jeudi 29 septembre 2005

Le quatorzième saut de crapaud

Il y a de ces matins où le vent et l'espace se disputent l'immensité des lieux. Notre grand-père n'a pas hésité, se vêtit de son coupe-vent et partit vers la mer. Écouter ce mélange de bruits devenus des sons alors qu'ils s'échouaient sur la plage en furie. Cela lui rappela un vieux souvenir: le jour où la vie, espèce de sentiment sépia, lui parla en des mots mystérieux.
C'était il y a de cela plusieurs années. Un lever du jour semblable à celui-ci. Moins clair peut-être mais tout aussi chargé d'inconnu. Il venait tout juste de quitter sa maison partant vers les champs afin d'y vérifier les limites d'un terrain qu'il venait d'acheter. Pas besoin de nouvelles terres sauf que celle-ci se situait en face de chez-lui. Son propriétaire devait partir, la santé ne lui étant plus prodigue. Ils avaient discuté un peu, marchandé deux minutes et conclu une entente que le notaire allait placer sur un document officiel. Le vendeur qui ne l'avait jamais habité, n'ayant pas omis de lui dire que cette terre, revêche à l'agriculture, ne pouvait être là que pour être là. Inutile, voilà les derniers mots. Elle ne servait à rien, ne servirait à rien.
Notre grand-père avait reçu du sien un conseil que toute sa vie il s'était empressé à mettre en pratique: rien ne vaut plus que la terre. Et dans ce pays de mer et montagne, traversé par une route qui l'enrubannait, la terre n'a pas la même valeur que la mer. Il avait souvenance de tous ceux qui durent quitter la région en raison de l'expropriation, parfois sauvage, des lopins de terre, des demeures et des meubles afin de permettre la mise au monde du parc Forillon. Ils partaient sans rien. La dignité en avait pris un grand coup. Mais lui, il put s'en sauver. Grâce, sans doute, à sa ténacité mais principalement à des erreurs administratives de certains fonctionnaires pressés de quitter la place, le travail de mains achevé. Il avait appris que tenir le phare est aussi essentiel que le phare lui-même.
Il avait donc, au fil des ans, tenté de récupérer de la terre. Mais celle qu'il convoitait, possédait le mérite d'être située juste en face de sa maison, donnant sur un cap dont la hauteur paralysait de vertige les mouettes. C'était fait. Et le jour du notaire, il faisait un temps comme ce matin: entre orage de vent et d'eau. Un gris d'ouragan. Le gris qui avance du fond de la mer comme un patineur éloigné s'agrandit à mesure qu'il s'approche.
La transaction paraphée, les poignées de mains scellant les ententes conclues dans la parole donnée, notre grand-père revenait vers sa maison, à pied par la route. Il décida de marcher un peu son nouveau lopin de terre. De grands arbres, sauvages comme si jamais une âme s'en était approché, traçaient dans un ciel bas d'immenses balancements horizontaux. Ils disent non, sembla reconnaître le nouveau propriétaire. Écoutant le message et percevant dans ce signe une exhortation, celle de ne pas s'y aventurer, du moins encore, grand-père coupa vers la mer.
Il ramassa un galet, le faisant passer de gauche à droite. Toute sa vie, grand-père s'était posé la question: gauche, droite ou centre? Des marins lui disaient que ces mots n'ont aucun sens une fois en mer, voilà pourquoi on leur avait donné les noms de babord et tribord. Le centre, rien. Bien peu de vies ont réussi à se situer au centre et y camper. Un vent du large, un soleil aveuglant, des bancs de poissons, une goellette échouée, un mirage plus au fond, on dirait que tout s'organise pour que nous déambulions soit à gauche, soit à droite tout en souhaitant rejoindre et demeurer au centre.
De loin, il tentait de donner du sens aux mouvements échevelés des arbres qui pointaient leur cime comme autant de flèches vers le ciel, vers grand-père. Ils souhaitaient lui dire quelque chose. Mais quoi exactement? Voir une menace lorsque tout tarde à s'expliquer, cela est si simple. Les messages, ces anonymes porteurs d'inconnus, comme il est facile de leur donner la signifiance que l'on veut bien: celle qui nous rassure, même s'il s'agit de mauvais augures. Conjurer ce que l'on ne sait pas. Et grand-père cherchait. Pour rejoindre le sens des choses, il avait appris à se servir de ses cinq sens. Là se trouvait le chemin vers le cerveau. Et la compréhension. Mais il savait aussi que nos sens peuvent nous induire en erreur surtout si on ne fit qu'à eux.
Il décida donc de mieux regarder, mieux sentir, mieux goûter, mieux entendre afin de toucher à la racine même de ces déhanchements synchronisés. Pour se faire, grand-père savait qu'il allait devoir également y mettre du temps. Il choisit donc de ne pas franchir les limites de son nouveau terrain, ne pas le brusquer et surtout, doucement et régulièrement, comme on apprivoise un cheval rétif, le saluer de loin. Le respecter comme il le faisait pour la mer.
Les jours passèrent, s'accumulant en saisons. Les arbres fiers imposaient au grand-père leur même signe: des nons sans noms. Il ne se décourageait pas. Jusqu'au jour où enfin, une lueur traversa le brouillard de ses pensées. Pourquoi continuer de chercher seul un sens qui provient du temps, le traverse et cherche à le transfigurer? Il décida donc de communiquer avec l'ancien propriétaire qui lui indiqua que ce terrain avait, jadis, appartenu à une vieille dame, écossaise d'origine, veuve très jeune et à qui ce terrain fut légué par testament.
Le grand-père avait connu cette dame, sauf que de ses nouvelles, il n'en avait pas et personne semblait être en mesure de l'informer. Avait-elle été chassée de sa maison sous prétexte d'expropriation? Était-elle décédée? Personne ne pouvait le dire... mais une légende, celle qui s'alimente des paroles ajoutées bout à bout pour en faire un bouquet de merveilleux, donc une légende courait. Grand-père alla rencontrer la bibliothécaire du village qui lui raconta...
Au début du siècle dernier, un jeune couple d'écossais arriva dans le village. Personne ne sut d'où ils venaient. Ils s'installèrent sur le cap sur ce terrain que tous les habitants savaient hostile à cause principalement du fait qu'il était complètement dénudé. Pas un seul arbre. Le jeune mari était un marin téméraire, un homme peu sociable et, selon les dires, violent avec sa jeune épouse dont la douceur tranchait avec le caractère primesautier de son mari. Il quittait pour la mer au début du printemps, ne revenant qu'à l'occasion afin de vendre ses poissons et faire sécher les autres. Il ne mangeait que de la morue salée et séchée. Ses arrivées étaient marquées par de grands cris, ceux de son épouse dont personne ne sut vraiment le prénom. Ce que l'on savait, c'est que la maison ne possédait aucune fenêtre. De grands trous béants donnant sur la mer. Au départ du mari, la jeune épouse plantait au pied de chaque fenêtre une graine qui allait devenir un arbre. Au fil des ans, poussaient de majestueux arbres feuillus. Ils bloquaient ainsi les lucarnes. Au retour de la barque du mari, celle qui doucement devenait une dame remarquait le mouvement des arbres. Ils lui parlaient. Mais elle savait que ces paroles étaient le présage des coups de fouet dont elle serait la victime.
Le temps passa. Les années et les arbres grimpaient le long de ce qui devenait ses fenêtres. Un matin, avant le départ du mari, celui-ci la frappa tellement qu'elle perdit conscience et ne se réveilla que pour apercevoir au pied du cap, une barge vide du capitaine et quelques poissons pourris. Elle sut que la mer avait vengé son calvaire, engloutissant cet homme profondément malheureux. Et elle vécut, seule et isolée, derrière le rideau végétal qui s'épaississait d'année en année. On dit qu'elle mourut un matin de grand vent. Que l'on ne retrouva jamais son corps. Le terrain devenu vacant, personne n'osa mettre les pieds de peut d'y retrouver les restes d'une écossaisse dont la vie demeura inconnue de tous.
Grand-père comprit alors le message des arbres. La vie, parfois, se cache derrière des fenêtres ouvertes que des arbres protègent. Mais c'est la vie quand même. Celle qui se balance, grands arcs de vent, et que l'on ne saisit, parfois, que bien longtemps après. Il devint clair pour lui que jamais il n'allait mettre les pieds sur son terrain qu'à partir de ce moment il nomma là où les fenêtres d'écorce sont écossaises.

