lundi 3 octobre 2005

Le quinzième saut de crapaud

Quand cette vague parviendra-t-elle à Cap-des-Rosiers? Qu’aura-t-elle ramassé sur son chemin d’eau et laissera filer dans le golfe, dans la mer? En ce dimanche d’octobre aussi beau que ceux de l’été, il fait bon, en promenade dans le parc Jean-Drapeau, flâner en regardant l’eau. Comme ces personnes dorées, un céleri à la bouche, assis sur leurs petites chaises pliantes, se partageant des sourires camouflés. Ce cycliste qui donne un rythme endiablé à son vélo sur une piste qu’auront tracée au fil des ans des piétons qui doivent maintenant se projeter sur le côté à son passage. À ces asiatiques qui prennent une posture d’occasion pour la photo, même posture reprise mais dans l’ordre inverse un peu plus loin, avec le même sourire de circonstance. Cette dame au regard qui n’en a plus l’air, marchant tête basse, pas ralentis et que je retrouverai sous le dôme de la biosphère, mangeant des croustilles, le même hagard dans les yeux. Ce père, cette mère, cette jeune fille, ce chien, dont l’activité dominicale semble davantage obligée que souhaitée. Le vert sous les arbres. Le bleu dans le ciel. Les ors qui se répandent généreusement sur le fleuve. Et Montréal, en face, feint de dormir pour ne rien changer aux délices d’une île. Île qui me rappelle, presque déjà quarante ans, qu’elle et ses deux sœurs Notre-Dame et La Ronde, l’espace d’un printemps, d’un été et d’un quasi automne, soutenait la Terre des Hommes.





Est-ce que les cormorans partiront eux aussi comme ces bernaches qui, avec leurs ahans saccadés, glissent dans le ciel? Une longue flèche pointant le sud. Des mouettes, ces hirondelles de mer, ainsi que des points blancs de domino, accompagnent ces grands oiseaux dont les cous fouineurs fixent la rive où des pêcheurs alignent des cannes en leur direction. Ils font spectacle, le savent et en profitent pour offrir des poses immobiles parfois ou des battements d’ailes retenus. Alors que les oiseaux de mon jardinet, c’est sur un lit d’herbe qu’ils picorent, eux, c’est sur un plancher de roches qu’ils trônent. Spectateurs immobiles de ces bateaux bigarrés sous le bleu-firmament d’une rare pureté, au vert accroché sous les arbres et aux ors chatoyants qui s’étendent sur le fleuve. Dimanche magnifique!




La nature ne requiert que très peu d’espace pour s’épanouir. Une île, un fleuve et des arbres. C’est tout. Et tellement à la fois. Si près, si à côté de la ville que l’on arrive presque à se dire qu’elle fait partie de soi. Un pont à franchir et ça y est. Ma crainte naturelle des eaux, lorsque celles-ci se surplombent d'un pont, devient phobique. Comme si hauteur, profondeur et longueur se confondaient au point où j'en arrive à figer sur place. Mais cette fois-ci, j'allais le traverser, en route vers une victoire personnelle rudement acquise par une foulée de pas incertains. Il faut regarder au loin si l'on veut chasser le vertige. Ne jamais suivre le courant d'eau qui lui sait tout à fait où il s'en va. Je m'avançais, à la limite d'un courage que les autres piétons et cyclistes ne semblaient même pas utiliser tellement traverser un pont leur est naturel. On perd ses repères lorsqu'une force supérieure à soi nous envahit en y déposant ses énergies négatives. C'est la sueur. La suée. Le plus savoir. Se laisser commander par autre chose. Mais Je traverserais. Traversé. Tout de travers. Lorsque le pied se pose sur la terre ferme, ce qui nous envahit, est une espèce de sentiment d'avoir perdu un temps fou à ne pas avoir pris, une fois, le temps d'affronter ces éléments qui nous paralysent.

Comme l'eau du fleuve en partance vers Cap-des-Rosiers, le pont m'a fait avancer d'un côté à l'autre en me faisant comprendre que souvent c'est l'entre-deux qui nous engourdit.



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