculant sur des chats frileux
images-crasses diluant sur de sourds imbéciles les dernières longitudes de la fuite
images-caresses déambulant paresseusement sur des ponts de paille
images-silences condamnant la nostalgie à être fusillée par des couleurs autochtones


Rimbaud et Vitalie
par la main réunis
boudent dans la ruelle
comme deux amants
vert laine
une roche au coeur

trop de je dans nos poèmes
que personne ne connaît
pas assez d’icônes sauvages
débusquant le je des autres

réhabilitons les inutiles strophes
comme des vers de gris
que nos images de silences éteints déposent en canons sur nos crasses caresses



Je te salue, Rimbaud, dans tes marécages asséchés, une jambe en moins, celle sur laquelle tu posais ta fatigue énergique, et qu’encore et encore tu marches dans les sillons que tu tires au devant de toi, haridelle d’éternité…

mardi 1 novembre 2005

Le trentième saut de crapaud

Et le crapaud? Qu’advient-il de lui? Se trouve-t-il toujours dans les corridors empruntés par notre grand-père lors de ses matinales promenades? Respire-t-il encore dans les mêmes eaux brouillées de cet étang à l’entrée de Forillon? Conserve-t-il cette attraction sur ce solitaire marcheur qui parfois le retrouve, l’entend souvent lui dire avec sa voix ouaouaronne des images plus que des mots?

Combien de fois notre grand-père a-t-il puisé dans sa présence la source d’effets libérateurs? N’est-il pas inévitable de chercher, du moins tenter de comprendre des situations difficiles et complexes à partir de nos références? Et le problème avec celles-ci réside dans le fait qu’elles datent et s’installent, s’ancrent immuablement dans une confortable stabilité rassurante que nous secouons trop peu souvent. Krishnamurti disait que …tout savoir appartient au passé.

Décoder et interpréter le monde à partir des coassements enroués d’un crapaud. Sentir et saisir le monde extérieur à partir des poèmes hermétiques d’un rêveur disparu. Connaître et accepter les limites du temps et la suite de l’espace à partir des mouvements d’une nature éternellement la même dans ses imprévisibles changements. S’accorder et s’entendre avec soi-même…

… avant de modifier ce qui est il faut que je sache qui est celui qui se propose de modifier, qui se propose de changer…

Toujours ce Krishnamurti qui parle.

On ne peut changer ou modifier l’état d’une chose ou d’une personne sans véritablement connaître, de l’intérieur, la proposition de changement. Peut-être que voilà le sens intime des promenades? Se centrer sur soi, sans aucune tentation d’égoïsme ou de vanité, respirant le dehors pour en mesurer l’impact sur le dedans. S’ouvrir aux couleurs, aux odeurs permettant à l’harmonie entre ces deux réalités de s’installer quelque part en soi, s’y faufiler, souffler sur des braises chaudes ou mourantes pour que, tel un feu d’artifice, s’illuminent des révélations à la fois contradictoires avec nos croyances et porteuses d’espérances. Prendre soin de l’âme afin d’éviter de la soigner. Nourrir l’âme parfois bien isolée au fond de soi, appelante de bien d’autres choses que ce qui est. Ce qui est a le malaise d’avoir été et la malédiction d’être ce qu’il sera. Et si le crapaud n’était autre chose que ce passage périlleux entre ces deux réalités?

Lorsque Francis dit à notre grand-père que la poésie lui permettait de chercher dans le monde extérieur les racines d’un monde intérieur, le vieil homme n’avait peut-être pas bien saisi le message. Toutefois, il ne pouvait pas nier qu’à la lecture de ces trop peu nombreux poèmes, quelque chose d’exact s’y retrouvait. Ils parlaient de la mer ou l’interpelaient, cette étendue lointaine déposant sur la grève du visible et de l’invisible, laissant pour chacun des messages écrits ou à écrire, des humidités porteuses de lumière. Il sut mieux comment elle pouvait faire peur, beauté ou silence. Combien elle savait être là, à prendre ou à laisser, utile ou futile, stable et déséquilibrée. Le regard qu’on y porte, en plus de lui procurer du sens, permet de voir loin dehors, proche au dedans.

Chaque être possède-t-il son crapaud? Est-il à sa recherche? À son écoute s’il l’a trouvé? C’est étrangement laid, un crapaud. Rien à voir avec la beauté telle qu’on puisse la définir, mais intensément provocateur. Il incite à sortir de son petit étang personnel, sachant que bientôt on pourrait y retourner, y retrouver ses arrangements confortables qui tranquillisent momentanément du moins, et sautiller, et sauter, propulsé par d’inconfortables pattes vers des inconnus parfois aussi lointains qu’inatteignables.

Grand-père sut comprendre aussi la nécessaire absence de son crapaud perclus dans une eau aussi nauséabonde qu’essentielle. On ne se sent pas toujours prêt au mouvement, au secouage des croyances et aux résultats inattendus que tout cela occasionne. Y sommes-nous attirés par une espèce d’énergie venue d’on ne sait quel cosmique appel?

Nous avançons, tel ce fier chevalier, un pennon à bout de bras, qui gravirait une sisyphe montagne donnant, parfois, sur la mer…

Si Nathan avait su (12)

Émile NELLIGAN La grossesse de Jésabelle, débutée en juin, lui permettra de mieux se centrer sur elle-même. Fin août, Daniel conduira Benjam...