lundi 26 septembre 2005

Le treizième saut de crapaud


465 kilomètres, c’est la mesure du réseau que composent les ruelles de la ville de Montréal. L’information provient d’André Carpentier, auteur du livre RUELLES, JOURS OUVRABLES, publié chez Boréal. Ces ruelles, il les a marchées durant près de trois ans. Au rythme des saisons. Revenant régulièrement à celles de son enfance, il nous fait découvrir la vie cachée de ce qu’il qualifie de rues ayant relevées ses manches et ses pantalons. Mais c’est à une découverte de soi que ces balades solitaires l’invitent.

… les personnes et les objets conservent quelque chose des yeux qui les ont observés, je dirais surtout s’ils sont transfigurés par une sensibilité. La nature morte a ses origines dans l’esprit vivant.

Cette lecture m’a ramené aux six heures quotidiennes de marche d’octobre 2004 à Paris. On ne découvre véritablement une ville que par nos semelles de souliers. Déambuler pour le nécessaire, le superflu mais principalement pour la flânerie.

Flâner, c’est comme naître ou mourir, ça ne se fait jamais mieux que seul; à quelques-uns si on veut, mais chacun pour soi, en suivant son instinct, quitte à se perdre de vue.

Ainsi qu’à mes nombreuses promenades montréalaises. Mon Compostelle. Urbain. Il y a de la magie dans les ruelles cachées sous leurs arbres servant d’ombrelles, leurs clôtures faisant office de garde-fous, les bruits étouffés par les sirènes au loin, des chiens, beaucoup, des chats surtout. Ils sont les maîtres incontestés de ces artères à l’inégale géométrie, aux culs-de-sacs inattendus, aux spectacles ravissants parfois navrants, aux découvertes de lieux, d’objets et de gens.

En fait, les ruelles se comportent comme des personnes vouvoyant d’abord le passant, puis le tutoyant, et souvent le désignant à la troisième personne, celle de l’étranger : C’EST QUI ÇUI-LÀ? Alors on se donne l’allure qui signifie JE NE SUIS QU’UN PASSANT, et leur air de rétorquer ALORS PASSEZ!

Découvertes de lieux. D’aussi loin que nos pas puissent nous supporter, nous éloignant du parallèle des rues pavanant leur nom sur des enseignes similaires, le biais par la ruelle nous plonge dans l’inconnu. Une sorte d’intimité par l’étroitesse de l’espace, l’immensité des couleurs, des odeurs et des agencements que l’humain manipule parfois avec une incroyable créativité. L’enfant sur son tricycle, à trois portes de la maison, découvrant des étendues qui lui font peur et revient, brave mais haletant vers un secteur plus familier. Ainsi se sent le marcheur à l’entrée d’une ruelle, tel un Jean-Jacques Rousseau déambulant tout en faisant défiler en lui des constructions philosophiques. Un monde de lieux. Le premier appelant l’autre, souvent le complétant, l’embellissant ou faisant regretter les nouveaux pas avancés vers ce trou de lumière sans tunnel, tout au bout. Des jardinets. Des garages. Des cordes à linge. Des poteaux. Des espaces qui se mériteraient des premiers prix à des concours d’aménagement floraux. De longs riens du tout. De courts bien trop beau pour ne pas s’y arrêter. Des drapeaux. Découvrir un lieu que le prochain réussira presque à nous faire oublier tient sans doute de la multitude mais surtout de la spécificité. Du coup de doigt dans son chez soi extérieur.

… nulle rencontre ne peut se produire sans le secours de l’imagination, qui est l’autre scène du réel.

Et elles sont nombreuses. Impromptues. Ce garçonnet courant après la balle qui fait office de rondelle de hockey. Cette fillette qui parle à sa poupée avec des mots appris d’avant elle. Ces adolescents cachés là où on ne peut que mieux les voir, déchirent rageusement leurs phantasmes. Ces jeunes gens garçons accroupis sous moteur de leur automobile. Des jeunes gens filles qui accompagnent les jeunes gens garçons tout en faisant semblant de s’y intéresser. Des papas et des mamans assis dans les marches d’escalier d’une galerie en bois, enregistrant des silences qui semblent faire du bruit. Des grands-parents mesurant les changements dans l’organisation de la ruelle comme autant d’années qui ont passées. L’unicité dans la diversité et dans une multitude sans fin.

