mardi 13 septembre 2005

Le septième saut de crapaud

Notre grand-père ne pouvait pas, ce matin, fouler les pierres humides de la grève sans penser à sa fille dont c'est l'anniversaire. Il faisait, le jour de sa naissance, un temps à faire suer les nuages. Toute la journée, Évangéline, afin de provoquer l'arrivée de l'enfant astiquait les planchers comme pour s'assurer que cela serait fait lorsqu'elle reviendrait chez elle après l'accouchement. Son deuxième. Leur deuxième. Les deuxièmes présentent souvent des particularités. Lui-même ainsi qu'Évangéline sont des numéros deux. Une fille devant lui, un garçon devant elle. Celle-ci ou celui-ci, à ce moment ils ne le savaient pas, les infaillibles échographies qui annoncent si vite la bonne nouvelle , n'existaient pas à l'époque. Seulement les pronostics du médecin ou encore les prévisions des vieilles femmes qui savaient voir au travers le ventre des mères la couleur du rejeton. On s'attendait à un garçon mais on souhaitait un enfant en bonne santé. La première fut tellement belle qu'on ne pouvait imaginer que le-la numéro deux soit autrement.
La journée passait tout doucement. Dans les yeux et le corps d'Évangéline, on sentait que ce serait aujourd'hui. Les mères ont cette façon de percevoir si fort la vie intérieure qu'elles ne se trompent rarement. Et il faisait chaud. On n'était pas habitué aux chaleurs après le mois doux. Souvent, mi-septembre, plusieurs habitudes automnales s'installent. Regarder par la fenêtre devient plus courant que de s'asseoir sur le perron.
Notre grand-père ne laissait pas des yeux son Évangéline dont le corps entier parfois se mettait à tanguer comme une barque au large que le vent secoue. Il n'attendait d'elle que le signal pour partir. Déjà, on ne naissait plus à la maison. La médecine moderne s'installait dans de nouvelles croyances où l'asepsie occupait toute la place. Les alertes aux microbes et aux virus tenaient le haut du plancher. Pourtant la demeure d'Évangéline respirait le propre, le net comme le disaient les anciennes sages-femmes.
L'alerte rouge n'était toujours pas donnée alors que midi sonna. Notre grand-père, se souvenant tellement, remémorait les faits et gestes d'Évangéline, du médecin-accoucheur, des infirmières survenus lors de la première naissance. Il sentait qu'il avait de l'expérience mais au fond de lui, berçant la belle Catherine, la nervosité le rendait fébrile. Ce profond sentiment d'impuissance qui l'avait habité tout au long des heures de travail, dans une salle blanche, illuminée, trop à son goût, lui revenait. Il caressait fort sa fille. Il s'approcha d'Évangéline, lui souffla dans le cou; elle réagit comme dans tous leurs moments intimes, reçut son sourire et savait qu'aucun mot ne pourrait remplir cette réalité de la souffrance à venir. Là se situe cette incapacité masculine à rejoindre la femme qui sera mère à nouveau. Le courage de son Évangéline était sa rassurance. Son nénu-phare. Sa rose des sables.
Tout autour on respectait ces moments uniques. Cela les imprègne d'une telle gravité que le jour semble s'immobiliser, respirant si doucement que le vol des oiseaux devient un bruissement léger, subtil.
Un cri retentit dans la cuisine. Ça y est. Il fallait bouger. Notre grand-père rejoignit la voisine qui arriva sur le champ. Évangéline, la main moite collée à la chambranle de la porte d'entrée, embrassait Catherine. Se lisait dans ses yeux l'espoir et la crainte. Jamais elle ne l'aurait traduit en paroles. En sourires et en baisers, seulement. Cela parlait davantage.
Ils quittèrent. Le voyage se fit enveloppé d'un silence complet, celui qui annonce les grands événements, celui qui foudroie l'appréhension. Et la mer, tout à côté, les accompagnait dans ses roulis incessants. Les attendrait.
La suite fut rapide. L'accouchement selon les techniques médicales. Tous les deux avaient insisté pour que cela se déroule sans violence. Dans une quasi obscurité afin d'éviter un choc de lumière trop grand. Plongée dans l'eau à température du corps quelques minutes après que grand-père eut coupé le cordon ombilical. C'était le soir. Premier soir de vie et d'automne pour cette fille qui recevrait le prénom de Mathilde. Cheveux ébouriffés noirs et yeux brillants, de la même couleur. Évangéline respirait maintenant plus doucement alors que son regard voyageait de sa fille au grand-père. On la sentait déjà prête à reprendre la route vers chez elle.
Notre grand-père, encore plus fier qu'un paon, ne souhaitait que la prendre, la respirer. Il reconnaissait les enfants par leur odeur. Et celle-ci sentait bon. Elle avait de l'Évangéline en elle. Comme il avait hâte que Catherine la reçoive à son tour: son bébé d'amour.
Quelques jours après la naissance, Mathilde ne semblait pas bien se porter. L'air frais du matin ne la ragaillardissait pas. Au lait d'Évangéline, elle tournait la tête. Les belles couleurs de sa peau d'enfant naissant passaient au jaune tirant au vert. Ses nuits pénibles à ne pas dormir la fragilisaient. On s'inquiétait. Pourtant, elle naquit sous de favorables hospices entre les mains d'une science qui vantait son infaillibilité. Les vitamines, elle les régurgitait. L'inquiétude s'empara d'Évangéline. Ils la menèrent au médecin. Urgence. Hospitalisation. Isolation. On plaçait la fille du grand-père dans une pièce froide, aux fenêtres bouchées par des toiles noires, interdisant à tout un chacun d'y pénétrer. On parla de septicémie. Mathilde risquait beaucoup. Trop pour son âge. Trop pour ce qu'il lui restait à vivre.
La crise que fit notre grand-père résonne encore dans les corridors de cet hôpital qui s'écroulait de honte: l'asepsie risquait de tuer sa fille. Personne n'osa se placer devant lui lorsqu'il se dirigea vers la chambre d'isolement. Aucun ne risqua à le renseigner sur les risques encourus s'il la franchissait et, malgré les fils, les tubes qui cachaient la frêle Mathilde, notre grand-père entra. À travers les larmes que sa rage avait fait jaillir, son regard rejoignit celui de sa fille. Une intense douceur l'envahit. Elle souriait. Belle comme un malheur que l'on réussit à combattre. Il la prit. La respira jusqu'au plus profond de lui-même. Il jura qu'elle vivrait. Aucun brouillard, aucune tempête, rien ne briserait la vie qu'il tenait dans ses bras.
Et Mathilde, la batailleuse, s'en sortit. Solide dans sa fragilité, elle sera quelques mois à ne pas dormir. Notre grand-père savait qu'elle refusait de le faire pour éviter de ne plus se réveiller.
Évangéline et Catherine la reçurent, quelques jours après l'isolement, dans de grands coups de respiration qui n'étaient au fond que leur manière de l'aider à continuer. Ainsi pris sa place cette deuxième, une deuxième devenue première dans nos espérances et nos amours.
Jamais dire bonne fête ne fut plus doux que ce matin.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Je suis totalement étrangère au blogue, mais donc heureuse que cela existe! De si beaux mots, de si beaux sentiments... Moi, ils me manquent ces mots pour dire à quel point cela me touche! Tu sais si bien écrire. Merci papa!
Je t'aime,
Mathilde

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