jeudi 27 octobre 2005

Le vingt-huitième saut de crapaud

Notre grand-père ne pouvait encore dire si la poésie avait d’autres résonnances que celle des images que le poème de Francis avait déposées en lui. Mais, et au-delà de cela, la poésie, les poèmes et les poètes ont-ils leur utilité? Il en avait parlé à Francis quelques jours plus tard et celui-ci lui répondit que si grand-père revenait sur la grave le lendemain, il pourrait sans doute le surprendre.

Les êtres humains ont un penchant quasi naturel pour la surprise en autant qu’elle ne les surprenne pas trop, en autant que ce qu’ils apprennent, nettoie en eux des grands murs d’insécurité et de mystère.

Grand-père n’avait plus jamais entendu parler de l’histoire entourant la venue de Philip, son court séjour dans le périmètre le plus éloigné du village, de son départ ainsi que de la disparition de Clémence. Comme le temps s’était replacé, personne n’osait revenir sur ces faits. Quelle ne fut pas son étonnement d’entendre ces paroles de Francis!

- Vous vous demandez si la poésie est utile.
- C’est bien beau des mots qui dessinent des images mais je ne suis pas certain que cela puisse faire vivre son homme.
- Vous parlez d’utilité dans le sens de productif, d’efficace et de nécessaire. Pour moi, la poésie est utile parce qu’elle est précieuse et tournée vers les autres. Gratuitement.
- Pour surprendre, comme tu me le disais hier?

Francis fit une pause et sortit de sa poche un vieux livre. Tellement vieux que les pages jaunies ne semblaient tenir que par habitude.

- Vous vous souvenez de l’histoire du temps qui bouleversa toute la population?
- Oui, mais quel lien y a-t-il avec la poésie?
- Écoutez bien.

Francis s’arrêta sur un feuillet de son livre ancien et lut.

L’été sera l’hiver et le printemps l’automne.
L’air deviendra pesant, le plomb sera léger :
On verra les poissons dedans l’air voyager
Et de muets qu’ils sont avoir la voix fort bonne.
L’eau deviendra le feu, le feu deviendra l’eau
Plutôt que je sois pris d’un autre amour nouveau.

Le mal donnera joie, et l’aise des tristesses!
La neige sera noire et le lièvre hardi,
Le lion deviendra du sang acouardi,
La terre n’aura point d’herbes ni de richesses;
Les rochers de soi-même auront un mouvement
Plutôt qu’en mon amour il y ait changement.

Le loup et la brebis seront en même étable
Enfermés sans soupçon d’aucune intimité;
L’aigle avec la colombe aura de l’amitié
Et le caméléon ne sera point muable :
Nul oiseau ne fera son nid au renouveau
Plutôt que je sois pris d’un autre amour nouveau.


La lune qui parfait en un mois sa carrière
Le fera en trente ans au lieu de trente jours;
Saturne qui achève avec trente ans son cours
Se verra plus léger que la lune légère :
Le jour sera la nuit, la nuit sera le jour
Plutôt que je m’enflamme au feu d’un autre amour.

Les ans ne changeront le poil ni la coutume,
Les sens et la raison demeureront en paix,
Et plus plaisants seront les malheureux succès
Que les plaisirs du monde au cœur qui s’en allume,
On haïra la vie, aimant mieux le mourir
Plutôt que l’on me voie à autre amour courir.


On ne verra loger au monde l’espérance;
Le faux d’avec le vrai ne se discernera,
La fortune en ses dons changeante ne sera,
Tous les effets de mars seront sans violence,
Le soleil sera noir, visible sera Dieu
Plutôt que je sois vu captif en autre lieu.

Grand-père en resta muet. Francis lui dit que ce poème fut écrit par un certain Amadis Jamyn qui vécut entre 1538 et 1592. Il portait le titre de Stances de l’impossible.

- Et si la poésie n'était autre chose qu’un ustensile pour nourrir l’âme? acheva Francis avant de partir vers son rocher.

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