Et nous-mêmes, que sommes-nous pour ceux qui nous ont vus passer?


Des histoires. Ou encore des poèmes, ces grands chantiers d’images. Ou simplement une ombre cherchant à rejoindre sa lumière. Pour moi, ce sont tellement d’histoires que je me raconte à partir de personnages, de situations ou encore plus de ces vagues impressions qui vous chahutent l’esprit jusqu’au moment où elles tombent sur la feuille en des mots qu’au départ on n’avait pas encore empruntés pour les leur donner.

On n’a pas idée de ce qui se hurle dans ce silence.

Rueller comme il n’est permis de le faire qu’à celui qui prend le temps d’accepter de le perdre pour trouver, au bout de la route, la force de répartir.

vendredi 23 septembre 2005

Le douzième saut de crapaud


L'enfant dormait. Calme et repu. Sursautant à chaque son de la voix de sa mère. À cet âge, ce n'est pas les borborygmes du coeur que le grand-père entendait mais de longs et si délicats soupirs à peine retenus. C'est le coeur que l'on cherche. L'enfant répond par des apnées régulières et retenues. Langage d'une âme qui s'installe entre lui et nous. Prenant sa place préparée par de longs mois d'attente.

Il est là. Petit et immense à la fois. Déjà un géant dans nos amours. Arthur, car voici son nom, roupille. Sa main blanche traçant des ellipses incomplètes, se promène dans ses silences. Parfois, un sourire traverse son visage. Il le retient, puis le laisse partir. Le grand-père le reçoit comme un cadeau angélique.

Se laissant respirer, installé dans un espace à la fois proche et inconnu, il remue ce corps qu'il aura à apprendre avec la grâce du vent. On le sent encore dans des lieux où il patauge, seul et puissant, en appel vers les autres. C'est beaucoup le premier voyage de l'enfant. De tout enfant. Nous rejoindre. Avec un bagage tout neuf. Pur. Près à recevoir et ouvert à donner. Son immobilité partielle est son temps d'organisation. Il se prépare à nous.

Sa main, revenue de ses grands mouvements, se crispe parfois, comme à la recherche d'un appui. De la solidité de l'appui. Et elle s'immobilise entre les doigts du grand-père. Les enfants ont de ses façons de nous comprendre. Ont de ses manières de ne pas se tromper. Ils ne souhaitent que la présence. Elle s'offre à eux par ce contact de l'épiderme. Là où on ne peut mentir, au risque des larmes.

Sa tête de chevalier, douce et ronde, emplit la main du grand-père. Le merveilleux dans ce qui est, s'épanouissant dans ce qui sera. N'étant déjà plus ce qu'elle était, imbibée tant et tant par les sons de l'environnement, la douceur de la chair maternelle, les voyages aériens alors que le père lance son corps frêle vers des hauteurs atteignables, les baisers retentissants d'une soeur magique et les appels au jeu d'un frère curieux. Lui, dans sa tranquilité, celle qu'il a rapportée de sa lointaine étoile bleutée, sourit timidement.

Et il dort encore. Sa tête sur un coeur qui vieillit. Arthur, dans les bras du grand-père, se laisse doucement bercer comme un hamac que Mozart ferait bouger par ses arpèges retenus. Une musique, que lui seul entend, résonne en lui. Il semble l'écouter lui tracer une route vers le soleil.

Arthur, tel un roi couronné, qui trône au beau milieu de nous avec la légèreté du jour, la fragilité du temps et la force des géants, je t'offre ce poème.

corps
sans regards
sans mains
sans voix


corps,
aéroports éclairés par les lumières d’une torche pâle,
chimie et sang chaud emmêlés
sous des ailes éloignées

regards,
navires embués broutant des paroles englouties
sur de grands fleuves malades,
ces orbites du passé


mains,
grands manèges arrêtés aux portes grincheuses
clinquant et requinquant
les moulinets défaits

voix,
cicatrices-stigmates cherchant aux veines imperméabilisées
plus singulières que plurielles
le peu de leur sève séchée


la vie
éternelle répétition parallèle
arpentée
serpentée
comme en des corps
sans regards,
sans mains,
sans voix

mardi 20 septembre 2005

Le onzième saut de crapaud

Notre grand-père tenait un galet à la main. Il le passait de la droite à la gauche. Son regard balayait inlassablement les grands coups de vague sur la mer. Depuis quelques jours, aucune nouvelle de son crapaud. Le grand silence. L'étang ne bougeait que par ses longues quenouilles dépassant d'une tête les aulnes fragiles qui tenaient courageusement le coup face aux brusqueries du vent. Grand-père savait qu'à cette époque, celle de la frileuse météo, tout comme les grands oiseaux de passage, nomades courant du nord au sud derrière la vie, son crapaud chercherait asile dans un endroit toujours inconnu pour lui. Pourquoi ne pas l'avoir salué avant son dernier plouf! ploc! ? Parce qu'un crapaud, eh! bien ça ne dit pas bonjour ni à l'arrivée ni au départ. C'est là, un point c'est tout. Il s'agit pour lui de trouver le bon étang. Calme et nourriture. Non pas l'abondance mais la régularité.
Ce crapaud qui ne connait sans doute que l'entrée du parc Forillon, quel âge a-t-il? Où macère-t-il ses expériences de vie? Que sait-il d'elle? Grand-père se souvient de leur première rencontre. On n'oublie jamais les premières rencontres. Que ce soit avec les gens, les animaux ou les choses. Dans une lettre qu'il écrivait à Wagner, Charles Beaudelaire disait quelque chose comme tout homme reconnaît les choses qu'il est destiné à aimer.
C'était un matin particulièrement frais. Rien pour empêcher de sortir, aller saluer la mer laissant au ressac mille messages pour ceux qui ne lisent pas comme lui les odeurs et les couleurs du temps. Grand-père le rencontra. Plouf! Ploc! Un grand trou dans l'étang. Et ce fut le début de toute une série de rencontres et de conversations univoques. Mai à septembre. Sans rater un seul jour. Pour un crapaud, le beau temps est celui de la journée. Jamais grand-père ne l'a entendu chialler. Toujours le même. La seule modification importante, en fait il y en a deux: la couleur sous la pluie lorsque ne plongeant pas, il se laissait humidifier par cette eau douce mêlée à l'eau de mer et le dernier plouf! ploc!
Grand-père savait sa propre permanence et craignait pour celle du crapaud. Grand-père trouvait des nuances dans le temps et chez les hommes. Pas lui. Ce crapaud n'est devenu géant que plus loin dans leurs rencontres. Et c'est ce souvenir que ce matin de galet à la main il revivait. Les souvenirs, grand-père les conserve dans une mémoire plus affective que chronologique où les phéromones des gens et des choses s'imprègnent définitivement.
Le crapaud était là, tout près de lui, inquiet et solitaire. Issu de l'étang comme un étranger cherchant sa route sans la demander. Immobile. Beau dans sa laideur. Grand-père s'arrêta, il s'en souvient le galet était dans la main droite. Leurs regards l'un dans l'autre se fixèrent. Et le crapaud fit son plouf! ploc!. Déjà il venait de se relancer à l'eau. Grand-père le cherchait. Tous les autres matins, de mai à septembre, ils se croisaient. Combien de fois les événements doivent-ils se reproduire avant qu'ils ne puissent prendre du sens? Mais dès là, le crapaud devint le compagnon essentiel. Sachant, en silence, recevoir les mots du grand-père avant de retourner à sa demeure.
Comment le crapaud devint géant? Par le simple fait d'être présent, de revenir inlassablement offrir son mutisme aux élans de l'âme d'un marcheur de grève. De grave comme on dit par ici. Les gens que la vie, dans ses grandes occurrences, nous permet de recevoir sont comme un crapaud. Parfois, ce n'est que plouf! et ploc!, un point c'est tout. Mais les faire devenir des géants pour soi, voilà l'occasion superbe qu'il faut saisir. Des géants de taille réelle, car grand-père voyait ce crapaud plus grand que nature par le simple fait que ses yeux le cherchaient quotidiennement dans un espace si vaste qu'il lui fallait absolument l'agrandir pour qu'il s'installe définitivement en lui. On ne rend jamais assez géant tout ce que l'on aime.

lundi 19 septembre 2005

Le dixième saut de crapaud


Jean-Pierre Ferland, dans une chanson aux couleurs et aux accents d'une autre époque, dit qu'il peut paraître démodé d'aimer encore sa mère et d'embrasser cette vieille dame. Je ne connais pas le prénom de la mère de Ferland. Cette vieille dame assise sur le perron de mon jardinet s'appelle Fleurette. Toute ma vie, lorsque j'avais à déclamer son prénom, tout un chacun me regardait, petit sourire en coin, notant que c'était fort joli. J'ajouterai, unique. Je ne me souviens pas l'avoir entendu personnifiant quelqu'un d'autre.
Je parle de Fleurette, cette vieille dame, ma mère, car je suis allé chez elle en fin de semaine. Son nouveau chez elle depuis un an. C'est fort peu comparé à la quarantaine d'années qu'elle a vécues dans ce que parfois, encore, elle dira sa maison. On sent qu'elle la met de côté sans jamais l'oublier. Difficile d'effacer tout ce temps, meuble et immeuble. De plus que son nouveau chez elle se situe dans l'Outaouais, bien loin de sa Montérégie d'adoption et son Estrie natale.
Nous avons passé de bons moments. Courts. Nous rappelant, d'abord, les heures gaspésiennes de cet été. Elle a réalisé un vieux rêve. Voir Percé et son rocher face à face. Elle a dû souffrir pour l'atteindre. Marchant avec difficulté, canne à la main devenu son bâton de pèlerin, le regard porté haut et fier, elle a gravi les marches menant à l'observatoire. Les seules paroles prononcées furent de dire qu'elle avait le droit de mourir maintenant. Ses yeux et son coeur plongés dans une espèce d'inaccessible. J'avais l'impression que l'inaccessible pour cette vieille dame reposait sur le fait qu'à son âge, elle ne se donnait plus le droit à de folles escapades. Elle a monté. A-t-elle vu, de ses yeux taquins, s'ouvrir à elle cette force immense qui l'a accompagnée durant ces maintenant quatre-vingt-deux ans? Je ne le sais pas, mais pour une des rares fois dans ma vie avec elle, j'ai perçu de la fierté. De cette fierté que l'on doit à personne d'autre qu'à soi-même.
Elle me disait être disponible pour la Gaspésie l'été prochain. C'est beau d'entendre de la voix d'une personne dorée cette volonté de continuer parce qu'au bout se trouve ce que l'on veut et non pas ce que l'on nous impose. Sans aucune hésitation. Comme si les cinq mille kilomètres qu'elle s'est tapés entre Gatineau, Montréal, Gaspé et Sept-Îles en juillet et août derniers n'avaient eu aucun effet de fatigue sur elle. Car les personnes dorées, on ne veut pas les fatiguer. On veut tellement ne pas les épuiser qu'on risque de les diminuer autant physiquement que moralement.
Cette femme a longtemps vécu par la vie des autres, plaçant ses goûts et ses besoins au service des autres, retenant ses émotions et ses sentiments dans une grande bulle de silence afin que les autres puissent mieux s'épanouir, courant le risque de devenir une autre. Une autre comme une inconnue. Elle est difficile à percer cette vieille dame qui naquit à l'époque de la grande crise, profondément marquée par cette angoisse, - je crois qu'elle l'habite toujours - que l'essentiel allait venir à manquer. Cet essentiel se résumant trop souvent aux besoins de base.
Et nous avons aussi jaser du temps avec son mari, mon père. Veuve depuis plus de dix ans. Dans ses souvenirs, on croirait qu'elle le fut bien avant la mort de cet homme si longtemps absent de sa famille nucléaire et formidablement présent à cette famille politique qu'il a créée et qui l'a abandonné une fois décédé. Mais, dans ses réminiscences du passé, c'est elle qui transparaît. Un autre point de vue s'impose. Le sien. Celui qui voyait tout, semblait accepter tout, protégeant de la famine émotive six enfants marqués à jamais par une structure familiale unicéphale.
Elle en parlait sans aucune amertume, avec énormément de sagesse et de résignation; on ne peut rien changer de toute façon. Sachant éviter les moments pénibles, difficiles, dont nous nous rappelons tous,elle dénichait dans tel ou tel souvenance une couleur passée de mode, mais une couleur dont elle connaît fort bien le nom.
Avec ma mère, partir est difficile. Ce le fut également en ce dimanche après-midi ensoleillé. Elle est sortie, debout sur la pelouse où des traces de jaune s'installaient, le regard profond dans chacun, la main haute, nous saluant. Je la regardais tourner, dos courbé et entrer. Convaincu qu'elle continuera en elle les discussions entamées.
Fleurette, petite fleur. La mienne, toujours, restera ce bouquet duquel il sera impossible de nommer chacune des fleurs qui le compose.
Je ne crois pas qu'il soit démodé d'embrasser cette vieille dame.

jeudi 15 septembre 2005

Le neuvième saut de crapaud



L'environnement. Dans le sens d'ambiance. Je vous présente, ce matin, l'espace que j'occupe dans ce Montréal si grand et à la fois si difficile à cerner. Il faut pour apprécier cette île-ville posée sur le béton y trouver sa niche, sa place, son petit voilà-où-je-suis à cultiver, améliorer, protéger. Un peu comme un grand débat écologique.
Mon environnement, cet écrin de fleurs et d'oiseaux, l'arrière de mon appartement, ce jardin, c'est l'endroit du café le matin, de la lecture du journal LE DEVOIR, le lieu où viennent manger les oiseaux, ceux qui piaillent vers 7 heures parce que les croûtes de pain ne sont encore tombées dans la ruelle. Du bonjour de mon voisin promenant son chien, toujours à la même heure. Des trois vieilles dames, triplettes marcheuses, qui appellent mon persil les brocolis, ma vigne, la porteuse de raisins. Des écureuils que je chasse à coups de verre d'eau afin qu'ils ne dévorent tout sans rien laisser à mes habitués que sont les moineaux gris et les étourneaux qui ont découvert que le raisin est mûr. C'est drôle de les voir s'élancer dans la vigne, une patte sur la grande feuille et le bec à coups secs arracher le fruit qui leur était défendu, il y a à peine un mois. Des enfants en route pour l'école, sac en bandoulière, encore sous le choc des vacances achevées. Du bon vieux monsieur qui parle tout seul, la tête baissée, évitant les miettes et qui repassera dans une heure, toujours s'autoparlant. Du grand salut de mon propriétaire émerveillé par le temps inconduit à ce retraité qui flâne, assis sur sa chaise noire, les yeux cherchant le soleil au travers les fleurs. Et du silence. De cet incroyable silence emplissant les premières heures du jour. Il me quittera pour revenir tard ce soir à l'heure où mon jardin se colore différemment.
Le soleil. Il s'amuse dans mon jardinet comme un enfant affairé à bien replâtrer le monde. Au réveil, tout le travail qu'il doit aligner afin de traverser les énormes feuilles de la vigne. S'y glissant, il laisse partout d'inégales taches dorées. Les fleurs aiment. Sa qualité première est bien de modifier les couleurs, les rendre, à 7 heures le matin, tellement pures et réelles à espérer que jamais elles ne s'estompent. Ce sont des couleurs de lumière, avec des noms d'atmosphère. La lumière n'a-t-elle pas pour rôle de qualifier ce qu'elle touche? Et comme les yeux humains ne perçoivent pas tous de la même manière, il serait prétentieux de nommer ces couleurs qui s'attardent sur tout. Plus tard, elles auront un autre nom. Répondront d'une autre ambiance. Ce coquin de soleil, -on se plaît à dire qu'il tourne, c'est tout droit tiré de notre prétention à se situer au centre de tout- en avant-midi, le voilà qu'il est en pleine force, en toute totalité, presque frileux dans sa chaleur. C'est le temps de déplacer la chaise pour éviter un face à face perdu à l'avance. Je le sens là pour le laurier. Pour le géranium aussi. Tous les deux s'en nourissent. Leurs fleurs en sont un témoignage vivant. Blanc pour l'un, framboise pour l'autre. Cette année, j'ai planté du persil, de la ciboulette et du basilic afin de trancher les verts. Ils adorent se laisser chatouiller, le temps d'un avant-midi, avant de s'engouffrer dans un recul stratégique.
L'après-midi s'étire loin. Selon les jours, et cet été ils furent plus de soleil que d'eau, mon environnement se réchauffe, recherche le vent, aspire à l'immobilité comme s'il voulait d'une sieste à n'en plus finir. Lorsque le chien et le loup se disputent l'espace, j'ai cette impression très nette de me retrouver ailleurs. De retour du désert. Et c'est le règne du vent, léger et chargé des odeurs de la ville. Elles sont inégales mais combien fortes. Comme plusieurs portes de cuisine s'ouvrent sur le soir, les fumets flottent, s'étirent entre des bouffées de tabac et le diésel des automobiles. Un mélange aigre et doux. S'y mêlent les voix de voisins, le jappement du chien qu'on vient tout juste de laisser sortir et qui hurle aux passants derrière sa clôture de bois. Les entrechoquements des bouteilles que le livreur de bière livre. Les bruits des moteurs des avions en partance vers ou de retour de. Le clignement particulier des cordes à linge. La montée régulière du son des pneus des vélos partis du fond de la ruelle et explose devant moi, tout imprégné par cette douceur de l'air, indéfinissable.
L'environnement. Dans le sens de climat. Il me faudra en reparler un jour de pluie car là tout se transforme pour devenir absolument autre lieu. Je serai toujours émerveillé par cette magie du lieu s'habillant différemment selon les aléas de la nature, même si la nature urbaine peut d'aucune manière se comparer à celle où les fleurs sont sauvages, les lauriers ne poussent pas, les géraniums n'existent pas et que le vent en selle sur le soleil court après la lumière.

mercredi 14 septembre 2005

Le huitième saut de crapaud

La retraite
La retraite n'existe pas. Il n'y a que des retraité(e)s. Des retraité(e)s qui feront de ce temps de vie un temps de qualité de vie. Nous n'avons que peu de contrôle sur le coût de la vie, davantage sur notre niveau de vie et entièrement sur la qualité de notre vie.
On vous parlera de la retraite comme s'il s'agissait de vacances éternelles, comme s'il s'agissait d'un temps enviable où vous aurez tout votre temps, comme si maintenant vous passiez dans une autre dimension.
On vous parlera de la retraite comme d'un temps où, enfin, vous pourrez faire ce que bon vous semble; que vous n'aurez plus à vous lever le matin pour le travail; vous serez, diront-ils, libres. Complètement libres.
Mais la retraite n'a rien à voir avec tout cela. C'est toujours la vie. C'est encore vous-mêmes avec vous-mêmes, avec plus de temps.
Vous aurez, pendant quelques semaines, mois ou peut-être même des années, les regrets liés au travail achevé, aux collègues qui, fatalement, vous oublieront. Vous vivrez des sentiments ambivalents voyageant entre les belles heures et les moins heureuses. Ce sera toujours la vie.
Mais, et c'est peut-être là le plus important, à titre de retraité(e)s, vous aurez encore à voir avec les engagements qui vous ont motivés durant vos années de travail, vous aurez toujours la conviction que ces années, offertes à votre vie professionnelle, auront permis que l'on vous connaisse, que l'on vous reconnaisse, que l'on vous apprécie et qu'aujourd'hui on vous dise à quel point vous avez été essentiels.
On ne peut pas arriver à la retraite - et non pas tomber à la retraite - sans que toutes les personnes qui vous ont cotoyé(e), celles qui ont été vos compagnons ou vos compagnes de travail, vous souhaitent que ce passage à cette nouvelle période de votre vie se fasse à votre rythme, selon vos goûts et vos aptitudes. Elles vous invitent à choisir ce qui s'en vient, et vous le souhaite ardemment heureux, doux et calme.
Penser à soi et aux siens, oui, mais continuez d'être ce que vous avez toujours été, des êtres d'action et de bonheur.
- Ce texte a été écrit pour ma soeur Louise, présidente du Syndicat des Employé(e)s de Soutien du CEGEP Édouard-Montpetit à Longueuil afin de l'offrir à des collègues en partance vers la retraite, en 2004.

mardi 13 septembre 2005

Le septième saut de crapaud

Notre grand-père ne pouvait pas, ce matin, fouler les pierres humides de la grève sans penser à sa fille dont c'est l'anniversaire. Il faisait, le jour de sa naissance, un temps à faire suer les nuages. Toute la journée, Évangéline, afin de provoquer l'arrivée de l'enfant astiquait les planchers comme pour s'assurer que cela serait fait lorsqu'elle reviendrait chez elle après l'accouchement. Son deuxième. Leur deuxième. Les deuxièmes présentent souvent des particularités. Lui-même ainsi qu'Évangéline sont des numéros deux. Une fille devant lui, un garçon devant elle. Celle-ci ou celui-ci, à ce moment ils ne le savaient pas, les infaillibles échographies qui annoncent si vite la bonne nouvelle , n'existaient pas à l'époque. Seulement les pronostics du médecin ou encore les prévisions des vieilles femmes qui savaient voir au travers le ventre des mères la couleur du rejeton. On s'attendait à un garçon mais on souhaitait un enfant en bonne santé. La première fut tellement belle qu'on ne pouvait imaginer que le-la numéro deux soit autrement.
La journée passait tout doucement. Dans les yeux et le corps d'Évangéline, on sentait que ce serait aujourd'hui. Les mères ont cette façon de percevoir si fort la vie intérieure qu'elles ne se trompent rarement. Et il faisait chaud. On n'était pas habitué aux chaleurs après le mois doux. Souvent, mi-septembre, plusieurs habitudes automnales s'installent. Regarder par la fenêtre devient plus courant que de s'asseoir sur le perron.
Notre grand-père ne laissait pas des yeux son Évangéline dont le corps entier parfois se mettait à tanguer comme une barque au large que le vent secoue. Il n'attendait d'elle que le signal pour partir. Déjà, on ne naissait plus à la maison. La médecine moderne s'installait dans de nouvelles croyances où l'asepsie occupait toute la place. Les alertes aux microbes et aux virus tenaient le haut du plancher. Pourtant la demeure d'Évangéline respirait le propre, le net comme le disaient les anciennes sages-femmes.
L'alerte rouge n'était toujours pas donnée alors que midi sonna. Notre grand-père, se souvenant tellement, remémorait les faits et gestes d'Évangéline, du médecin-accoucheur, des infirmières survenus lors de la première naissance. Il sentait qu'il avait de l'expérience mais au fond de lui, berçant la belle Catherine, la nervosité le rendait fébrile. Ce profond sentiment d'impuissance qui l'avait habité tout au long des heures de travail, dans une salle blanche, illuminée, trop à son goût, lui revenait. Il caressait fort sa fille. Il s'approcha d'Évangéline, lui souffla dans le cou; elle réagit comme dans tous leurs moments intimes, reçut son sourire et savait qu'aucun mot ne pourrait remplir cette réalité de la souffrance à venir. Là se situe cette incapacité masculine à rejoindre la femme qui sera mère à nouveau. Le courage de son Évangéline était sa rassurance. Son nénu-phare. Sa rose des sables.
Tout autour on respectait ces moments uniques. Cela les imprègne d'une telle gravité que le jour semble s'immobiliser, respirant si doucement que le vol des oiseaux devient un bruissement léger, subtil.
Un cri retentit dans la cuisine. Ça y est. Il fallait bouger. Notre grand-père rejoignit la voisine qui arriva sur le champ. Évangéline, la main moite collée à la chambranle de la porte d'entrée, embrassait Catherine. Se lisait dans ses yeux l'espoir et la crainte. Jamais elle ne l'aurait traduit en paroles. En sourires et en baisers, seulement. Cela parlait davantage.
Ils quittèrent. Le voyage se fit enveloppé d'un silence complet, celui qui annonce les grands événements, celui qui foudroie l'appréhension. Et la mer, tout à côté, les accompagnait dans ses roulis incessants. Les attendrait.
La suite fut rapide. L'accouchement selon les techniques médicales. Tous les deux avaient insisté pour que cela se déroule sans violence. Dans une quasi obscurité afin d'éviter un choc de lumière trop grand. Plongée dans l'eau à température du corps quelques minutes après que grand-père eut coupé le cordon ombilical. C'était le soir. Premier soir de vie et d'automne pour cette fille qui recevrait le prénom de Mathilde. Cheveux ébouriffés noirs et yeux brillants, de la même couleur. Évangéline respirait maintenant plus doucement alors que son regard voyageait de sa fille au grand-père. On la sentait déjà prête à reprendre la route vers chez elle.
Notre grand-père, encore plus fier qu'un paon, ne souhaitait que la prendre, la respirer. Il reconnaissait les enfants par leur odeur. Et celle-ci sentait bon. Elle avait de l'Évangéline en elle. Comme il avait hâte que Catherine la reçoive à son tour: son bébé d'amour.
Quelques jours après la naissance, Mathilde ne semblait pas bien se porter. L'air frais du matin ne la ragaillardissait pas. Au lait d'Évangéline, elle tournait la tête. Les belles couleurs de sa peau d'enfant naissant passaient au jaune tirant au vert. Ses nuits pénibles à ne pas dormir la fragilisaient. On s'inquiétait. Pourtant, elle naquit sous de favorables hospices entre les mains d'une science qui vantait son infaillibilité. Les vitamines, elle les régurgitait. L'inquiétude s'empara d'Évangéline. Ils la menèrent au médecin. Urgence. Hospitalisation. Isolation. On plaçait la fille du grand-père dans une pièce froide, aux fenêtres bouchées par des toiles noires, interdisant à tout un chacun d'y pénétrer. On parla de septicémie. Mathilde risquait beaucoup. Trop pour son âge. Trop pour ce qu'il lui restait à vivre.
La crise que fit notre grand-père résonne encore dans les corridors de cet hôpital qui s'écroulait de honte: l'asepsie risquait de tuer sa fille. Personne n'osa se placer devant lui lorsqu'il se dirigea vers la chambre d'isolement. Aucun ne risqua à le renseigner sur les risques encourus s'il la franchissait et, malgré les fils, les tubes qui cachaient la frêle Mathilde, notre grand-père entra. À travers les larmes que sa rage avait fait jaillir, son regard rejoignit celui de sa fille. Une intense douceur l'envahit. Elle souriait. Belle comme un malheur que l'on réussit à combattre. Il la prit. La respira jusqu'au plus profond de lui-même. Il jura qu'elle vivrait. Aucun brouillard, aucune tempête, rien ne briserait la vie qu'il tenait dans ses bras.
Et Mathilde, la batailleuse, s'en sortit. Solide dans sa fragilité, elle sera quelques mois à ne pas dormir. Notre grand-père savait qu'elle refusait de le faire pour éviter de ne plus se réveiller.
Évangéline et Catherine la reçurent, quelques jours après l'isolement, dans de grands coups de respiration qui n'étaient au fond que leur manière de l'aider à continuer. Ainsi pris sa place cette deuxième, une deuxième devenue première dans nos espérances et nos amours.
Jamais dire bonne fête ne fut plus doux que ce matin.

samedi 10 septembre 2005

Le cinquième saut de crapaud



Au-dessus de chez-moi, les meubles bougeant sur des roulettes se dirigent vers la sortie et le camion de déménagement. Le locataire quitte. Il emménage dans un condo. Cela, les déménagements, font partie de la routine montréalaise, mais parfois ils peuvent prendre la forme de grands dérangements. Je pense ici aux bouleversements inimaginables qu'ont vécus les Gaspésiens lorsqu'en juillet 1970, une loi les plaçait devant le fait accompli: plusieurs seraient expropriés et de manière cavalière sinon sauvage afin que l'on puisse aménager le parc Forillon. Je lis actuellement le roman de Lionel Bernier, La bataille de Forillon, qui en trace les grands événements. Je suis certain que si on allait dans les cahiers de notre grand-père, on pourrait facilement y retrouver quelques souvenirs figés dans les larmes et les révoltes de cette triste époque. On y reviendra.

J'offre aujourd'hui trois poèmes écrits en juillet dernier à Saint-Maurice-de-l'Échourie ( il me semble que le comité de toponymie du Québec devrait suggérer à ce petit village magnifique qui n'a pas peur de s'avancer très près de la mer, eh! bien de ne porter que le nom de l'Échourie, c'est tellement beau). Les accompagnent deux photos de ce que les Gaspésiens appellent la mer, d'autres le fleuve, certains l'estuaire.

où?se cache le temps

où?se cache le temps entre l'espace des vagues moutonneuses? au bout de l'horizon nuageux? à la cime des arbres qu'écrasent les oiseaux? sur les ailes du vent qui charrie des couleurs sans nom?

(alors que la mer étire ses bras électriques...

où?se cache le temps entre l'immensité de nos amours vertes? plus loin encore que le regard des îles? là où le soleil installe l'éternité?

...la vie de gauche à droite circule accrochée à du roc rouge accueillant sur la grève une mer incertaine)

où? se cache le temps

...dans le coeur des bouleaux éphémères



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le voyage de la mer

la mer a pris un billet de retour en provenance de l'horizon lointain

accoste au quai délavé y laissant des carcasses incrédules

mourir dans les mains de chaque matin

soleil au dos

la mer glisse sur elle-même vers l'inconnu des terres habitées

assoiffée de galets plats que le gris humide évapore

mille millions de gouttelettes émiettées

jaillissent de son voyage

suivies par des oiseaux blancs

ceux qui étirent les ressacs devenus silencieux

au fond de la mer ensoleillée

on entend comme des voix intérieures

depuis longtemps muettes

éclabousser les silences terrestres

fracasser l'indicible

et

récupérer son ticket

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un trou sur la mer

Neptune et Ophélie sur les vagues d'une symphonie bleue regardent les montagnes immobiles leur sourire vaguement

par la marée du matin ils sont descendus marchant entre les agates rejetées par les chorales de baleines

comme des marins au regard séculaire main dans la main se dirigent vers les miroirs érodés des plages si longues que le temps s'y perd

Neptune et Ophélie enlacés près des portes qu'ouvre le vent chantent le silence comme des oiseaux de laine les hymnes siffleux des rêves

... un trou sur la mer

Les bruits se sont tus au-dessus. Les déménageurs reprennent leur souffle. Une cigarette. Comme il est étrange de voir la profondeur de la mer, malgré le brouillard, l'étendue des mouvements de l'eau quand, pour comparer, c'est la courte ruelle et le bruit d'un moteur diésel qui s'étouffe.

vendredi 9 septembre 2005

Le quatrième saut de crapaud



Les humains cultivent des habitudes tout au long de leur vie. Parfois ils les transforment, les modifient ou encore les font disparaître. Parmi celles de notre grand-père il en est une dont il ne peut se défaire: lire LE DEVOIR tous les jours. Café à la main. Lorsque le temps le permet, c'est assis à côté de son laurier blanc qui fleurit de manière indécente que cette habitude se répète.
Ce matin, quelle ne fut pas sa surprise de voir dans la chronique de Josée Blanchette (C'est la vie!) que l'on retrouve à la dernière page de la section week end, toujours numérotée 8, une magnifique photo du phare du Cap-des-Rosiers. L'accompagnait un texte portant sur les phares du Québec auquel un livre magnifique Les Sentinelles du Saint-Laurent récemment publié rend hommage. L'accompagne les toujours juteuses tournures de phrases de Josée (Joblo) Blanchette. Elle y raconte le moment fort émouvant alors qu'elle dispersa les cendres de son grand-père Alban dans l'estuaire à partir du phare de Cap-des-Rosiers. Cela faisant, Sylvie Tremblay fredonnait comme un hymne funéraire la douce chanson de Gilles Vigneault Je voudrais voir la mer. Ce fut à n'en pas douter un moment tendre et enveloppant d'émotions.
L'amour que Josée porte à Alban fait frémir notre grand-père à en mettre une petite laine sur le coeur. L'ayant vu en photos dans LE DEVOIR et à une autre occasion lors d'une émission télévisée au cours de laquelle on donnait la parole à des personnes dorées, il avait noté combien se dégageait de cet homme un enivrement de la vie et une sagesse qu'il en était devenu convaincu que peut-être, lui aussi, à un moment de sa vie, aurait rencontré le crapaud de Forillon.
Voici une fort belle citation tirée des Sentinelles...
Toutes les quinze secondes, le prisme cyclopéen lance dans l'espace des éclats d'émeraude et, quand le rayon de lumière touche les eaux noircies par le crépuscule, c'est pour y dessiner une ligne verte. Au loin, l'estuaire est tellement large qu'on finit par le confondre avec l'océan. Une beauté naturelle mêlée à une impression de robustesse émane du phare de Cap-des-Rosiers. Même les vagues, qui explosent sur le cap en gerbes mousseuses, ne peuvent fragiliser l'importance de cette lumière centenaire qui brille dans l'obscurité.
Patrice Halley (Éditions de l'Homme)
Comme cette habitude de notre grand-père, ce matin, fut confortable et heureuse!

mercredi 7 septembre 2005

Le troisième saut de crapaud

Le grand-père ne peut sauter trop haut tous les jours. Il est exact que ses longues promenades ont rempli sa tête et son coeur d'une foule d'images et de souvenirs; il les conserve dans des cahiers. Parfois, nous irons fouiller à l'intérieur d'eux. Aujourd'hui, le manuscrit s'ouvre sur une poétesse de très grande qualité. Morte trop jeune, Marie Uguay, en plus d'avoir influencé la littérature d'ici, nous laisse de superbes pages. En voici quelques-unes qu'il faut lire en scrutant au fond de soi ce qu'elles bouleversent.
Marie Uguay définissait la poésie comme la recherche d'un absolu très humble. C'est une poésie qui dit quelque chose à quelqu'un. Écoutons-la.
il y aura ton visage découpé sur le bleu vacant de l'aube
avec les objets quotidiens dans leur signification de tendresse
le miel que l'on tire de son bol ocre
le lait qui s'épanouit dans le noir du café
le rideau qui se soulève et n'achève pas sa retombée
toute lente contraction aura abandonné tes pensées
et tes muscles
je serai couchée au milieu de la lisse métamorphose
Jacques Brault dit que la poésie ne naît pas de trouvailles accumulées, mais d'une mégarde dans l'attention scrupuleuse, d'une gratuité dans l'application chercheuse. Voyez comme cela se vérifie dans cet extrait:
une chaise est postée comme une guetteuse
comme une grille de jardin
comme un tambour
comme un coeur matinal sur le linoléum
une chaise pliante pour un souvenir
un tableau de vacances
l'été tu as pris une verre d'orange
qui reposait dans sa couleur
et tu l'as bu
La chaise a dérivé comme une île
comme un bouchon sur le fleuve
happée
comme un morceau de bois grugé par l'eau
Je vous propose maintenant quelques vers cueillis sur la plage parfois trouble, jamais résignée de cette jeune femme qui a su lire à l'intérieur d'elle-même, avec des mots effeuillés, le tragique de sa vie. Un peu en vrac mais tout de même...
la nuit est une encre avec le tracé des feuillages
et les vents pareils à des linges mouillées
"""
l'oiseau signe le ciel
d'un geste prompt
qu'aucune mémoire ne sait retenir
"""
l'esprit s'ouvre
quand nous longions les vagues
l'air avait des lèvres
"""
soudain l'immense abandon des plages
le tendre scintillement des herbes d'eau
"""
Et j'achèverai ce bref regard sur Marie Uguay par ce poème en prose intitulé L'outre-vie.
L'outre-vie c'est quand on n'est pas encore dans la vie, qu'on la regarde, que l'on cherche à y entrer. On n'est pas morte mais déjà presque vivante, presque née, en train de naître peut-être, dans ce passage hors frontière et hors temps qui caractérise le désir. Désir de l'autre, désir du monde. Que la vie jaillisse comme une outre gonflée. Et l'on est encore loin. L'outre-vie comme l'outre-mer ou l'outre-tombe. Il faut traverser la rigidité des évidences, des préjugés, des peurs, des habitudes, traverser le réel obtus pour entrer dans une réalité à la fois plus douloureuse et plus plaisante, dans l'inconnu, le secret, le contradictoire, ouvrir ses sens et connaître. Traverser l'opacité du silence et inventer nos existences, nos amours, là où il n'y a plus de fatalité d'aucune sorte.
Voici que je referme le cahier de grand-père alors que debout devant la mer il cherche à travers la fenêtre des vagues le nom de cette couleur dont l'eau s'habille ce matin. Comme Marie Uguay il semble dire: je marche vers chaque fatigue humaine.

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...